Luca Aquino, Petra
Luca Aquino & The Jordanian National Orchestra,
Petra
Comme l’indique la feuille d’accompagnement du disque, «cette création musicale résulte d’un projet conjoint entre le Bureau de l’UNESCO à Amman, l’Organisation Talal Abu-Ghazaleh, l’Association de l’Orchestre National Jordanien et les autorité régionales de Petra pour le développement du tourisme ». Le but était donc d’enregistrer un album dans le somptueux et historique décor naturel que constituent les vestiges archéologiques et ruines de Petra. Que disait le trompettiste italien à propos de ce projet : «L’enregistrement d’un album en Jordanie entouré par les couleurs du désert, dans les réverbérations du site archéologique de Petra, a toujours été un rêve pour moi, un rêve enfin devenu réalité.» Le but philosophico-politique du projet est par contre sans ambiguïté aucune : «Cette puissante compagne appelle les personnes du monde entier à se soulever contre l’extrémisme et la radicalisation en célébrant les lieux de tradition culturelle qui font de chaque pays de tels endroits riches et animés, et fut lancée en réponse aux atteintes sans précédent à l’héritage culturel» (extraits en italique du feuillet d’accompagnement du disque et du livret).
Pour ce disque d’une durée de 42:50 minutes, Aquino est entouré de 7 musiciens et, outre les percussions et la contrebasse, les autres instruments sont plutôt de nature classique même si on les utilise en jazz (flûte, accordéon, hautbois, violon, violon alto). Les arrangements sont du flûtiste Sergio Casale.
Dead Sea Moon
Au début on entend une sonorité feutrée au fluegelhorn (bugle), a cappella, avec des effets d’harmoniques au sens classique du terme, c’est-à-dire des tons connexes au son principal exprimé. Cette introduction, majestueuse, presque irréelle, rappelle les appels au shofar d’une musique millénaire utilisé de l’autre côté de la frontière jordanienne; on écoute ces exhortations – une espèce de prologue musical – qu’Aquino lancerait en ce lieu historique, peut-être un appel à la raison en ces temps tourmentés. La sonorité feutrée est parfois un rien âpre comme si ces traits qu’il exprime constitueraient des écorchures d’une âme en souffrance. C’est là un prologue imposant, grandiose, pérenne.
Smile
Rares sont ceux qui savent que Charlie Chaplin est le compositeur de cette mélodie que, personnellement (one of my guilty pleasures), j’ai toujours trouvée belle et émouvante, peut-être parce que les paroles faisaient preuve d’un optimisme qui n’a jamais été mien, un optimisme qui rappelle les personnages de Candide et Pangloss de Voltaire (“tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles“). L’arrangement au début est agréable avec la flûte en exergue, contrastant habilement des sonorités des instruments à vent et à cordes en arrière-plan. Aquino, lui, décline la mélodie au fluegelhorn d’une sonorité lisse, par jets rubato, lui ôtant par là l’onctuosité un peu guimauve, lui insufflant ainsi une connotation jazz et contemporaine. La projection de l’instrument est élégante et souvent d’une pureté cristalline. Épinglons ce passage orchestral en tonalité mineure avant qu’Aquino ne reprenne la conduite du propos (01:15/01:16); mais ici, le mood devient triste et on y entend certaines des grandes résonances mélancoliques qui ont bercé une part de notre existence de mélomane (My Funny Valentine, Ne me quitte pas, I’ll Be Seeing you, Jag elskar dig, Un bel di, vedremeo, Ases Tod, etc.). > 02:02, Aquino joue des effets solo sans paraphrases, toutefois avec des développements bien pensés, parfois itératifs et avec un fade out sous la forme de trait répété, un rien interrogatif. Doute-t-il de l’optimisme de Chaplin et de Candide ?
Aqustico
Un morceau de 7:15 minutes pour lequel j’avais pris d’abondantes notes, mais je me contenterai de dire ce que j’y ai entendu de positif, car l’élément dérangeant de ce morceau hybride et ambitieux c’est l’arrangement qu’a conçu Casale et qui commence par une vilaine sonorité d’archet à la contrebasse et se poursuit par des passages orchestraux guillerets mais manquant de profondeur et d’à-propos artistique. Presque rien ne m’a plu dans ces différents arrangements orchestraux et, à certains moments, les traits et sonorités instrumentales que j’y ai entendus m’ont remis en mémoire ce qu’il y avait de plus léger (lisez fade) et mauvais dans certains des passages orchestraux du West Side Story de Bernstein (exemple illustratif ici : 03:40/03:49). Le meilleur ? Incontestablement les passages à l’accordéon que doublait parfois la voix de Carmine Ioanna dans un vrai unisson (ex. 00:59/01:07, en solo), et plus loin (> 01 :52) en accompagnement adéquat de ce qu’exprime Aquino à la trompette, produisant surtout des effets sonores et des licks itératifs d’une sonorité lisse où, par fragments, on entend chez lui l’influence de Miles. Hybride oui car ce n’est ni du jazz ni de la musique classique ni contemporaine mais un mélange de variétés saupoudré de quelques bons et rares moments de véritable créativité communicatrice.
Petra
Quelques notes mates itératives à la contrebasse, tout en profondeur d’outre-tombe pour débuter le morceau puis un motif simple mais prégnant à la flûte bientôt doublé au violon alto (00:42/00:47), tandis que la contrebasse continue cet ostinato du début avant que n’intervienne Aquino au fluegelhorn (01:20) toujours sur ce tempo crépusculaire. La sonorité est bien pleine, large, mélancolique; certains licks rappellent peut-être Miles Davis et la musique de l’Ascenseur pour l’Échafaud (01:53/01:57). La contrebasse et l’accordéon assurent principalement l’accompagnement avec parfois des passages instrumentaux. L’arrangeur Casale a dû entendre et admirer Gil Evans comme dans ce passage (ex. 02:35/02:58), ou cet autre volontairement dissonant (03:01/03:02). Une intervention à nouveau d’Ioanna à l’accordéon est la bienvenue avant qu’Aquino ne reprenne le devant (> 04:23) et nous fait entendre des licks dont la profonde mélancolie – avec parfois des aspérités de sonorité -, nous rappelle la pérennité de la culture et sa faiblesse face au vandalisme ambiant dans certaines régions proches de la Jordanie. En coda, un retour du motif initial de 5 notes répété en boucle et morendo par d’autres musiciens qu’Aquino (>04 :41). Un bon et intéressant morceau.
Wadi Rum
Autre lieu de villégiature célèbre avant que tout le tourisme dans la région ne se déglingue. Un morceau dont le minutage sur la pochette est de 7:15 mais qui se termine après une minute et 14 secondes d’écoute. On entend en premier lieu des sons de trompette isolés, lointains, avec des suraigus parfois écorchés (ex. 00:56/00:57) tels une incantation de ton et climat, ici encore faisant un rien penser aux appels au shofar. Trop court mais réussi.
Baciu
Est-ce un morceau dédié au hautboïste de session qui porte ce nom ? Il commence bien tant instrumentalement (une assez jolie mélodie jouée par les cordes et vents) que pour l’intervention d’Aquino, d’un beau climat mélancolique (> 01:15). Néanmoins, cela se gâte par la suite à cause de l’arrangement orchestral de Casale par moments pompier (ex. 01:27/01:58, 05:53/05:57, etc.). Je retiens ici aussi les bonnes interventions d’Aquino à la trompette ouverte ou bouchée dont certains traits font entendre des tournures arabisantes, qui nous font comprendre qu’il a dû écouter et aimer Maalouf (ex. 04:27/04:36), et celles, toujours superbes, d’Ioanna à l’accordéon. La coda en boucle de près d’une minute sur un riff itératif modulé (> 06 :14) n’apporte rien ni thématiquement ni sur le plan esthétique, et est trop longue.Un morceau trop long, tout en contrastes avec de superbes passages où jouent Aquino et Ioanna et parfois même l’orchestre, mais un morceau dont les tentatives de référence au classique ou à des arrangeurs jazz, foirent.
Bedouin Blues 3.0
Quelques sons au début en saturation volontaire puis Aquino qui joue un trait constitué de 2 segments de 6 notes chacun avec césure au milieu (> 00:09), semblable à une incantation prophétique qu’il module ensuite en teintes plus graves avec accompagnement orchestral opposant les vents dans les tessitures moyennes et les cordes en plus graves. Un joli intermède dont un trait itératif est ensuite repris par d’autres instruments comme s’il s’agissait ici d’un menuet, joué par après par Aquino (> 01:41) d’une large sonorité à laquelle répliquent des contrechants instrumentaux. Ioanna ensuite à l’accordéon (02:15) en mode swing toujours avec des contrechants orchestraux, puis ajoutant sa propre voix (03:01), sur fond orchestral qui maintenant, hélas, ménage le meilleur et le pire du point de vue de l’arrangement. Débridée, Ioanna à l’accordéon après cela (> 03:54), swinguante, imaginative avec à nouveau des contrepoints de flûte principalement. > 04:45, changement radical de climat, Aquino décline une mélodie faussement romantique (ex. > 05:08), passant ensuite en mood jazzy. Un solo plutôt parcimonieux en nombre de notes, mais qu’on peut considérer comme une véritable intervention jazz ou une parodie de jazz. Son jeu est fondamentalement staccato et est constitué surtout d’effets sonores, à connotation exhortative plutôt que linéaire et legato, sans longs développements d’idées en fait. Pourtant, c’est parfaitement en place et très réussi, dû aussi à l’accompagnement plein d’à-propos et de punch de l’accordéoniste. J’ai moins aimé certains passages orchestraux (ex. 06:40/07:00) dans lesquels la sonorité du flûtiste et arrangeur Casale est plate et à la limite de la justesse, mais peut-être que les conditions climatiques ambiantes jouaient un rôle ? > 07:02, un nouveau climat, effervescent, pseudo-cubain mais ici aussi avec de vilaines interventions orchestrales. > 07:20, les musiciens et Aquino jouent en loop un motif vaguement arabisant. Cela se poursuit jusqu’à la fin du morceau, le trompettiste par moments sonnant de façon plus véhémente et, en toute coda (08:42), il reprend les deux segments séparés de 6 notes initiaux. Ce qu’on appelle un effet miroir. Dans l’ensemble un bon morceau parfois terni par des arrangements peu intéressants.
Ninna Nanna x PG
Un commencement avec un motif bizarre au violon, ensuite Aquino qui sifflote ( ?!) et cela ne passera pas à la postérité. Meilleur quand il saisit sa trompette et nous joue une espèce de comptine (00:42), reprise ensuite avec élégance et variations par le hautboïste Baciu (01:18), d’une sonorité belle mais sans excès. Aquino à nouveau par après avec de notes longues auxquelles un souffle est souvent associé, dans un passage agréable, certains instruments à vent exprimant un contrechant du genre d’une walking bass orchestrale mais en version menuet ! Aquino avec d’élégants traits vers l’aigu et une mélancolique graduelle, l’accordéon prenant des contrechants en graves suivis d’un passage à nouveau orchestral (> 03:20) de bon ton. 03:50, on entend la contrebasse à l’archet, mais dans l’ensemble, je n’aime pas son intonation avec des notes parfois peu pures. 04:19, une éclipse musicale avec un sifflement et des voix graves, suivi par Aquino seul à la trompette puis en sifflement accompagné de voix et arrangement orchestral. On aurait aimé que le morceau se passe de ces sifflements tout aussi laids qu’inutiles, à peine bons pour la douche le matin. Sinon, de très bonnes choses mais un morceau de musique c’est comme un plat consistant, on ne peut pas piocher dedans et y prendre le meilleur, sauf qu’il y a le doggie bag dans lequel on pourrait y remiser ici sifflements et passages à l’archet de contrebasse.
Amman
1 minute 33 de musique alors que la pochette indique 7:15. Aquino joue du fluegelhorn a cappella ici avec souffle associé, produisant des notes longues d’incantation par traits itératifs pareils à des leitmotivs, se terminant sur une note tenue. J’aime la sonorité d’Aquino tant à la trompette qu’au fluegelhorn, et, honnêtement, il les joue d’une manière telle qu’un l’un est parfois difficilement différenciable de l’autre surtout qu’à la trompette il n’est pas un amateur des hauteurs stratosphériques comme l’étaient Gillespie et Eldridge et joue les deux avec une excellente sonorité feutrée. Dans ce disque, ce qu’il joue en solos ou interventions fragmentaires n’est pas dans la lignée des longs développements mélodiques dont étaient capables Miles Davis, Dizzy Gillespie, Freddie Hubbard, Lee Morgan, etc. Son univers de créativité ici se situe plus dans l’itératif, l’exhortatif, l’incantatoire, le suggéré, l’indicible et, il faut dire, souvent il réussit dans cet avatar musical, créant de très prégnants moments et climats. Et c’est bienvenu, cette façon d’exprimer des effets musicaux plutôt que toujours de longues phrases. J’ai aussi beaucoup aimé l’accordéoniste Carmine Ioanna, une excellente instrumentiste qui joue avec fougue, passion et à-propos. Si, dans l’ensemble, les arrangements sont corrects voire bons par moments, il y a malheureusement aussi beaucoup trop de passages qui sont des tentatives peu réussies de singer ce que d’autres arrangeurs de talent ont mieux réussi ou parfois mieux raté. Le projet en soi est intéressant et part d’une intention louable. J’aurais aimé dans l’ensemble une plus grande cohésion conceptuelle des morceaux, présentant fréquemment des climats musicaux variés – et c’est louable -, mais parfois aussi trop longs ou trop courts.
Roland Binet