Andy Emler’s Megaoctet : E Total
Tout d’abord, un mot sur La Buissonne, ce label qui porte le nom du studio d’enregistrement de Pernes-les-Fontaines, petite localité du Vaucluse. Il s’agit d’un des studios les plus recherchés par les jazzmen européens, de Daniel Humair (« Baby Boom ») à John Taylor et Kenny Wheeler (« Overnight »), mais on peut citer aussi Michel Graillier, René Urtreger, François Raulin, Stéphane Oliva, Giovanni Mirabassi, Sophia Domancich et de nombreux pianistes américains comme Mal Waldron, Marc Copland ou Bill Carrothers. C’est aussi le studio que Carla Bley a choisi pour son album « The Lost Chords Find Paolo Fresu », dans lequel les Belges de Saxkartel ont enregistré « Yellow Sounds And Other Colours », après avoir remporté le premier prix du « Tremplin Jazz d’Avignon ».
À maintes reprises, le magazine Jazzaround s’en est fait l’écho (notamment lors des numéros 25, 37, 38). Le mérite de ce succès revient à la prise de son impeccable de Gérard de Haro (souvent secondé, comme ici, par Nicolas Baillard). Studio de prédilection des labels Sketch puis Minium de Philippe Ghielmetti, il devint un label à part entière en 2003.
Passons maintenant à l’album: cet « E total » est le sixième enregistrement du Megaoctet, ce nonet créé par le pianiste Andy Emler en 1989 (à l’époque, la formation comprenait notre compatriote Michel Massot, au tuba). Ce nouvel album vient après le succès retentissant de « West In Peace » (2007) et de « Crouch, Touch, Engage » (2009), qui valurent à la formation de remporter les Victoires de la Musique en 2008 et 2010, ainsi que le Django d’Or à trois reprises.
Ce succès, le Megaoctet le doit d’abord aux compositions très personnelles de son leader : une écriture éminemment originale et savante, mais toujours accessible parce que jubilatoire et subtilement malicieuse, ainsi ce titre, « E total », vient du fait que les cinq morceaux de l’album sont écrits à partir de la note mi (E en anglais). Mais aussi, comme ont pu le constater les publics du festival Gaume Jazz et Jazz Brugge (2010), ce Megaoctet est, avec notre Rêve d’Eléphant Orchestra, une des formations européennes les plus spectaculaires, avec une palette sonore très large et une sonorité reconnaissable dès les premières notes.
Une rythmique solide comme un roc (Andy Emler au piano, Claude Tchamitchian à la contrebasse), des percussions ébouriffantes (Eric Echampard à la batterie, François Verly au marimba, aux tablas et percussions multiples) et cinq souffleurs survoltés : Laurent Dehors (saxophones), Philippe Selam (saxophone alto), Thomas de Pourquery (saxophone alto, voix), François Thuillier (tuba) et notre compatriote Laurent Blondiau (trompette, bugle) qui prend la succession du remuant Médéric Collignon (comme ce fut le cas à Bruges). Chacune des cinq longues compositions est basée sur un violent contraste entre foisonnements des rythmes et puissance éclatante des instruments à vent d’une part et, d’autre part, passages d’apaisement serein, comme cette intro de contrebasse jouée à l’archet sur fond de tablas (E total) ou cette sonorité de flûte basse (une clarinette basse jouée sans bec par Dehors) qui ouvre Father Tom. Chaque plage met aussi en évidence un soliste différent mais toujours en dialogue/tension avec le reste de la formation : tuba de Thuillier sur Good Games, alto endiablé de Sellam sur E total, clarinette de Dehors sur Father Tom, voix de Thomas de Pourquery sur Shit Happens et époustouflant solo de trompette de Blondiau sur Start Peace. Au total: une musique détonante qui vous remue les tripes par son explosivité et son inventivité constante.
Claude Loxhay
« E total » (La Buissonne-Harmonia Mundi)