Fabrizio Cassol – Aka Moon, 25 ans !

Fabrizio Cassol – Aka Moon, 25 ans !

Fabrizio Cassol, les noces d’argent d’Aka Moon

(c) Robert Hansenne

Fabrizio, pour les 25 ans d’Aka Moon, vous sortez un coffret.

Ça a commencé il y a plus de quinze ans pour récupérer tous les enregistrements, il a fallu attendre quinze ans; on voulait déjà le faire pour les vingt ans. On a remastérisé le tout et j’en suis très content, il y aura un nouvel album qui sortira en décembre. Il y a un inédit, la suite de « Light Ship Tantra » pour avoir toutes les couleurs du trio car il n’y en a pas tant que ça. Le fait de le jouer en petit configuration change la musique.

Un coffret pas tout à fait intégral puisque le « Live At The Kaai » n’y est pas.

C’était un enregistrement de médiocre qualité que j’avais fait pendant un concert du Kaai et qui se trouvait dans mes archives. A l’époque, j’avais demandé que ce soit un album à offrir aux fans qui nous suivaient régulièrement au Kaai, un enregistrement un peu pourri mais qu’on adore. Quand on l’a sorti, nous n’étions pas trop contents car ça devait être un cadeau pour les fans.

Le coffret, est-ce pour toucher un nouveau public aussi ?

Le coffret n’est pas seulement pour les gens qui veulent découvrir Aka Moon, mais aussi pour tous ceux qui connaissent, il y a des tas de choses dont ils ont entendu parler sans connaître, je pense à Sivaraman dont tout le monde parle aujourd’hui à New York et avec qui nous avions enregistré ; les disques d’origine ne sont plus consultables et le coffret permettra de réentendre cette musique.

Il y a l’Afrique, l’Inde, les Balkans, Scarlatti,…Et Aka Moon garde son style : comment garder  son âme en investissant des musiques tout à fait différentes ?

Dans Aka Moon, il y a un langage musical, puis il y a des dialectes qui sont des extensions du langage. On ne peut confronter tous les musiciens qui jouent avec nous à notre langage, ça n’aurait pas beaucoup de sens.  La matière rythmique et vibratoire connectée avec l’Inde, tu ne peux la mettre avec des Africains, par contre tu peux tisser des liens.  Beaucoup de musiciens sont prêts aujourd’hui à entrer dans la complexité d’Aka Moon, alors qu’au départ ils se demandaient ce que c’était ce truc là. C’était parfois trop abstrait, ils ne comprenaient pas et il a fallu parfois des années pour qu’is comprennent.  L’évolution de l’époque fait qu’aujourd’hui des musiciens se connectent plus facilement avec des musiciens africains et l’inverse. Il ne faut pas oublier que si nous avons fait le premier voyage chez les pygmées, il y avait bien sûr le côté humain, mais aussi  le fait que peu de musiques étaient consultables. Pour la musique des pygmées, on a  des vinyles qui sont faits par des ethnomusicologues  avec des longs textes qui expliquent avec un peu de son. Ne parlons pas des Balkans, on ne connaissait rien sur cette musique, il y avait le « Mystère des Voix Bulgares », ça veut bien dire ce que ça veut dire, le « mystère ». Qu’est-ce qu’il y a derrière cela ? Aujourd’hui c’est tout à fait différent, à l’époque, il fallait aller sur place. On pouvait acheter tous les disques de chez Cora pour avoir une culture générale de la musique, mais ça ne permettait pas d’avoir une culture de chaque chose.

Comment assimiler ensuite tout ce bagage ?

Le rapport avec l’écriture est très important pour moi, les improvisations, la musique libre, le jazz, la musique contemporaine. L’intelligence passait par ce qu’on apprenait, ce qu’on étudiait à travers des partitions ou des livres. Quelqu’un d’intelligent c’est quelqu’un qui a lu beaucoup. Plutôt que de passer par l’intermédiaire du livre, je me suis dit qu’il fallait passer par le grand livre de l’oralité, qui est invisible, mais qui est là. J’ai essayé d’imaginer d’autres formes d’écriture, il a fallu inventer pour que l’oralité soit transmissible. Par exemple, Sivaraman nous transmettait des « secrets », et il fallait chaque fois que j’écrive une petite pièce pour mémoriser ce secret et j’en ai écrit des dizaines et des dizaines, parce que je me disais que dans vingt ans ou plus, je ne pourrai me rappeler toutes ces expériences. La relation de Stéphane et Michel avec l’oralité est différente : eux,  ils  ont une mémoire de dingue, ils sont largement au-dessus de la moyenne car ils mémorisent à très long terme des choses qui sont de nature complètement différentes. Ce sont deux alliés extrêmement précieux dans ce genre de travail. Et voilà, lorsque l’un ou l’autre est attiré par une nouvelle chose, je ressors mon livre de l’oralité. Lorsqu’on a travaillé sur la musique des Balkans, ça me faisait peur parce qu’il y avait des choses que je ne comprenais pas, mais Michel qui est grec jouait du bouzouki, et Stéphane inventait des trucs rythmiques. Alors, j’ai cherché dans la musique des Balkans la rythmique qui était la plus facilement connectable avec ce qu’on faisait, j’ai rencontré des musiciens de là-bas, comme Nedyalko Nedyalkov… Lui, c’est un génie ! Si on veut comprendre Charlie Parker aujourd’hui, c’est lui qu’il faut écouter.  Ce n’est pas un musicien qui joue à New York et pour qui quand le tempo de Parker devient un peu rapide, ça devient un peu nerveux ; lui, avec n’importe quelle musique à n’importe quel tempo, il ne va jamais transpirer, il ne va jamais faire un effort et c’est parfait ! Quand Mark Turner le regardait partir pendant le concert, il se demandait ce qu’il entendait. Et quand ça va trop vite, il continue à la voix…

Dans toutes les directions prises par Aka Moon, il y en a une qui personnellement me semble ne pas encore avoir été exploitée en profondeur, c’est la voix. J’ai un souvenir très fort d’un concert à Dinant avec Christina Zavalloni…

C’est une question essentielle dans notre parcours, j’en ai fait mon chemin… Moi, je travaille beaucoup avec des chanteurs.  Pendant tout un temps on a tellement été fascinés par les rythmes qu’on isolait le rythme de la vocalité et de la signification de certaines choses. Sur l’Afrique on ne peut  comprendre tout en même temps et la première fascination a lieu sur les rythmes et leurs connexions. Pour ça, il a fallu détacher cela de son contexte, un travail de laboratoire qu’on a fait au Kaai. Puis à la Monnaie, on a fait des projets comme « African Voices » ou « Oriental Voices »  qui étaient une façon de renouer avec la voix. Le travail avec la voix est autrement plus complexe, la vocalité ce n’est pas donner une partition, David Linx, Christina Zavalloni ce sont des monstres … Quand je vois le monde de la voix aujourd’hui et tous les jeunes chanteurs qui sont comme des instrumentistes, David Linx a été un des premiers à faire ça. Avant, le chanteur était flou et tous les musiciens autour étaient précis  et David Linx était le premier à arriver avec une précision dans les intervalles, il est la pierre fondatrice de ce que font aujourd’hui tous les chanteurs de jazz. Si tu travailles la musique, Stéphane et Michel peuvent être complètement libres ; à partir du moment où il y a la vocalité, il faut contrôler ce genre de chose de façon différente. Fort heureusement, Michel et Stéphane adorent aussi être avec des chanteurs, c’est-à-dire simplifier leur jeu  pour pouvoir servir de fauteuil en velours pour un chanteur, mais dans le travail avec Aka Moon, c’était un peu compliqué, c’est pour ça que le projet « Culture Griot » est arrivé. C’est reconnecter la voix avec l’essence rythmique pure, les tamas font les mélodies sur les rythmes, les griots chantent, c’est une façon de replanter une graine avec des mots qui impliquent un sens.

La voix tient par contre plus de place dans ton parcours personnel.

Le travail sur la vocalité est quelque chose qui me tient à cœur, non seulement à travers les traditions du monde mais aussi par rapport à notre culture occidentale, manipuler des musiques anciennes comme la « Passion selon Saint-Mathieu », les « Vêpres » de Monteverdi, maintenant le Requiem de Mozart où je reconsidère la notion de deuil en  ne conservant le plus possible que l’essence de Mozart et de combler les espaces par l’apport d’autres musiques. Tout ce travail demande un temps de fou : pour le Requiem, par exemple, c’est plus de deux ans de travail avec des voyages dans tous les sens, avant de faire la première. Ce travail personnel qui demande énormément de temps, je ne pouvais pas l’imposer à Michel et Stéphane.  Quand on a fait « Buckley On The Moon » à l’Opéra, avec David Linx, Kris Dane etc… « African Voices » avec aussi David Linx et Oumou Sangaré avec des chœurs … Le rythme que cela implique, je ne peux pas leur imposer… « Strange Fruit » a pris six ans ! Je ne peux jamais dire qu’un projet que je débute sera sur scène dans un an. Je prends aussi beaucoup de temps à chercher des voix : des chanteurs d’Afrique du Sud pour le moment, le gars qui faisait Macbeth dans Verdi  et qui revient pour le Requiem, n’avait jamais eu de professeur de sa vie, il a appris à chanter sur youtube…  Je préfère travailler avec des gens qui ne sont pas connus parce que ça permet d’aller plus loin dans le travail, ils doivent tout découvrir.

Fiorini - Cassol - Galland - Hatzigeoriou

Un musicien qui prend beaucoup de place dans les projets d’Aka Moon, c’est Fabian Fiorini.

On a commencé par des concerts en duo, puis je luiai dit de revenir avec Aka Moon : ça a commencé avec « Real Time » ; depuis il a fait six sept albums avec nous. Evidemment avec le Scarlatti c’était la personne idéale.

« Constellations Box », cela fait-il allusion aux sept pièces « Constellation » de « Invisible Mother » ?

Non, pas du tout. Chaque fois qu’il y a une réunion, je parle en terme de constellation. Les musiciens c’est comme des étoiles qui viennent dans notre univers. En parlant avec les graphistes du coffret, j’ai remarqué qu’ils notaient quand je parlais de constellations et c’est eux qui ont proposé d’appeler le coffret « Constellations Box ». De ce titre, ils ont imaginé un concept.

Les expériences musicales de Michel et Stéphane apportent beaucoup à Aka Moon.

Chaque fois que Stéphane et Michel participent à quelque chose et échangent des idées, je laisse venir cette influence.  Joe Zawinul, par exemple, demandait à Stéphane d’être plus calme sur certains aspects et d’être plus efficace dans d’autres… Même avec Axelle Red, son son a été différent, avec Ibrahim Maalouf aussi : quand il jouait avec Ibrahim plus quatre trompettes, Stéphane a ajouté des cymbales pour sonner plus métal, il était dans une situation où il y a plus d’éclat, les shows, les gros trucs… Michel c’est la même chose. Leurs expériences apportent des choses importantes au groupe, ils apportent des graines qu’il faut utiliser comme une force pour notre musique. Michel, lui,  a toujours été un régulateur, il doit colmater les brèches, garantir la liberté des autres musiciens.

Jamais l’envie de former un autre groupe ?

Mon trajet personnel s’est défini autour d’Aka Moon, je n’ai pratiquement jamais fait un groupe en me disant tiens je voudrais jouer avec untel ou untel, je ne l’ai fait qu’une fois avec « Conference of the Birds » avec les jeunes musiciens comme Antoine Pierre et Félix Zurstrassen, j’ai adoré cette expérience sur laquelle on travaillait sur l’instinct, l’animalité, les images… Un projet qui me tient à cœur, on a enregistré un disque qui n’est pas sorti… A part ça, je n’ai pas envie de courir après les musiciens pour faire de la musique instrumentale.

Tu as étudié au Conservatoire de Liège. On a souvent parlé d’ « école liégeoise », il est vrai que de nombreux musiciens sortis de Liège ont créé un univers original. Quel souvenir gardes-tu de cette période ?

A cette époque tous les musiciens flamands venaient jouer à Liège. Kris Defoort est venu au Conservatoire, les musiciens comme Dré Pallemaerts, Erwin Vann, Frank Vaganée, Kurt Van Herck venaient à Liège… Il y avait les mercredis du « Lion s’Envoile », et au « Coq à l’Ane » il y avait aussi  les mercredis où ils venaient, c’est là que j’ai joué pour la première fois avec Pierre Van Dormael.  Il y a une chose claire pour moi : je ne pensais pas devenir musicien professionnel, je voulais travailler dans le social, mais mon professeur de musique à l’Académie a insisté pour que je passe l’examen d’entrée au Conservatoire, ce que je ne souhaitais pas et il m’a dit : si tu ne veux pas le faire pour toi, fais-le pour moi. J’ai réussi… Non seulement j’ai réussi, mais mes professeurs m’ont engagé et depuis ce moment-là, je n’ai jamais arrêté. Je suis tombé dans un monde extraordinaire où il y avait de l’improvisation, il y avait Jacques Pelzer pour le jazz, il y avait Garret List, la musique électro-acoustique, la musique de chambre…  C’était l’émergence d’une nouvelle façon de jouer de la musique baroque avec Philippe Pierlot. Et je pensais à l’époque que le monde de la musique était comme ça partout, et en voyageant, je me suis rendu compte que ce n’était pas le cas, que Liège était une exception.  Avec le Conservatoire de Liège, on allait dans d’autres Conservatoire, à Lyon, à Cannes… avec Henri Pousseur montrer ce qu’était la pédagogie, comment on pouvait inclure toutes les musiques… Et je me suis rendu compte que la musique était cloisonnée dans des mondes sectaires, fermés. Liège reste une référence, et j’ai continué à vivre cette expérience dans mon quotidien. Je pense que si j’avais présenté un examen d’entrée dans un autre Conservatoire, j’en serais resté là et j’aurais été travaillé ailleurs.  Liège, je ne l’oublierai pas : je ne peux pas oublier Henri Pousseur, GarretList, Jacques Pelzer, Jean-Pierre Peuvion… Ce sont des gens qui ne m’ont pas flatté, ils étaient sévères… Combien de fois Garret List n’a-t-il pas remis les pendules à l’heure ? C’étaient des artistes pas seulement des musiciens. Michel et Stéphane ont ça aussi, une vision artistique, ils peuvent être simplement musiciens, mais aussi de grands artistes, leur potentiel c’est celui de la création, du total éveil. Chaque fois que j’écris une nouvelle composition, ils s’y impliquent avec amour et me démontrent souvent que ce n’est pas si mauvais que ça. Quand je me sens moins en sécurité, ils sont là pour rendre la musique plus forte, quand je crois que ce n’est pas bon, ils sont là pour défendre la musique, ils se sont toujours investis.  C’est quelque chose de très important dans le groupe pour que ça tienne depuis le début.

Propos recueillis par Jean-Pierre Goffin

Concert de sortie de l’album « NOW » le 3 décembre à BOZAR Bruxelles.