Y a-t-il eu des génies en jazz ? (1/3)

Y a-t-il eu des génies en jazz ? (1/3)

Y a-t-il eu de génies en jazz ?

de Roland BINET

Cela fait longtemps que je me suis posé la question de savoir s’il y a eu des génies en jazz. Et si oui, et quels furent-ils ?

Quelle est d’ailleurs la définition du génie ? «Aptitude supérieure de l’esprit qui rend quelqu’un capable de créations, d’inventions, d’entreprises qui paraissent extraordinaires ou surhumaines.» (Petit Robert). Si on parle d’entreprises extraordinaire ou surhumaines en jazz, les pianistes Art Tatum, Phineas Newborn, Oscar Peterson, Cecil Taylor, avaient d’extraordinaires – presque surhumaines – techniques, tout comme les trompettistes Roy Eldridge, Dizzy Gillespie, Wynton Marsalis, le batteur Elvin Jones, les saxophonistes Eric Dolphy, Anthony Braxton, John Coltrane, David Murray, Branford Marsalis. Peut-on les qualifier de génies en jazz pour cela ?

Je définirais personnellement trois critères essentiels pour se voir qualifier de génie : (1) originalité dans le domaine concerné, (2) influence déterminante, et (3) pérennité. Les amateurs sérieux, critiques de jazz et le public un rien averti, s’accorderaient volontiers pour qualifier Louis Armstrong de premier génie en jazz. Dès qu’il prend en mains la direction des Hot Five, Hot Seven et Hot Five successifs (entre 1925 et 1928), on entend toute la différence avec l’Original Dixieland Jazz Band enregistré 10 ans plus tôt et le concomitant Bix Beiderbecke et les Wolverines. Non seulement sa trompette domine les ensembles et expose les thèmes d’une manière magistrale, grandiose et fabuleusement prégnante, mais Armstrong introduit la notion de véritables solos. Il est et fut en fait le premier qui osa – eut le culot – de véritables solos plus longs au sens où nous l’entendons maintenant et qui réussit à les rendre chantants, mémorables, beaux dans leur immédiateté, et, alors que le jazz était une musique de l’éphémère et de l’entertainment, il les scella d’un sceau d’éternité qui n’a jamais perdu de son lustre même à nos oreilles blasées par 90 ans d’écoutes intermédiaires.

Prenons Muskrat Ramble enregistré le 26/2/1926. Dans l’exposition du thème, avec cette sonorité puissante et claire – sans atteindre celle éclatante du West End Blues -, on admire déjà ce phrasé grandiose, quasi hiératique, tandis que ses deux comparses souffleurs l’accompagnent, tissant des méandres en aigus et graves tout autour de la ligne qu’il joue. Et, quand il entame son solo guère long pour nos normes actuelles mais un grand pas pour l’humanité jazz à l’époque (01:04/01:26), on est immédiatement saisis et subjugués par la grandeur qui s’en dégage : netteté absolue de l’intonation, puissance et justesse d’émission remarquables, projection de sonorité parfaite. Mais sa singularité naissante est perceptible des les toutes premières notes de son solo en registres grave/moyen : la première entamée une fraction avant le temps, les troisième et quatrième 4raccourcies, ensuite les trois autres du groupe bien axées sur le temps. Puis, un autre groupe, partie d’une longue phrase où les notes de 8 à 11 peuvent se décomposer en notes de trois durées différentes, et à la douzième note, il monte d’un intervalle d’une octave pour atteindre le registre aigu, créant ainsi une formidable tension dans le flow et déployant un sens de la construction et de la diversité rythmique d’une maturité étonnante pour un jazzman qui n’a d’ailleurs que 25 ans alors.

Notons également la formidable virtuosité de son solo dans Weary Blues (enregistrement du 11/5/1927) où son intervention pour le dernier chorus de ce blues permet en 22 secondes à peine (<02:18/02:39>) d’entendre des accélérations, des aigus d’une haute qualité et une diversité rythmique qui, à peine 10 ans après le premier enregistrement de jazz, font de lui un soliste d’exception et affirment ce génie naissant. Parce que, cet art de la grandeur confinant au génie, on le retrouve par après déployé dans toute sa plénitude dans le célébrissime West End Blues (1928) enregistré avec le second Hot Five. L’introduction de 12 secondes que joue Armstrong, avec ses accélérations, ce jeu à la déclamation hiératique, ces grandeur et pérennité du propos, effacent tout ce qui a pu être enregistré précédemment en jazz, et il faudra attendre près de 20 ans pour retrouver ces étincelles de génie chez Parker – hormis le Body and Soul de Coleman Hawkins. Et, justement pour moi ce qui relie directement Armstrong à Parker, ce sont ces accélérations dont il était capable comme par exemple dans cet extraordinaire passage de Stardust avec grand orchestre (enregistrement du 1931), où, entre 00:30 et 00:37, alors qu’il paraphrase à ce moment-là, il se fend d’accélérations rythmiques qui préfigurent déjà ce qui fera l’une des caractéristiques essentielles du jeu du Bird.

Armstrong fut original, il eut une influence fondamentale sur le cours du jazz et fut à l’origine de nombre d’émules, et encore maintenant, sa musique (du moins celle de la première époque de la fin des années 1920) n’a pas pris une seule ride. Et après Armstrong, rien ? Non, fréquemment, de formidables jazzmen (voire compositeurs) : Ellington, Tatum, Goodman, Hawkins, Bechet, Basie, Lester Young, etc., mais eurent-ils le retentissement, l’influence primordiale et radicale, dont fit preuve Armstrong ? Hawkins créa une véritable école de saxophone ténor, mais, au fond, il ne transforma pas le jazz, il lui donna quelques-unes de ses lettres de noblesse, mais de toute son œuvre, on n’a retenu qu’un fantastique, incroyable, joyau.