Eric Dolphy versus John Coltrane 2/3

Eric Dolphy versus John Coltrane 2/3

Eric Dolphy versus John Coltrane 2/3

1961 fut donc une année-charnière pour Dolphy. Au printemps, il avait déjà participé à deux enregistrements avec Coltrane, pour les disques Olé et Africa/Brass et, pour ce dernier, il avait supervisé la mise en place des arrangements pour grand orchestre, orchestre dans lequel il jouait également. Il avait pu se produire avec un quintette d’exception durant deux semaines en été au Five Spot Café avec de grosses pointures comme Booker Little, Mal Waldron, Richard Davis et Ed Blackwell. Et pour ceux qui connaissent parfaitement l’œuvre de Dolphy, les deux cédés d’enregistrements live publiés par la suite comptent parmi ses meilleures productions artistiques sur les trois instruments. Puis survint l’engagement par Coltrane à l’automne 1961 et voilà que, soudain, Dolphy, encore relativement inconnu d’un très large public car trop moderne, fut plongé dans le feu des projecteurs braqués sur Coltrane.

Penchons-nous tout d’abord sur le style de Coltrane avant qu’il ne côtoie Dolphy. La première trace phonographique qu’on ait de Coltrane date de 1946 (‘Hot House par le Dexter Culbertson US Navy Band) et nous le fait entendre en sosie parkérien assez maladroit. Plus tard, au sein d’autres orchestres dont ceux de Johnny Hodges et Dizzy Gillespie, il est tout à fait banal dans les solos qu’on lui octroie et ne fait preuve d’aucune particularité de style ou de sonorité personnelle. Ce sera grâce à sa première participation au quintette de Miles Davis (1955-1957) qu’on décèlera chez lui une approche stylistique personnelle et cette sonorité tranchante, acérée, plutôt métallique dans ses contours. Le développement abouti de ces éléments stylistiques en gestation avec Miles Davis culminera dans deux albums emblématiques parus sous son propre nom et qui permettent de cerner ce que j’appelle la première phase de son évolution artistique: Blue Train et Giant Steps. Ce style est alors linéaire, sans grands intervalles, souvent limité au fa ou mi grave (tonalité ténor), l’approche rythmique n’est en général pas trop diversifiée, fondée sur la croche et des accélérations en doubles-croches ou segments parfois irréguliers (7 ou 9 notes au lieu de 8, 5 au lieu de 4, etc.). Il n’emploie presque pas d’harmoniques; on note encore parfois beaucoup de ghost notes qui sont un reste d’influence parkérienne et/ou hard bop. Du point de vue harmonique, il a complexifié les grilles des morceaux (trois accords en un) qu’il interprète ou a composés au point que son solo dans Giant Steps demeure l’exemple même d’une difficulté harmonique (sur tempo 290) poussée à l’extrême, que même un pianiste aussi averti que Tommy Flanagan ne réussit pas à maîtriser, y improvisant dans son solo de petits segments réactifs de quelques notes. Dans le sextette de Miles Davis (cf. le disque ‘Kind of Blue’), Coltrane improvisera pour la première fois sur des modes.

Pourtant, lors de la tournée européenne de Miles Davis en Europe en mars/avril 1960, Coltrane détonne. Notamment à Paris où il se fait huer et siffler. Et pour cause. Coltrane improvise d’une manière rebrousse-poil pour ceux qui aimaient les petits airs à la guimauve du répertoire d’alors de Miles Davis, avec des phrasés parfois hachés, déchiquetés, des expérimentations sonores infinies et même des couinements. Un exemple : le premier solo de Coltrane dans le premier morceau – ‘All of You – du concert parisien du 21 mars 1960 du quintette de Miles Davis :

03:58, Coltrane entame son solo au ténor d’une belle façon, lyrique avec des notes longues, paraphrasant, la sonorité est très bonne, il balaie tous les registres

04:35/04:37, notes hors tessitures, légèrement vrillées; il est toujours dans la paraphrase

04:54/04:58,  doigtés alternatifs en suraigus, les notes sonnent volontairement impures

05:01/05:13, phrasé dense, licks coltraniens puis en sheets of sound

05:35/05:37, notes suraiguës hors tessiture

05:40/05:42, premier couinement suivi de notes hautes hors tessiture

05:47/06:05, débit dense suivi de notes hautes suraiguës

06:24/06:30, des harmoniques pures avec un passage phrasé

06:43/07:10, phrasé dense suivi d’aigus et de suraigus avec de légères paraphrases

07:47/07:48, couinement, mais c’est peut-être involontaire {note ratée}, pour repartir en débit dense

08:36/09:06, couinements avec paraphrase du thème et tentative de polyphonie {09:01}; sifflements isolés dans la salle, s’amplifiant

09:09/09:12, suraigus entre harmoniques et couinements.

Avec My Favorite Things (octobre 1960), outre l’utilisation plus abondante qu’il fera du saxophone soprano dont il joue différemment du ténor, Coltrane entame sa deuxième phase stylistique. À partir de ce moment-là et de plus en plus fréquemment lors de gigs ou concerts, il recourra à des improvisations sur la base de modes ou de drones. Et, déjà, on entend chez lui un recours occasionnel à des climats en mode statique plutôt qu’évolutif, des climats musicaux où l’itération, les points d’appui aigus ou suraigus, les leitmotivs de notes isolées ou de fragments courts, les développements harmoniques en circonvolutions et non en progressions linéaires, prédominent. Il y a chez lui de plus en plus fréquemment de ces explosions sonores exacerbées dans lesquelles des trilles puissants – parfois sauvages – statiques voire ascendants ou descendants, ou permettant de la polyphonie (ce qu’un critique éclairé qualifiera de melodic pedal point – point mélodique de pédale) s’imposent. On note également l’apparition fréquente d’harmoniques étranglées, de honks, de couinements, de notes aux doigtés alternatifs, marquant un changement de style fondamental tout autant que radical par rapport à son propre passé. On peut remarquer ces nouvelles caractéristiques de style dans Impressions et Summertime au Sutherland Lounge Hotel de Chicago en mars 1961, dans le morceau Olé du disque éponyme, dans l’alternate take de Greensleeves et la prise finale d’Africa (disque Africa/Brass) ainsi que dans Impressions et My  Favorite Things à Newport en juillet de la même année. On note donc qu’il a recours à des éléments de style qu’on pourrait qualifier d’avant-garde : phrasé dissocié donc non-linéaire, segments d’improvisation courts modulés ou non, tons hors des sons tempérés, trilles complexes avec parfois de la polyphonie, appui sur les gammes diatoniques plutôt que chromatiques, passages en évolution par circonvolutions ou bourrés d’effets purement sonores. On décèle chez lui de plus en plus une certaine influence de musique itérative, répétitive (pensons à l’Afrique, l’Asie, le Moyen-Orient et particulièrement la musique hindoue voire soufi) se fait entendre. Souvent, les effets sonores sont plus importants maintenant que les progressions harmoniques. Toutefois, dans l’ensemble, son jeu reste statique plus axé sur la création de climats sonores ou rythmiques plutôt que de progressions harmoniques dynamiques comme ce fut le cas lors des disques Blue Train et Giant Steps.

Comme l’image citée dans le premier paragraphe, lors des premiers concerts publics dans le quintette de Coltrane, le style de Dolphy – le jonc pliant – est déjà bien en place et ne changera plus jamais sauf vers des techniques encore plus poussées comme l’attestent par exemple ses solos d’avril 1964 à la flûte et la clarinette basse, à l’université de Cornell, au sein du groupe de Charles Mingus. Ce style unique aux particularités parfois différentes selon l’instrument et ses possibilités sonores se distingue par une extrême diversité de tempos du flow, des passages diatoniques ou chromatiques, des intervalles fous (souvent deux octaves à la flûte voire trois octaves à l’alto ou à la clarinette basse) et par l’utilisation de moyens de bouche, de langue et de gosier qui font de certaines notes des braiments, des hennissements, des caquetages, des bramements, des gémissements.

Si on peut en quelques mots définir son style, c’est celui de la fracture, de l’aléatoire. À la différence de Coltrane qui peut parfois introduire du lyrisme et certainement dans les ballades qu’il interprète mais parfois aussi dans des morceaux au tempo plus élevé (par exemple dans le début de son célèbre solo sur Blue Train), voire des passages fous mais qui conservent une certaine stabilité émotionnelle, chez Dolphy, on est dans l’immédiateté la plus totale de musique éphémère mais aléatoire, sans lyrisme, une technicité nue, sans artifices mais parfois baignée d’un humour décapant. Dolphy vit dans l’instant et pour l’instant. Et, d’un point de vue strictement technique, il est évident que quand John Coltrane et Eric Dolphy commencent à jouer ensemble au sein d’un quintette stable, Dolphy est supérieur à Coltrane dans l’utilisation de tous les registres des trois instruments, la vitesse d’exécution de traits parfois déments, l’usage d’harmoniques, de chromatismes et la manière de triturer les sons.

Roland Binet

suite et fin le vendredi 07 septembre