Dans les précieux studios de la Maison Ronde, propriété de l’Etat et bien commun, l’émission d’Anne Montaron a accueilli dans les mois passés Christine Wodrascka, Bernard Santacruz, Claude Tchamitchian ou Denis Charolles entre autres. La production s’est aussi déplacée, du Festival PiedNu au Havre au fin fond de la Creuse en passant par l’Atelier du Plateauou le Petit Faucheux, pour ausculter les territoires où la musique palpite et témoigner de la vivacité de l’instant. Bref, assurer un travail de Service Public, qui consiste à offrir un large spectre culturel de qualité aux auditeurs. Avec une utilité évidente : l’émission du 9 mai, diffusée en parallèle sur Dailymotion, a déjà été vue plus d’une centaine de fois. C’est certainement moins qu’une émission lambda d’Inter ; mais parlant d’économie, laquelle coûte le plus cher ?
C’est le principe des bruits persistants : les réseaux sociaux leur servent de caisse de résonance, et nous tenons tant à notre service public radiophonique et à son histoire qu’il convient à notre tour de nous en inquiéter. Il est sans doute trop tôt pour que les décisions soient prises définitivement. Il est encore temps pour les décideurs, souvent très attachés à l’esprit de la Maison Ronde, de se souvenir de ce qui a fait l’histoire de ses studios. La mobilisation du monde de la musique improvisée, elle, est déjà en marche à la suite de ces informations que l’on espère erronées : dans un monde où les marges n’ont plus droit de cité ou même celui de survivre, il n’est pas possible que l’on ferme la dernière fenêtre sur la diversité pour la remplacer par un robinet musical. Ou alors, les directions prises dans la course à l’audience n’en seraient que plus claires.
La rédaction de
LETTRE OUVERTE
A PROPOS DE LA SUPPRESSION DE 5 ÉMISSIONS
SUR FRANCE MUSIQUE
à Madame Sybile Veil, présidente-directrice générale de Radio France,
et Messieurs
Marc Voinchet, directeur de France Musique
Michel Orier, directeur de la musique et de la création culturelle à Radio France, ancien producteur et membre fondateur des Allumés du Jazz
Frank Riester, Ministre de la Culture de la République Française
France Musique dans l’angoissante concordance des temps.
Ce n’est pas la première fois que France Musique – station de radio à qui il est arrivé d’être exemplaire – supprime des émissions de qualité, éconduit des talents de premier plan (la grève de 28 jours en 2015(1) reste fraîchement dans les mémoires). Mais la suppression de cinq émissions d’un seul coup, cinq émissions porteuses d’une réelle diversité hors sentiers rebattus dont les musiques se voient soudain contraintes de traverser la rue pour trouver des auditeurs, est cette fois dramatiquement indicatrice de l’éprouvante direction d’une certaine vision de l’avenir proche – musical ou non – à laquelle on aurait aimé que France Musique, plutôt que de se fondre dans l’effondrante manœuvre, offre son meilleur contretemps. “A l’improviste”, “Le Cri du Patchwork”, “Le Portrait Contemporain”, “Tapage Nocturne”, “Couleurs du Monde Ocora” sont autant de réussites concrètes, de symboles d’une création belle et bien vivante, et l’objet de ce texte ne devrait pas être seulement de demander leur maintien, mais de réclamer la multiplication de ce type d’émission où il est facile de reconnaître ce pour quoi la musique existe, ce pour quoi elle nous parle.
Anne Montaron, Clément Lebrun, Arnaud Merlin, Bruno Letort, Françoise Degeorges en sont les productrices et producteurs respectifs : de magnifiques artisans inventeurs, fervents d’exploration, à l’écoute du monde, de tous les mondes. La concordance des temps inquiète : suppression d’émissions hardies en ces instants où l’on arrête les journalistes qui filment de trop près(2), où l’on coupe au montage les moments qui embarrassent la bonne tenue de célébrations à la gloriole programmée(3), où chaque semaine qui passe, la liberté d’expression est davantage entamée. La musique n’est pas qu’une bande passante. La concordance des temps inquiète encore lorsque nous est servi comme excuse de ces amputations ce « Nous sommes soumis à une forte pression budgétaire concernant le coût de la grille »(4). Pour lire ensuite le cocasse « Il faut faire aussi bien avec moins de moyens.»(5)
Cette recommandation eut été plus à propos lors des délirants chantiers de rénovations des bâtiments de Radio France sur lesquels beaucoup a déjà été dit et écrit. La musique se voit présenter l’addition. « Quand le bâtiment va tout va » dit l’adage, mais qu’est-ce qui va vraiment lorsqu’on va s’écraser sur le mur des grands travaux inutiles ? Et lorsque de l’hôpital à l’école, le service public est sans cesse abîmé (la suppression des cinq émissions est contemporaine du projet de loi de « transformation de la fonction publique ») : concordance des temps plus qu’inquiétante. On a beau nous expliquer qu’en remplacement on verrait « créer à la rentrée un grand rendez-vous, plus dynamique que des émissions planquées à 23 heures, inventer un vrai carrefour de la création, avec des passerelles entre les artistes », on perce rapidement l’esquive facile avec un vocabulaire plus passoire que passerelle. Comme si “A l’improviste”, “Le Cri du Patchwork”, “Le Portrait Contemporain”, “Tapage Nocturne”, “Couleurs du Monde Ocora” n’avaient pas magnifiquement déjà établi les jonctions intelligentes sans besoin de compression césarienne. Ou bien s’agit-il simplement de se plier à la loi de la diffusion régie par les algorithmes et la grande vague du streaming ou s’ajuster sur des projets aussi fumeux que le Centre National de la Musique ou bien faire Radio Classique au rabais, ou peut-être tout cela à la fois.
Notre sentiment alors n’est pas celui de l’indignation, mais bien celui de la colère face à cette braderie de la quintessence incarnée par ces cinq émissions. Il s’agit donc bien pour nous toutes et tous, que nous appartenions ou non au monde musical, d’insister sérieusement pour obtenir le maintien de ces programmes à qui il ne peut être fait de reproche. Il ne s’agit vraiment pas de détail, mais bien en ces temps aussi troublés que troublants, de la marque essentielle d’un attachement indéracinable à l’esprit libre. Et puisque la station France Musique est née d’une idée du poète Jean Tardieu, nous vous recommanderons Madame et Messieurs de méditer sur ces quelques lignes de sa plume : « Les hommes cherchent la lumière dans un jardin fragile où frissonnent les couleurs. »(6)
(1) Communiqué des Allumés du Jazz du 9 juin 2015
(2) Exemple : l’arrestation de Gaspard Glanz (Taranis News) lors de la manifestation du 20 avril 2019
(3) Lors de la Cérémonie de remise des Molières le 13 mai 2019, une quinzaine d’intermittents en Gilets jaunes on interrompu le spectacle pour remettre leurs propres récompense. Les images de cette intervention ont été coupées au montage lors de la diffusion deux heures plus tard sur France.
(4-5) Marc Voinchet in Télérama le 14 mai 2019
(6) Monsieur Monsieur de Jean Tardieu (1951 Gallimard) Les Allumés du Jazz 2 rue de la galère 72000 Le Mans 02 43 28 31 30