Monty Alexander, couleurs jamaïques
Monty Alexander,
Godfather du Dinant Jazz Festival 2019
A Dinant vous allez vous produire avec deux groupes qui ont déjà une longue existence : d’abord, le « Harlem Kingston Express » qui est indissociable de vos origines et un beau résumé de votre carrière musicale. Mais pourquoi avoir appelé le groupe « Harlem Kingston » plutôt que « Kingston Harlem » ?
Durant toute ma vie, j’ai pensé à Kingston, mais l’ordre importe peu. Je n’y ai pas pensé. Pour moi, c’est simplement l’ordre alphabétique « H » vient avant le « K » ! En terme de jazz et d’influences musicales, c’est Duke Ellington auquel je pense en premier lieu, et Ellington c’est Harlem, l’endroit où il fallait être pour écouter Fats Waller, James P. Johnson. Et Kingston a évidement une très grande importance pour moi, c’est là que j’ai commencé à jouer, où j’ai réalisé qu’on pouvait croiser ces deux univers musicaux, la musique de mon pays et mon amour pour le jazz classique, Louis Armstrong, Ellington, Nat King Cole, tous ces musiciens…
Vous les écoutiez déjà en Jamaïque ?
Oui, Armstrong, je l’ai vu à Kingston, il était mon héros, je chantais comme lui devant un miroir, j’avais une trompette, je voulais jouer comme lui. J’ai aussi vu Nat King Cole, mais au milieu des années cinquante, j’ai aussi écouté et vu de la musique populaire américaine, du rhythm & blues, les deux mondes se sont croisés, Harlem et Kingston, c’est mon histoire.
Quels pianistes étaient vos héros lors de votre adolescence ?
Errol Garner était mon premier héros. Mais un autre pianiste dont on ne souvient pas bien, est Eddie Heywood. J’avais quelques enregistrements de lui qui étaient des hits du milieu des années cinquante, des instrumentaux… Bien sûr, il y avait les chanteurs qui étaient très populaires, mais Eddy avait des morceaux qui tombaient dans l’oreille, qui étaient faciles à écouter, mais c’était du jazz. Il est aussi venu en Jamaïque, j’écoutais ce qu’il faisait et je reproduisais ses morceaux., parce que je ne savais pas lire la musique, mes oreilles étaient mon instrument principal, mon guide. Mon père m’a présenté à Eddie Heywood et il m’a fait jouer devant lui, j’avais dix ans, il était stupéfait qu’un gamin pouvait jouer ce qu’il jouait ! Que je lui volais sa musique uniquement d’oreille !
C’est donc bien vrai que vous ne saviez pas lire une partition !
J’ai toujours voulu apprendre seul que ce soit en écoutant un pianiste ou un guitariste, je captais la joie de la musique, du boogie-woogie par exemple. Ma mère a voulu m’envoyer chez un professeur, mais la prof que j’ai eu était frustrée parce qu’elle n’acceptait pas la position de mes mains qui n’était pas académique, et elle essayait de me faire faire ceci ou cela en brisant mon plaisir, j’avais six ou sept ans – j’ai débuté le piano à trois ans. Je me suis vite détourné de l’apprentissage académique et je me suis mis à jouer avec d’autres musiciens et à comprendre ce que le mot jazz veut dire, c’est-à-dire être une sorte de conversation entre musiciens.
Lorsque vous êtes arrivés à New York, avez-vous cherché une recette pour mélanger la sophistication du jazz avec les rythmes du reggae ?
C’était naturel, je n’ai jamais cherché à faire ceci ou cela. Ce que je voulais, c’est jouer dans les bars, les saloons, des endroits où les gens viennent pour écouter la musique et boire un verre. Il fallait que la musique respire, fasse plaisir. J’ai connu un moment formidable quand j’avais dix-sept ans à Miami dans un club : j’ai rencontré Frank Sinatra qui venait m’écouter et il a conseillé à ses amis de me faire jouer à New York, au « Jilly’s », le club d’un de ses amis, j’ai eu un vrai coup de chance. De temps en temps, je me souvenais d’un rythme de la Jamaïque et je demandais aux musiciens de jouer ainsi, mais souvent ils n’avaient pas ça dans le sang, parce que c’est une façon de penser, de sentir la musique différente. La musique de la Jamaïque est vraiment arrivée plus tard car au début, je cherchais surtout à assimiler la musique de New York, de coller à la musique de mes partenaires.
Vous avez beaucoup écouté les chanteurs.
Le répertoire de Frank Sinatra, je le possédais parfaitement, il venait me voir parfois jusque quatre ou cinq heures du matin et me complimentait. Il y a aussi Tony Bennett, aussi Bing Crosby qui avait un son particulier. Et bien sûr, Nat King Cole, qui était chanteur mais aussi un formidable pianiste, un entertainer, quelqu’un qui donnait beaucoup à son auditoire, et j’aimais beaucoup ça. Et Oscar Peterson.
Oui, Oscar Peterson et son contrebassiste Ray Brown avec qui vous avez beaucoup joué, notamment avec « Triple Treat », un trio qui vous allez recréer à Dinant.
Oui, lorsque j’ai eu en main la couverture d’un album d’Oscar Peterson, j’ai été frappé par la carrure du personnage, mais aussi par le musicien en arrière-plan qui ressemblait très fort à mon oncle Jim, c’était Ray Brown. Je l’ai rencontré quelques temps plus tard à New York et il m’a proposé de venir jouer avec lui, il est devenu comme mon grand frère. Pour en revenir à Oscar Peterson, il a aussi été très influencé par Nat King Cole dans la façon d’appréhender l’instrument : ce n’était pas seulement « moi et mon piano », ils jouaient pour le monde et donnaient du plaisir. Je me souviens être venu dans un club sur la Grand-Place de Bruxelles avec Ray Brown et Herb Ellis il y a une trentaine d’années. Nous avons tourné plusieurs fois en Europe et avons enregistré plusieurs albums avec « Triple Treat ».
En voici un enregistré au début des années 80…
Oui, ça doit être notre deuxième album chez Concord Jazz. Vous voyez la couverture : nous avions voulu qu’il y ait une coupe de glace comme photo parce que tous les trois nous raffolions de la crème glacée ! C’est un disque de 1982, presque quarante ans, c’est bien de l’avoir encore !
Vous avez aussi enregistré sur le label MPS qui a produit beaucoup de disques d’Oscar Peterson.
Oui, et c’est Oscar qui a conseillé de me donner un contrat. Je le dis avec humilité, mais Oscar m’aimait, il y avait quelque chose de spécial entre nous. Et évidemment, on a souvent fait la comparaison « Oscar-Monty »… Mais mes influences viennent aussi d’Errol Garner et d’Ahmad Jamal, Wynton Kelly…
« Triple Treat » à Dinant sera un double « Triple Treat » puisque vous aurez deux guitaristes : Russell Malone et Philip Catherine.
Oui, ces dernières années, Russell a beaucoup joué avec Ron Carter en trio, sans batterie. Le premier grand trio sans batterie a bien sûr été celui de Nat King Cole. Ensuite Oscar Peterson, Ahmad Jamal aussi. Avec Ray Brown et Herb Ellis, nous n’avions pas besoin non plus d’un batteur, nous formions à nous trois une rythmique en soi… J’ai suggéré pour le festival de Dinant de recréer ce Triple Treat du dernier album avec Ray Brown et Russell Malone à la guitare, en 2001. Herb n’était pas bien à l’époque et nous avons eu d’excellentes vibrations avec Russell. Le contrebassiste que j’ai aujourd’hui est dans la lignée d’un Ray Brown; son père, le pianiste Gerald Wiggins, l’a d’ailleurs rencontré à Los Angeles. JJ Shakur a grandi en écoutant Ray Brown, Jimmy Blanton, des gens qui supportent le rythme de l’orchestre. En invitant un deuxième guitariste à Dinant, je crois que nous allons faire quelque chose de fantastique ! Je n’ai jamais joué avec Philip, mais j’écoute ce qu’il fait, ce sera un beau moment.
Et le répertoire ?
Philip m’a déjà demandé ce que nous allions jouer, il y a des tas de possibilités car nous avons un répertoire commun important, mais c’est surtout excitant pour Russell de rencontrer Philip Catherine.
Vous allez aussi participer à quelque chose de spécial à Dinant, une messe avec Rhoda Scott et un chœur de gospel !
Ce sera sûrement un moment très inspirant, j’ai beaucoup d’admiration pour Rhoda Scott qui swingue de façon incroyable et possède une grande connaissance du spiritual. En Jamaïque, j’ai aussi eu l’occasion d’enregistrer des morceaux qui ont une haute valeur spirituelle. Je considère déjà ce moment comme une offrande que je partagerai avec d’autres musiciens, et je pense aux messes sacrées que Duke Ellington a jouées et qui l’ont élevé comme un être humain plein de spiritualité. Cette messe sera un grand moment dans mon aventure musicale personnelle, j’en suis sûr.
Vous sortez en août un tout nouvel album sur la musique de Thelonious Monk.
Partons de Bob Marley : son éducation musicale provient de son éducation religieuse rastafarienne. C’est quelque chose que j’ai connu aussi à Kingston où les croyants grimpaient la colline près de chez moi avec des percussions et rendaient grâce, j’y ai fumé mes premiers joints de marijuana ! Parallèlement, on m’a parlé de Thelonious Monk et il m’a marqué par son style inhabituel, sa sonorité, son balancement, qui me faisait penser à la musique de mon pays. Lorsque Monk s’est installé dans son quartier de New York venant de Caroline, il était entouré d’immigrés de la Jamaïque et ces rythmes l’ont sans doute inspiré. Pour l’album, j’ai choisi des compositions de Monk pour les mixer avec une expérience rasta qui est sensible à la danse, et Monk adorait danser, il suffit de le voir dans les films de ses concerts. J’ai intitulé le disque « Warieka Hill » parce que c’est le nom de la colline près de Kingston où j’ai vécu.
Propos recueillis par Jean-Pierre Goffin – Photos © Jean Schoubs
Monty Alexander @Dinant Jazz Festival
Vendredi 26 juillet à 20:00 – Parc Abbaye de Leffe
MONTY ALEXANDER “TRIPLE TREAT”
Monty Alexander (piano), Hassan JJ Shakur (contrebasse), Russell Malone (guitare) & special guest Philip Catherine (guitare)
Samedi 27 juillet à 22:00 – Parc Abbaye de Leffe
MONTY ALEXANDER “HARLEM KINGSTON EXPRESS”
Monty Alexander (piano), Hassan JJ Skhakur (contrebasse), Jason Brown (batterie), Leon Duncan (basse électrique),
Wayne Escoffery (saxophone), Dennis Rollins (trombone), Karl Wright (batterie & percussions), Andy Bassford (guitare)
Dimanche 28 juillet à 10:30 – Parc Abbaye de Leffe
MESSE GOSPEL
Monty Alexander (piano), Rhoda Scott (orgues), Grégoire Maret (harmonica), Steve Houben (saxophone), Gospel Wings
Monty Alexander (Teaser) from Les Films de la Découverte on Vimeo.