Errobiko Festibala : La Pastorale en Marche
Pour la petite histoire, la naissance de Jazzaround, comme magazine papier, remonte à la même année que la première édition de l’Errobiko Festibala, un festival singulier, une rencontre multidisciplinaire, un acte politique même, dans le sens “gramscien” du terme, et dont le fondateur et maître de cérémonie est le chanteur basque Beñat Achiary.
Diane Gastellu de l’équipe de Citizen Jazz vient de publier un article sensible et pertinent sur le festival et plus particulièrement sur le concept de “pastorale urbaine” ! Le bon moment donc pour partager ce travail de terrain et de proposer l’article publié dans le numéro de septembre/octobre 1997 de Jazzaround, soit 15 ans plus tôt !
Errobiko Festibala, à Itxassou, cultive les arts comme d’autres les chênes : il faut planter maintenant pour récolter plus tard. Ainsi le festival 2012 n’était-il que le début d’une longue histoire. Citizen Jazz est arrivé à Itxassou l’été 2012, alléché par l’affiche de l’année, certes, mais aussi intrigué par un titre assez titillant : « Vers la pastorale urbaine ». Avant toute chose une précision : lorsqu’on dit « pastorale » au Pays basque, il ne s’agit ni de la circulaire d’un évêque, ni d’une symphonie champêtre, mais d’une espèce très particulière de théâtre populaire. Vous avez dit théâtre populaire ? Armand Gatti n’est pas loin. Il est même là, devant nous, dès la conférence-concert d’ouverture, portant toujours la veste en cuir noir de Buenaventura Durruti. Venu ici dans « un geste de fraternité », il évoque sa somme de 1312 pages sur papier bible, La traversée des langages [1] qui tisse des liens entre théâtre et physique quantique (« Niels Bohr, pas ce rigolo d’Einstein »).
Qu’est-ce que le sens ? Qu’est-ce que la réalité en matière d’engagement humain ? Comment reconnaître aujourd’hui la Rose Blanche [2] ? Gatti interroge et quand il répond, c’est pour ouvrir encore des portes. L’engagement humain vise à créer des significations et des relations nouvelles, dit-il, le sens n’est ni dans les choses, ni dans les humains mais dans le mouvement, l’interaction, l’énergie. Happening : un comédien, une danseuse, puis Gatti nous invite à chanter, nous, public. Une chanson basque. Ce sera « Hegoak » [3], entonné d’abord par Beñat Achiary et repris par toute la salle.
Mais alors, cette pastorale urbaine ? Nous en saurons plus le lendemain, lors de la conférence-débat du matin, toujours en présence d’Armand Gatti, mais aussi de spécialistes de la pastorale souletine : un errejent (metteur en scène, mais bien plus que cela), Jean-Pierre Recalt et un auteur, Patrick Quéheille, ainsi que deux proches d’Errobiko Festibala : Mixel Etxekopar et Nicole Lougarot, férus de tradition vivante [4] et eux-mêmes auteurs d’une « pastorale mini-format » consacrée à l’histoire du peuple Rom en Pays Basque [5]. Pour faire court : cette pastorale-là, intitulée Gerezien Denbora – « Le Temps des cerises » – sera consacrée à l’histoire ouvrière du Boucau, le port proche de Bayonne. « On aimerait qu’il y ait l’Adour, le port. Il y a plusieurs endroits possibles. Derrière l’aciérie d’ADA, plutôt, au cœur de l’histoire des ouvriers de la métallurgie. Jaurès était passé au Boucau ».
Qui ? L’errejent sera Beñat Achiary et l’auteur, Itxaro Borda, écrivaine de langue basque vivant à Bayonne, compagne de route de longue date de l’aventure Errobiko. Quand et où ? Cette année 2013 : une entrée en matière lors du festival des Ethiopiques de Bayonne, petit frère d’Errobiko, le matin du 17 mars au Boucau. Puis dimanche 23 juin 2013 dans le port de Bayonne, puis juillet à Itxassou pour Errobiko Festibala 2013, et enfin un lieu en Pays Basque Sud : Legazpi peut-être, ou Bilbao… En attendant la pastorale ? En attendant, Errobiko Festibala nous réservait quelques très beaux moments en cet été 2012. Foin de l’exhaustivité, il y a eu assez de coups de cœur pour que je ne vous parle que d’eux, cela fera déjà beaucoup.
Txalaparta
Jean-Claude Enrique et Txomin Dhers, dits Ttikia eta Handia – « le petit et le grand » – rendent hommage à Jesús Artze, disparu voici dix ans tout juste. Jesús et Josean Artze ont frappé leurs planches de bois à travers le monde, en compagnie de Beñat Achiary, Steve Lacy, Demetrio Stratos et jusque dans les oreilles de John Cage ou Steve Reich. La txalaparta, toujours jouée par une paire d’instrumentistes – un couple plutôt, tant l’entente est essentielle – permet toutes sortes de subtilités en dépit de son aspect rudimentaire, et l’enchevêtrement des deux lignes mélodico-rythmiques qu’improvisent les txalapartariak atteint ce soir des niveaux de complexité étonnants.
HiruAlde
Hiru alde – les trois espaces, en basque – se veut passerelle entre Europe et Afrique, entre Euskadi et tout-monde, entre passé, présent et futur peut-être. Le danseur Chrysogone Diangouaya saisit le son du saxophone dans son poing serré et le suit dans l’air avant de danser comme un pantin désarticulé sur une basse syncopée. Il danse avec son corps et son visage, illustre et projette du sens, passe en quelques secondes de son Congo natal au Pays Basque en passant par la danse contemporaine, ondule, mime un archer… Mélange de rythmiques africaines et de jazz européen, la musique de Hirualde repose sur des percussions très présentes, un saxophoniste soprano, sopranino et alto irrigué par tous les jazz contemporains, dont les interventions alimentent et structurent le propos commun (Matthieu Lebrun, à suivre absolument), une basse solide aux racines basco-afro-antillaises (William Legares) et une électronique discrète qui lie l’ensemble et installe des climats (Yann Renaud, qui joue également – très fort – de la batterie). Sur « Banako Bamako », Diangouaya danse, évidemment, un banako tandis que la basse, dans un groove très sud-africain, dialogue avec le saxophone. Julen Achiary, lui, ose enfin sortir sa voix de l’ombre paternelle, et n’a pas à en rougir. Sa reprise du traditionnel basque « Iturengo Arotza », traité comme un standard, est par exemple tout à fait convaincante. Matthieu Lebrun et Julen Achiary se retrouveront également, le surlendemain, sur le Pré des Artistes dans un set beaucoup plus expérimental mais non moins intéressant.
« Spécial Itxassou », une rencontre au sommet
Il est déjà tard après le concert de Hirualde. Escale à la buvette, joliment nommée la « Bargerie », et retour au trinquet d’Atharri pour le dernier concert rassemblant, s’il vous plaît, Michel Portal, Bojan Z, Beñat Achiary et Ramón López. Ils se sont retrouvés dans l’après-midi et ont eu à peine le temps de se caler, mais cela démarre très vite, sans temps mort. Portal dirige, impérieux. Bojan Z saisit une harmonie au vol, à partir de quelques notes esquissées par la clarinette, et en tire tout le jus. Ramón López jongle entre rythmique et climats, plante sur « Cuba si, Cuba no » un solo d’anthologie qui arrache à Portal une expression de pur bonheur, Beñat improvise sur « Son de negros en Cuba ». La clarinette basse, sans bec, parle et esquisse un bout de mélodie créole… Ce genre de concert ne se raconte pas mais se vit. Un rappel (« Bailador »), deux, trois ? On ne sait plus. Il est plus d’une heure du matin quand Atharri se vide, et personne n’a sommeil.
Parcours existentiels : Erwan et Guénolé Keravec
Comme l’indiquent leur nom et leurs instruments, ils sont bretons. Respectivement joueurs de cornemuse et de bombarde, ils en fouillent les sonorités jusqu’au tréfonds et poussent dans ses derniers retranchements la tradition armoricaine ; mais le trinquet d’Atharri, même équipé de rideaux, réverbère si fort les aigus que l’écoute en devient douloureuse. On appréciera mieux Erwan le lendemain sous le chapiteau du Pré des Artistes, à travers un concert qui rappelle parfois les recherches d’un Ryan Kernoa à la guitare : continuum sonore traversé d’infimes variations harmoniques qui l’emportent comme un courant. Erwan Keravec sonne sa cornemuse de façon très peu conventionnelle, utilise parfois la flûte comme un quatrième bourdon, multiplie les arrêts, les vocalisations, les fausses fautes techniques, bouche un bourdon, puis un autre, dérègle son instrument pour retrouver, en fin de compte, l’ensemble de ses harmonies : travail de déconstruction analytique et de reconstruction qui n’est peut-être qu’une étape, une station dans un parcours long comme une vie.
Didier Lasserre, solo
La même impression d’assister à un moment d’un parcours existentiel s’impose à l’écoute du solo du batteur Didier Lasserre, ascétique à force de concision, partant d’un tremblement pour aller, de rythmique lacunaire en haikus percussifs, vers un decrescendo continu qui descend vers l’infime, le souffle, le presque silence.
« Pilotarhitza »
Existentiel aussi, ô combien, ce spectacle total autour du danseur Mizel Théret associant danse, musiques, improvisation chantée en basque (bertsu) et collages d’extraits sonores pour évoquer l’identité basque à travers la pelote – pilota – et la parole – hitza. Nous en avions déjà vu l’embryon ici même il y a quelques années avec un solo de Mizel Théret mais ici, l’intention déborde le strict cadre de la danse. Il y a de très beaux moments dans ce spectacle, le propos est généreux et les interventions des bertsulari (parmi lesquels une très jeune femme), même quand on ne sait pas le basque, sont des temps forts. Pour autant, le spectacle dans son ensemble laisse un goût d’inachevé, peut-être trop figuratif ou trop didactique pour atteindre l’universalité qu’il mérite.
Duos – Deux batteries
Sylvain Darrifourcq et Fabien Duscombs : deux générations de batteurs mais un point commun : tous deux sont dingues de leur instrument. Leur duo commence sur le mode atmosphérique, avec beaucoup d’espace et un peu d’électronique, mais vire bientôt au duel, puis à l’exploration commune d’ambiances et de riffs, pour revenir à des climats plus sereins, cloches et frottements de toms.
Une voix et un accordéon
Mylène Charrier fait partie de la « famille » Errobiko ; elle est de celles et ceux que l’on a vus grandir au fil des festivals. En compagnie de l’accordéoniste Jean Christian Irigoyen, qui batifole de Piazzolla à Lubat en passant par Satie, elle dit des poèmes, souvent érotiques mais pas seulement, avec une précision et une qualité de voix qui rappellent Jeanne Moreau jeune. Beauté pure d’un duo sans apprêt, à nu.
Les Africains d’Itxassou
Eténèsh Wassié et le Tigre des Platanes ne sont pas une découverte pour Citizen Jazz – nous les avions vus il y a déjà 5 ans à Jazz à Luz et bien des fois depuis – mais on ne s’en lasse pas. Eténèsh, porteuse d’une tradition vivante, celle des Azmari, et le Tigre, quartet toulousain nourri de fanfare et de free jazz, c’est un peu comme si Edith Piaf était partie un jour en tournée avec l’Art Ensemble of Chicago. La rencontre impossible de deux mondes qui ne lâchent rien et pourtant s’entendent. Et ça danse, messieurs-mesdames. Régis Gizavo, lui, joue de l’accordéon, instrument traditionnel malgache s’il en fut. Ne riez pas, c’est la pure vérité : accordéon et valiha se côtoient depuis près de deux siècles d’un bout à l’autre de la Grande Île. Chaleureux, généreux, engagé, Gizavo explique beaucoup – la destruction de l’environnement, les brigands, l’émigration – et joue autant, efficacement accompagné par Patrick Goraguer et David Mirandon. Sa musique est gourmande comme lui-même semble l’être, digère les musiques du monde entier et les fait siennes, comme ce morceau cajun où les « z’haricots » semblent s’accorder très bien au romazava. Le public a dansé longtemps ce samedi soir, ce dimanche matin, quelques heures avant l’ascension rituelle du Mondarrain qui clôt chaque année le festival.
L’an prochain à Errobiko… et, sans attendre, les Ethiopiques de Bayonne pour baliser le parcours jusqu’à la pastorale. C’est tout de suite.
[1] Editions Verdier, janvier 2012.
[2] Référence à un groupe de résistants constitué par de jeunes étudiants allemands en 1942.
[3] Poème de Joxean Artze mis en musique en 1968 par le chanteur Mikel Laboa et rapidement devenu une chanson emblématique au Pays Basque.
[4] « La tradition, c’est comme une boîte », explique Etxekopar, « Si on la laisse fermée, au bout d’un moment on ouvre, ça sent mauvais et il n’y a plus rien ».
[5] « Ederlezi », qui se jouera à Gotein dans le cadre du festival Xiru du 21 au 24 mars 2013.
Textes et photos de Diane Gastellu Citizen Jazz