Loos-Legnini : duo d’exception

Loos-Legnini : duo d’exception

(c) Vincent BLAIRON

Charles Loos et Eric Legnini :

un duo d’exception !

C’est à un concert qu’on n’espère pas unique que nous invite Charles Loos et Eric Legnini, un duo concocté par deux de nos plus grands pianistes. L’événement a lieu au Théâtre 140 à Bruxelles ce 15 février. Parler de la genèse du projet, des choix de répertoire, c’est déjà saisir la complicité qui unit les deux musiciens.

Propos recueillis par Jean-Pierre Goffin

Vous souvenez-vous de comment est né l’idée de ce duo de pianos ?

Charles Loos : « Ça nous arrive de nous croiser dans les festivals. A Mons, lors du concert anniversaire pour le label IGLOO, je jouais en première partie avec Steve Houben, puis Eric jouait avec Philip Catherine, Antoine Pierre, Thomas Bramerie et Jean-Paul Estiévenart. En fait, je ne sais plus très bien comment l’idée est née… »

Eric Legnini : « Assurément, c’est par rapport aux masterclasses que tu es venu faire au Conservatoire Royal. Arnould (Massart), Vincent (Bruynincx) et moi avons fait une demande pour faire venir Charles. On a préparé les élèves sur des compositions de Charles, on les a travaillées. Je me faisais une joie de cette rencontre avec lui, de pouvoir jouer avec lui et les élèves. Mais suite aux grèves, je n’ai pas pu être présent, ma masterclass s’est faite sans moi et j’étais vraiment frustré car j’aurais aimé qu’on joue ensemble certaines de ses compositions que j’aime beaucoup. Par la suite, on a refait un concert à Paris avec IGLOO, avec Philip Catherine, et en discutant avec Christine (Jottard) et Rémi (Planchenault) j’ai émis l’idée de refaire un concert avec Charles. »

Charles, vous avez été le professeur d’Eric.

C.L : « Professeur, c’est beaucoup dire… »

E.L. : « ça date du premier stage auquel j’ai assisté avec Stéphane Galland à Libramont, où il y avait Charles et Michel Herr… »

C.L. : « En fait, Michel était venu nous visiter, et toi, tu avais juste quatorze ans lors de ce stage. A l’époque, les stages duraient deux semaines et j’étais là avec une vingtaine de garnements, dont Eric qui sortait évidemment du lot. On s’est bien amusé pendant ces quinze jours… Michel est venu dire bonjour comme il le faisait souvent à l’époque. Michel et moi avons joué lors de la jam et je te vois encore, Eric, béat d’admiration et disant : « Ooh c’est tellement beau ce que vous faites ! » Et quelques années après, exactement cinq ans je crois, en 89, Eric est venu comme invité et a donné une masterclass au centre culturel… On avait déjà senti le potentiel qu’il avait en 84, mais alors cinq ans plus tard, il avait étudié aux Etats-Unis, ce fut une vraie démonstration (rires d’Eric !) et on a passé tout le reste de la soirée au bar à discuter. J’étais sidéré par la maturité et la culture jazzistique d’Eric avec tout ce qu’il avait déjà entendu… C’était intéressant de parler avec lui de tout cela, de Coltrane, de Miles Davis… »

(c) Vincent BLAIRON

Vous parliez de pianistes ?

C.L. : « On ne parlait pas seulement de pianistes, c’était plus global. »

E.L. : « Oui, on parlait de disques qu’on écoutait à l’époque, de disques aujourd’hui devenus des classiques. »

Dans les premiers concerts du trio avec Stéphane et Jean-Louis Rassinfosse, il y avait beaucoup de thèmes joués par Keith Jarrett, Chick Corea…

E.L. : « Keith Jarrett a eu une énorme influence sur moi quand j’avais quinze-vingt ans. On a tous découvert en temps réel ce pianiste au Palais des Beaux-Arts avant même que le premier volume de « Standards » ne sorte. C’est tellement naturel aujourd’hui de jouer les standards de cette manière, mais à ce moment-là, c’était une bombe atomique. Ça a eu une immense influence aussi sur l’écriture, sur ce que j’écoutais… La connaissance et le choix des standards sont plutôt venus suite au travail avec Jacques Pelzer ; il y avait cette connexion avec les années cinquante-soixante, le répertoire… »

C.L. : « Il faut dire que Jacques en connaissait des standards ! Il disait toujours : Est-ce que tu te souviens de… Et il citait le morceau et on n’avait aucune idée de ce que c’était ! Je n’avais jamais joué ce truc-là ! Et il disait : Vous les jeunes avec votre « real book », alors que lui apprenait tout par cœur d’après les disques. »

Pour Charles, l’influence de Keith est tout aussi prégnante.

C.L. : « Oui, je me demande si je n’étais pas encore plus traumatisé par Jarret qu’Eric ne l’a été. Quand je réécoute des trucs de quand j’étais plus jeune, j’ai en fait dû me forcer à ne plus l’écouter… Quand je réécoute, je me rends compte qu’il m’a encore plus influencé que je ne le pensais. »

E.L. : « Je pense que c’est bien d’avoir cette étape où on a ses héros qu’on écoute ,qui vous inspire, mais à un moment donné, il faut s’en détacher sinon on reste dans une ambiance, et on n’est qu’un sous-sous-sous… Il faut à un moment donné avoir cette honnêteté de quitter cette influence, c’est dur… »

C.L. : « En ce qui concerne Jarrett, c’était particulièrement marquant ».

(c) Vincent BLAIRON

Aujourd’hui, le jazz est influencé par tant de musiques : Eric, lors des cours au Conservatoire, fait-on toujours référence au « real book » ?

E.L. : « Qui dit « real book » dit répertoire. Je les invite à d’abord écouter de la musique avant de lire quoi que ce soit, certaines partitions sont justes, d’autres super fausses. Il y a ce paramètre qui est très important pour moi : si tu apprends un standard, il vaut mieux l’écouter, avoir un coup de cœur, avoir envie de le jouer, l’apprendre d’oreille… Au moins tu as un vrai référent avant la partition… Si tu sais lire, tu vois qu’il y a des erreurs et tu peux alors faire ton propre « real book », checker les accords, apprendre les lignes de basse et peut-être pas en connaître six ou sept-cents, mais faire un vrai travail de fond. Un élève se posait la question de savoir si, avec tout ce qu’on entend aujourd’hui, il était encore utile d’apprendre ce répertoire… Evidemment que oui ! Tout ce qui a participé à la création de cette musique, tu es obligé d’y passer. D’étudier ce répertoire, de le pratiquer, même si il y a d’autres choses à faire. »

C.L. : « D’ailleurs quand on ne sait pas quoi faire à la maison, ou qu’on n’a pas envie de travailler une composition avec des passages un peu complexes, on prend un standard et on le travaille… Il y en a à la pelle… Je ne sais pas comment tu fais, Eric, mais moi je les travaille par tonalité. Ce matin par exemple, c’était sol majeur, c’était « I’ll Remember April », « Nuages »…

E.L. : « Ce qui m’a séduit chez Charles quand j’étais jeune, c’était l’écriture, la composition… Il y avait le duo avec Steve, le trio avec Maurane, l’esthétique me touchait beaucoup, il y avait une direction dans les compositions… »

C.L. : « Je me souviens que tu aimais beaucoup HLM et Maurane. »

E.L. : « Oui, j’adorais, c’est un des premiers concerts où ma maman m’a emmené, à la Courte Echelle à Liège, c’était avec Arnould Massart et Maurane, j’ai toujours adoré Claude… La manière d’écrire cette musique faisait partie de l’avant-garde parce que quand on écoute les morceaux de Charles aujourd’hui, on sent que ce sont des morceaux qui perdurent. Et l’esthétique est là par rapport à ce qui se passe aujourd’hui, il y a des couleurs qui font qu’on a envie de les jouer aujourd’hui. Certains morceaux de Charles sont des standards »

C.L. : « En toute honnêteté si il y a un standard avec HLM, c’est « Enfance » et c’est un morceau de Steve. »

E.L. : « Un concert que j’avais adoré, c’est un duo de Charles avec Steve à la Bellone, c’était magique. »

(c) Vincent BLAIRON

Comment avez-vous composé le répertoire de votre duo ?

C.L. : « J’ai tout de suite proposé à Eric de prendre des compositions à lui et mes compositions à parts égales. Puis, j’ai proposé un morceau qu’Eric a beaucoup joué en début de carrière, « Falling Grace » de Steve Swallow, et puis quelques surprises, on ne va pas tout dire… Il y a un de mes morceaux qu’Eric aime beaucoup « Growling Face » qui est une réponse à « Falling Grace » On est très vite tombé d’accord sur le répertoire… Et j’ai aussi écrit un petit morceau pour l’occasion, un morceau simple sur lequel on peut développer musicalement. »

E.L. : « Falling Grace » est un morceau qu’on jouait beaucoup à l’époque où je l’ai enregistré sur «Antraigues», je l’ai aussi joué avec Toots. »

C.L. : « Toots m’a aussi fait le plaisir de jouer « Growling Face »

Comment se passent vos répétitions ?

C.L. : « Au vu de la répétition, ça groove facile. Quelqu’un l’a dit un jour que jouer avec moi, c’était confortable et je suis heureux de mettre ce confort au service d’Eric »

E.L. : « Oui, je confirme, c’est plus que confortable. »

C.L. : « J’ai l’impression qu’il a un foisonnement d’idées permanent. Il y a beaucoup d’imagination dans ses interventions qui sont très porteuses. »

Eric a consacré plusieurs albums à la voix, avec Fender, quelque chose de plus soul, funk, très influencé par les pianistes noirs américains. Ça a pu influencer votre duo ?

C.L. : « Tout ce qu’on a fait nous enrichit, même si on ne sent pas l’influence du funk par exemple, toute l’expérience variée d’Eric est enrichissante. Le fait de jouer acoustique est la quintessence de ce qu’on fait. »

E.L. : « Notre rapport au son est vraiment intéressant. Le fait d’être totalement acoustique. J’ai cette envie de revenir à des concerts et des enregistrements qui soient vraiment acoustiques, de me rééloigner de la production, de l’électrique, de revenir à la maîtrise de ce que tu joues. »

C.L. : « Enormément de pianistes qui sont passés par l’électrique sont revenus à l’acoustique à un moment donné, Herbie Hancock par exemple. »

E.L. : « Pour le piano, c’est vraiment particulier car il y a le travail du son, la balance, la dynamique que ce soit pour soutenir, être complémentaire, prendre la parole. Si il n’y a pas d’écoute, ce flot unique basé sur le moment, ça ne peut pas fonctionner. Au début, ça m’a fait peur d’avoir deux pianos, ça devient plus courant – en France, il y a même aujourd’hui un ensemble de quatre claviers, deux acoustiques et deux Fender… Si il n’y a pas d’écoute, il n’y a pas de musique. Comme disait Charles, ce qui est intéressant c’est qu’il y a des moments où on ne sait plus qui joue, ça devient un son, ce qui est difficile, je trouve, au sein d’un même instrument et particulièrement sur le piano parce qu’il y a les tessitures, tu peux avoir plein d’effets, c’est très fort et séduisant dans la démarche. »

(c) Vincent BLAIRON

Eric, tu n’as jamais sorti d’album « live »

E.L. : « Non, en effet, je n’ai jamais fait d’album « live.

Pour avoir un jour assisté à une journée de studio de ton trio – c’était pour « Big Boogaloo » à Amiens – j’avais été frappé par la concentration constante à l’écoute des morceaux que tu enregistrais six ou sept fois, le souci du détail. Pourrait-on envisager un enregistrement et un cd « live » suite à ce concert au 140 ?

C.L. : « C’est un peu tôt pour le dire, il peut y avoir des moments magiques, mais d’autres aussi… Si un jour ça devait se passer, ce serait avec un montage de plusieurs concerts d’où on reprendrait les meilleurs morceaux. Personnellement, ça me stresserait. »

E.L. : « C’est pour moi deux choses tout à fait différentes. Quand tu es en concert, il y a un instant que tu partages avec le public, l’atmosphère, le piano… Tu essaieras toujours d’être prêt pour que la musique passe, c’est le jeu, tu joues pendant une heure, tu racontes quelque chose, tu es inspiré, parfois tu ne l’es pas… Dans un studio, le fait de pouvoir réenregistrer est confortable. Tu n’es pas sans filet, c’est un « work in progress », tu sais où tu veux arriver. Là, tu n’as que la limite du temps, tu peux rejouer dix fois un morceau, c’est un luxe, mais c’est intéressant aussi parce que tu peux progressivement maîtriser un morceau, éliminer le stress, tu espères toujours que ce sera inspiré. Le «live» est une photo de l’instant et il faut l’accepter. »

C.L. : « Pour moi, tu peux te permettre d’être plus audacieux en « live », c’est une énergie différente. Il arrive qu’on oublie la lampe rouge et qu’on se laisse aller. Parfois on se permet des audaces, on est parfois même plus inspiré. En studio, je me sens parfois trop rigoureux, trop conscient des imperfections. J’ai l’impression qu’Eric est plus à l’aise que moi en situation de studio alors que moi qui ai enregistré plusieurs choses en public, c’est plutôt là que je me sens bien. C’est une situation que j’envie chez Eric. Si on enregistre une tournée, il y a moyen de faire des montages sur le même morceau avec les moyens techniques actuels. »

La porte est ouverte à un enregistrement…

C.L. : « Ca m’étonnerait qu’il n’y ait pas d’autres concerts dans les mois à venir. »

 

Concert le 15 février à 20h au Théâtre 140, avenue Plasky 140, à Schaerbeek. Infos sur www.le140.be