Michel Delville, guitare, impro et électro !

Michel Delville, guitare, impro et électro !

Michel Delville : guitare, distorsion et électronique.

Professeur de littérature anglaise à l’Université de Liège, Michel Delville est aussi reconnu depuis une quinzaine d’années comme un des musiciens-compositeurs parmi les plus originaux de la sphère jazz, rock et jazz-rock à la fois. Avant la sortie du nouvel album de son trio Machine Mass, sur le label newyorkais Moonjune Records – enregistré avec David Liebman, s’il-vous-plait ! – il présentera cette nouvelle formule au Festival « Jazz à Liège » le 4 mai prochain.

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Portrait et découverte de l’univers musical de ce Liégeois.

« Selon mes parents, j’écoutais Mozart et Beethoven en boucle à l’âge de  5 ou 6   ans ! J’avais un disque de la Symphonie Héroïque de Beethoven par Von Karajan… En somme, je suis passé de « Héroïca » à « Heroes »… J’étais plutôt orienté Beatles, Bowie, Zappa. Je dévorais la bibliothèque et la discothèque de mon frère aîné qui m’exposait à des bizarreries musicales qui m’ont marqué jusqu’à  aujourd’hui. A l’Académie de Seraing, je suis le solfège et la guitare, mais je m’en suis détaché pour un départ aux USA ; je suis alors devenu autodidacte du rock, du jazz et du jazz-rock et c’est à ces termes qu’on associe mes créations musicales. »

Quelle sont les premières écoutes importantes pour toi ?

« Ma première rencontre avec la musique expérimentale c’est celle de Frank  Zappa. Mon frère m’a fait écouter  « One Size Fits All », j’ai découvert alors qu’il était difficile de faire une musique exigeante expérimentale, et qui en même temps puisse être écoutable, sur laquelle on pouvait même danser, taper du pied, un compromis entre musique expérimentale et celle possible à écouter. Mon frère m’a alors fait évoluer vers des albums plus difficiles, plus expérimentaux encore.  Après Zappa, j’ai découvert Varese, Messiaen…»

Comment apprivoise-t-on la musique de Zappa ?

« Il était difficile à cette époque de concilier apprentissage classique avec cette passion pour Zappa. Alors, je mettais un vinyl et j’essayais de déchiffrer les solos pour les jouer par cœur… Ses grands solos me fascinaient ! Mais vers l’âge de 20-22 ans, je me suis dit qu’il était temps de me construire une personnalité musicale, influencée par Zappa certes, mais qui soit indépendante de ce que je fais. A l’époque, je voulais jouer la musique que j’avais dans la tête et que je n’entendais jamais à la radio… Quand j’y pense, c’était à la limite un peu arrogant parce que je n’avais aucune idée des difficultés musicales et extra-musicales que j’allais rencontrer : faire en sorte que cette musique difficile puisse être écoutée et jouée sur scène… »

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Vient ensuite la rencontre « Soft Machine ».

« Il me fallait trouver d’autres modèles plus faciles à jouer… « Soft Machine » est un éblouissement de jeunesse que j’écoutais déjà dans la discothèque de mon frère. J’ai trouvé le jazz modal de « Soft Machine » plus facile à apprivoiser que le contorsionnisme  musical de Zappa… J’ai alors rencontré des musiciens liégeois avec lesquels j’ai fondé un groupe fin des années 80, on jouait au « Lion s’Envoile » et ailleurs… On avait l’occasion de faire entendre notre musique à un public qui n’était pas si clairsemé, le « Lion » marchait bien à cette époque. « Soft Machine » est donc devenu ma  seconde influence avec d’autres groupes de l’école de Canterbury comme « Caravan », « Camel » ou « Hatfield and The North », mais il fallait aussi y ajouter Charlie Mingus et John Coltrane qui est mon troisième grand éblouissement ; vient ensuite la musique électronique comme « Amon Tobin »… Tout cela se mélange dans un syncrétisme musical qui amène un maelström donnant un peu le vertige… »

Tu vas rencontrer beaucoup de musiciens importants de la scène britannique.

« Le premier, c’est Elton Dean, j’ai composé des musiques pour lui qui sont sur l’album « Elton Dean and The Wrong Object ». Tout était écrit, on a répété chacun de son côté, puis quelques jours plus tard, on s’est retrouvé à Liège. Elton est tombé malade chez moi et on a dû le conduire à Paris pour l’hospitaliser ; du coup, on a fait la tournée sans lui. Il nous restait un concert à Paris lorsqu’il est sorti d’hôpital et je trouvais indécent de lui demander de jouer car il était encore assez faible, mais c’est lui qui m’a appelé pour faire ce concert. En route vers Paris, nous tombons en panne et arrivons cinq minutes avant le début du concert : pas de répétition, pas de soundcheck… A la fin, Elton nous dit avoir joué son meilleur concert depuis dix ans. Pendant le retour, on écoutait la bande dans la voiture et j’ai vu Elton sourire : « Tu vois, Michel, pas besoin d’aller en studio, on tient l’album ! » Malheureusement Elton est décédé trois mois plus tard, mais avant il avait parlé de ce concert à Leonardo Pavkovic, le fondateur de Moonjune Records qui me téléphone un jour pour publier le concert sur son label ! Il disait ça à quelqu’un qui cherchait depuis longtemps qui pourrait publier ses bizarreries musicales ! Grâce à Elton, ça a été le début de la carrière internationale du « Wrong Object ».

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La collaboration s’est prolongée avec Moonjune.

« Le label a en effet continué à s’intéresser à nous et nous a demandé d’enregistrer en studio. A la même époque, nous recevions un joli subside de la Communauté Française qui nous a aidé à réaliser le projet et de sortie « Stories From The Shed » , l’album dont on a le plus parlé, parce que le plus abouti, le plus réfléchi, avec le line-up de base : Laurent Delchambre, Jean-Paul Estiévenart, Fred Delplancq et Damien Polard. Leonardo a continué à croire en moi et je suis devenu une sorte d’artiste en résidence pour le label puisque je suis celui qui a le plus enregistré aujourd’hui. Il y a une vraie relation de confiance qui s’est installée. »

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Tu as ensuite fondé d’autres groupes.

« DouBt » a été suscité par Leonardo qui voulait un « power trio » dans le style du « Lifetime » de Tony Williams. On a tourné en Europe et au Japon avec Alex Maguire et Tony Bianco.  Ensuite, grâce à une tournée en Angleterre avec The Wrong Object et Annie Whitehead, j’ai rencontré Robert Wyatt : il était assis au premier rang lors d’un concert à Lincoln. Nous étions tellement impressionnés qu’on a eu des difficultés à démarrer le premier morceau ! Après le concert, on a beaucoup parlé, notamment de son amitié avec Philip Catherine et on a continué à correspondre. Un peu plus tard, le manager d’Anthony Braxton m’a sonné pour me dire qu’il fallait développer le projet d’Annie Whitehead et m’a demandé de coordonner les anciens musiciens de Wyatt. Il avait retenu tous les musiciens que j’avais proposés : Richard Sinclair, Dagmar Krause, Alex Maguire, Chris Cutler, John Edwards… et mon nom à la guitare ! J’ai cru à une plaisanterie ! Et j’ai réalisé mon rêve : jouer avec les gens qui étaient mes Beatles à moi… c’était le projet « Comicoperando », nous avons joué au Festival de Modène en 2010 et fait une mini-tournée en Europe et au Canada en 2011. »

On en arrive à « Machine Mass » dont tu présenteras la nouvelle mouture au Festival Jazz à Liège le 4 mai. 

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«  L’album sorti en 2011 marque un tournant dans la mesure où on fait de plus en plus de l’électronique, Jordi Grognard, Tony Bianco et moi. Le répertoire est plus tourné vers le jazz, le groove et la musique du monde car je joue aussi du bouzouki. On fait appel à des ordinateurs pour des loops et des samples modifiés sur scène de façon spontanée. Si je devais définir cette musique, je ne parlerais pas de fusion – qui évoque des choses surannées – ici, c’est plutôt une musique qui oscille entre jazz et musique du monde entre compositions et improvisations. Toni Bianco y emploie des boucles de basse très longues… Pour cette musique, Ornette Coleman parlait de musique pantonale plutôt qu’atonale parce que les cycles sont tellement longs et qu’on retombe sur le début de la boucle une ou deux minutes plus tard, alors que dans la musique électronique, les boucles sont de courte durée. »

Tu viens d’enregistrer avec Dave Liebman et Tony Bianco un nouvel album de « Machine Mass ». Comment est né ce projet ?

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« C’est très simple. Pour Tony, c’est la continuation d’un projet avec Dave Liebman intitulé « Monkey Dance » et qui avait donné naissance à un album. C’était pour Toni la première tentative de créer un environnement électronique basé sur des boucles rythmiques longues avec aussi plus de polyrythmie. « Machine Mass » n’a fait que raviver cette approche chez Tony qui m’a proposé de retravailler dans ce sens. L’occasion de jouer avec Dave Liebman s’est présentée en septembre 2012 et on a enregistré en Pennsylvanie près de l’endroit où habite Dave. On a enregistré un répertoire que nous avions travaillé à distance par e-mail. Cela s’est passé de façon décontractée, mais exigeante et enrichissante. La bonne surprise, c’est que ce fut plus qu’un simple travail d’un duo qui s’adjoint un guest, non : Dave travaille en ce moment avec nous sur le mix, c’est vraiment un travail collectif. Par rapport à l’album précédent, les couleurs sont différentes, c’est plus riche en sonorités atmosphériques. »

Vous jouerez donc à Liège au festival le 4 mai ?

« Oui, et Dave Liebman est ravi de revenir à Liège. Au départ, il ne savait pas que j’étais liégeois ; lorsqu’il l’a appris, il m’a parlé de sa rencontre avec Jacques Pelzer.»

Comment définirais-tu ton son de guitare ?

« Dans « Machine Mass, « DouBt », « Wrong Object » et les autres, mon son est caractérisé par une bonne dose de distorsion… pas toujours facile à faire passer ! Je vais peut-être jeter un pavé dans la mare, mais les programmateurs rock sont de ce point de vue beaucoup moins ouverts à ce genre que dans le jazz… « Aka Moon » n’aurait peut-être pas percé si les producteurs jazz avaient une mentalité étriquée… Le son très rock que ma guitare injecte à la limite de la saturation ne nous a jamais empêchés de passer dans les festivals de jazz, à Liège, au Gaume, en Flandres, à l’étranger. »

L’improvisation prend une grande part dans ta musique… Une forme qui se travaille ?

« L’improvisation est un concept qui ne s’apprend pas en académie – même si bien sûr il y des classes comme celle de Garret List. L’impro requiert une grande culture musicale, une concentration de tous les instants, chaque note doit être pensée, l’improvisation libre n’existe pas, c’est un mythe. C’est une forme musicale qui intègre le bagage de chaque musicien, des maniérismes, des tics… Pour moi, c’est le contraire du « n’importe quoi ». Derrière l’abstraction musicale, on reconnait le talent d’un musicien, des gens comme Elton Dean, Paul Dunmall ou Peter Brötzmann… Ils ne sont pas si nombreux les improvisateurs qui durent et qui inspirent le respect. Cela nécessite une exigence de tous les instants sans laquelle il est impossible de s’abandonner à la musique, de connaître des moments de grâce de quelques minutes pendant un concert… Mais ça représente un infime morceau de la vie musicale de tout un chacun… Ce qui me plait le plus, c’est de donner l’impression sur scène que les choses sont écrites alors qu’elles ne le sont pas ou, au contraire, qu’elles sont improvisées alors qu’elles sont écrites. »

Propos recueillis par Jean-Pierre Goffin

Portrait : Michel Delville from zero4 on Vimeo.