Laurent Dehors, entretien

Laurent Dehors, entretien

Laurent Dehors

Compositeur passionné par les couleurs et le timbre, Laurent Dehors mène avec son ensemble Tous Dehors un travail remarquable de rencontres avec les musiques écrites occidentales.

Laurent Dehors est désormais un personnage qui compte dans le paysage du jazz français. Compositeur passionné par les couleurs et le timbre, il mène avec son ensemble Tous Dehors un travail remarquable de rencontres avec les musiques écrites occidentales, démarche qui s’est traduite récemment par Les sons de la vie, une collaboration avec l’orchestre de l’Opéra de Rouen-Haute-Normandie. Parallèlement, ce poly-instrumentiste a publié Chansons d’amour, un duo plein d’émotion avec le pianiste Matthew Bourne. Rencontre avec un musicien plein de sensibilité et d’une grande maturité.

– Il y a quelques semaines, vous avez créé à Rouen Les sons de la vie. Pouvez vous évoquer pour nous cette nouvelle création ?

Je suis resté sept mois devant ma table à écrire pour Tous Dehors et l’orchestre de l’Opéra de Rouen-Haute-Normandie, et puis en une soirée c’était fini. C’est un peu frustrant, d’autant qu’on n’a pas pu enregistrer dans des conditions de studio, mais c’est un véritable bonheur d’écrire pour un ensemble pareil, avec cette profusion de timbres, ce « cross-over » comme ils disent ! C’était passionnant de confronter deux mondes ; pour cela, il y avait une excellente interface avec Samuel Jean, le chef d’orchestre. Nous avons beaucoup travaillé en amont pour que les choses se passent bien. J’ai adoré pouvoir écrire ce que je voulais.

Quelle différence d’approche entre l’écriture pour Tous Dehors et celle pour l’Orchestre de l’Opéra ?

J’ai la chance d’avoir un orchestre de jazz qui joue formidablement bien, ce qui évite bien des concessions. Les musiciens qui m’accompagnent dans Tous Dehors connaissent mes phrasés depuis si longtemps que, sauf si ce que je demande est extrêmement pointu, je n’ai pas besoin de l’écrire. On se comprend tout de suite. Ils ont la double culture. Ils ont « fait les écoles », mais ils ont exploré plein d’autres musiques aussi. Donc, quand il faut jouer une musique extrêmement précise, ils savent, et quand il faut faire autre chose, ils savent aussi. Et ça, c’est un grand bonheur. En face, bien que dans l’orchestre il y ait des gens qui font de l’impro et de la musique contemporaine, ils n’ont pas forcément cette double culture.

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Laurent Dehors © Franpi Barriaux

A la première répétition, j’ai parfois eu l’impression d’être un Martien ! Puis, petit à petit, les visages se sont détendus, ils sont entrés dans la musique, les contrebassistes ont été les premiers à afficher un grand sourire… C’est aussi pour cela que c’était fait, en plus de faire venir à l’opéra des spectateurs qui n’en n’avaient pas l’habitude : faire que deux mondes se rencontrent. J’ai fait des pieds et des mains pour obtenir un maximum de répétitions en amont. Un mois avant, j’ai rencontré les chefs de pupitre, j’ai expliqué ma musique, je leur ai demandé de suivre des élans mélodiques où l’on pouvait choisir ses notes…

Ils auraient pu y aller avec des semelles de plomb, mais au contraire, tout le monde était très motivé. Je leur ai fait jouer des choses dont ils n’ont pas l’habitude. J’ai aussi utilisé les cordes pour ce que ça peut donner de plus classique, comme sur la ballade « Toi », mais aussi dans « La fin de l’été » [1] un morceau qui, avec l’orchestre de l’Opéra, sonne comme le concert du Nouvel An à Vienne… Sauf que le solo qui vient, c’est un solo de scie musicale joué par Catherine Delaunay ; ça fait sonner les violons très différemment ! Je me sers énormément de ça. C’est l’effet papillon, on amène un truc dans une couleur et elle vire vers une autre. Ce qui fait plaisir, c’est que les sourires était là. On était dans la rencontre, pas dans le collage. On s’est rentré dedans. On est dans un période où l’on ne se frotte plus. Tout est lisse. Ça me broute, quand c’est lisse.

– Les musiciens de Tous Dehors changent peu, vous avez désormais des piliers comme Delaunay, Chevallier, Chancerel ou Quillet. C’est important, dans l’approche très timbrale de votre musique de toujours compter sur ces poly-instrumentistes ?

Bien sûr ! Avec eux, on peut aller d’ambiances très chambristes à des choses plus rock’n’roll, voyager à travers les styles. Il y aura toujours des gens pour qualifier ça d’auberge espagnole, mais c’est notre génération. On écoute ou on a écouté plein de choses très différentes. Gamin, j’écoutais aussi bien le Top 50 avec Patrick Juvet que les grands concertos de violon car ma mère écoutait ça. Elle était abonné à La Guilde, une espèce de France Loisirs de la musique classique avec chaque mois le grand concerto… Jacques Chancel, quoi !

– On a remarqué un nouveau venu dans Tous Dehors, Franck Vaillant à la batterie. Qu’apporte-t-il à l’orchestre ?

On travaille ensemble depuis deux ans. C’est un musicien qui cisèle mon écriture. J’entends avec lui la musique comme je ne l’avais jamais entendue. Certains batteurs peuvent alourdir la musique quand elle est très précise. Franck Vaillant l’allège. Elle prend l’air, elle s’agite… C’est quelqu’un qui prend les choses à cœur et travaille énormément. Il est vraiment génial, à l’instar du reste de l’équipe d’ailleurs.

– Vous qualifiez Les sons de la vie de poème symphonique. C’est la quatrième fois que vous jouez un programme à l’Opéra de Rouen-Haute-Normandie… N’y a-t-il pas la tentation d’écrire un opéra ?

Évidemment ! Je suis pas un littéraire, mais si un jour il y a un beau texte, je m’y jette à corps perdu, tout de suite… C’est un peu ce que j’ai fait avec ma Petite histoire de l’Opéra. Il y a beaucoup de choses détournées, mais parfois je me suis servi du texte pour bâtir autour. Dans le livret du King Arthur de Purcell, j’ai juste pris le texte pour ses consonances, le son, et j’en ai tiré six mini-« opéras seconde »… Darius Milhaud avait fait des Opéras minute, j’ai fait des Opéras seconde !

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Laurent Dehors © Franpi Barriaux

-Quand Laurent Dehors est évoqué dans la presse, on met souvent en avant une musique « gaie »… En était-ce un peu trop que cette sempiternelle image d’iconoclaste ?

Souvent l’idée préconçue l’emporte, surtout si on n’écoute que le premier et le dernier morceau. Il faut toujours résumer une carrière en un mot, et moi, c’est « iconoclaste ». Je pense faire de la musique qui doit être écoutée plusieurs fois. Ça ne saute pas à la tronche tout de suite. Au bout d’un moment on voit des choses qu’on n’avait pas entendues de prime abord. Si l’on reprend toute la musique de Tous Dehors, on trouvera des moments paisibles, lents, voire pas drôles… Récemment, j’ai réécouté Tu tousses, paru en 2003. C’est un disque qui a reçu un accueil étrange à l’époque. On avait failli jouer le seul morceau « Tu tousses » pendant une heure sur le disque, mais collégialement, le groupe ne l’avait pas souhaité. Ce morceau sent le gaz-moutarde, la guerre de 14… Ce n’est pas drôle du tout.

Et puis le rire parfois, c’est effrayant ! Quand, dans Carmen, Don José frappe Carmen puis chante « La fleur que tu m’avais donnée », c’est sordide. C’est un salaud ! J’avais tourné ça en chanson Seventies insouciante. Beaucoup de gens rigolaient. Moi ça me fait plutôt peur… Elle se fait battre ! Vous ne trouvez pas ça bizarre ? Je ne suis pas rigolo, je parle de choses profondes. Les gens préfèrent rester en surface. Il faut avoir l’air triste. Avoir l’air profond. On devient l’ami de quelqu’un quand on apprend à le connaître. Écouter de la musique, c’est pareil.

– Depuis quelques années, il y a quand même une volonté de casser cette image d’iconoclaste.

Je fais plus attention à moi. Quand on est plus jeune, on ne fait attention qu’à l’image. J’ai 48 ans et je fais ce que j’ai envie de faire. Le fond ne change pas. Il n’y a pas que la façade. Ma musique, ce n’est pas un point, c’est une ligne. Bon, une ligne pas droite, mais une ligne. C’est ce que je suis. C’est une photo, une vieille photo. Mais il reste toute votre vie à côté. Je suis quelqu’un d’heureux. J’avance, sur ma ligne.

– Ce sont les clarinettes qui vous ont permis de trouver cette voix/e ?

On avance quand on trouve ce qu’on n’était pas en train de chercher. J’ai bossé la clarinette classique avec Jacques Lancelot [2]. J’ai aussi fait de la guitare quand j’étais ado, car la clarinette, pour draguer, on fait plus glamour, alors qu’une bonne vieille quinte à la gratte… J’ai passé mon concours, puis j’ai rangé la clarinette parce que je voulais jouer vite et fort comme tous les ténors de l’époque… Et puis j’y suis revenu. On ne choisit pas un instrument par hasard. Il y a une psychologie de l’instrument. Il y a une psyché du bassiste, du clarinettiste, du saxophoniste… Le fait de passer à la clarinette basse, qui n’est absolument pas le même instrument, puis de revenir à la clarinette soprano a fait transparaître quelque chose de plus intime en moi. Comme dans Chansons d’amour, le disque en duo avec Matthew Bourne.

– Ce disque semble effectivement indiquer une nouvelle voie.

Il y a des gens avec qui on est en synergie immédiatement. Qui vous font dresser le poil illico. Avec Matthew, ça se passe tout de suite. C’est comme en amour, il y a des gens avec qui ça se passe tout de suite mais ce n’est qu’une passade, et des gens avec qui on pourrait passer sa vie. Il fait évidemment partie de la seconde catégorie. Je l’ai rencontré dans un festival avec mes collègues belges de Trio Grande. Un choc. Il a un son à lui. Il peut jouer des choses hyper-complexes, et je lui en ai écrit ! C’est un improvisateur remarquable, avec un imaginaire. Un grand musicien ! Je le lui ai dit dès notre première rencontre que d’habitude je n’aimais pas le piano, mais que là c’était formidable. Ça l’a beaucoup touché. Lui aussi a la double culture. Chez les pianistes classiques, il y a toute une palette sonore qui est travaillée. Matt a ça. Il développe vraiment tous les timbres. Il vous pousse à aller plus loin tout en n’ayant peur ni de la lenteur, ni du silence… Il faut remercier le label Emouvance et notre producteur Claude Tchamitchian, qui nous a laissé trois jours aux studios de La Buissonne. Le premier jour on a enregistré toute la thématique, et ensuite les improvisations. On aurait pu sortir trois disques. Ça nous a permis de choisir ce qu’on voulait faire entendre. C’est un luxe.

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Laurent Dehors © Franpi Barriaux

– Vous avez dit ne pas aimer le piano… Comment l’a pris Andy Emler ? Vous avez aussi joué en duo avec lui sur Pause ?

Ah, mais je fais exception pour quelques personnes, dont Andy évidemment ! J’ai fait mon journaliste, j’ai lâché une phrase à l’emporte-pièce ! J’aime jouer avec Andy Emler. Ce n’est pas la même chose. C’est pareil que pour Matthew, quand il joue, on sait tout de suite que c’est Andy. Notre duo sur Pause commence dans le noyau de la Terre, par la clarinette contrebasse, et finit par la petite clarinette en si bémol, dans le suraigu. Ça s’appelle « Dehors dans les nuages », alors, je finis dans les nuages ! Andy s’est aperçu au fil du temps que la clarinette, ça pouvait être beau ! Parce que comme moi, quand il était jeune il pensait que c’était Claude Luter ou ce genre là… C’est aussi pour ça qu’il m’a écrit une belle ballade à la clarinette en si bémol dans le dernier MegaOctet. J’en suis content, j’adore jouer des ballades !

– On se représente toujours Laurent Dehors en « bande » (Tous Dehors, MegaOctet, etc.) Le solo vous tenterait ?

J’ai essayé et ça me fait chier. L’amour, c’est mieux à plusieurs. Le but du jeu, c’est la communication et la rencontre. La musique, comme le théâtre, c’est un truc collectif. On a tous un alter ego. A deux, c’est bien.

[1] Que l’on peut retrouver sur l’album Happy Birthday.

[2] Célèbre clarinettiste classique et pédagogue qui enseignait au CNR de Rouen.

Entretien publié le 21 JANVIER 2013 par CITIZEN JAZZ