Margaux Vranken – Univers unis
Margaux Vranken © Gulnara Khamatova
Chanson et improvisation au chœur (cœur) du premier et convaincant projet de Margaux Vranken : « Purpose », publié chez Igloo. Elle nous en parle avec enthousiasme.
Le piano et le jazz, comment sont-ils entrés dans votre vie ?
Margaux Vranken : Il y avait un piano à la maison… Mes parents m’ont tout de suite dit qu’il fallait faire les choses sérieusement, s’inscrire au cours de solfège. J’ai donc effectué dix ans de piano classique à l’académie de Schaerbeek, hyper sérieusement. Mon gros coup de cœur pour le jazz est venu lorsque j’avais quinze ou seize ans, lors d’un stage avec Alexandre Furnelle à l’Académie d’été. J’ai tout de suite accroché à l’improvisation et commencé à écouter beaucoup de jazz, à appréhender le répertoire, apprendre les standards. J’ai ensuite suivi les cours de l’Académie avec Bruno Castellucci avec qui je joue encore actuellement, un mentor génial qui a su m’encourager. Je suis alors entrée au Conservatoire très motivée, pas très prête mais très motivée. J’ai eu cours avec Stéphane Mercier, Vincent Bruynickx, Bruno Castellucci. Jean-Louis Rassinfosse m’a beaucoup épaulé dès le début en me faisant venir dans des lieux culturels. Nous faisions des jams ensemble, et Diederik Wissels m’a vraiment parrainé… En 2017, je suis partie un an aux Etats-Unis à Boston au Berklee Global College of Music. J’ai vraiment adoré la découverte du pays et des gens que j’y ai rencontrés. D’ailleurs, ceux qui sont sur l’album sont tous des musiciens que j’ai rencontrés là-bas.
«Je reviens beaucoup aux choses mélodiques, Wes Montgomery, Art Blakey, les années 50/60. C’est solaire, lumineux.»
Vous parlez d’appréhender le répertoire : quels sont les pianistes que vous avez surtout écoutés ?
M.V. : Au départ, c’était Bill Evans. Brad Mehldau, c’était encore trop haut perché pour moi quand j’avais quinze ou seize ans… J’écoutais beaucoup les chanteuses : Ella Fitzgerald, Diana Krall… En fait, je trouvais ça accessible et ça m’a donné l’envie d’apprendre les standards. Je trouvais cette musique efficace, je connaissais les paroles par cœur, ce qui m’aide beaucoup aujourd’hui, quand j’accompagne des vocalistes. J’ai une bonne connaissance du répertoire et du texte. J’aime beaucoup Miles Davis, le premier quintet surtout, avec Wynton Kelly, j’adore ! Il y a Oscar Peterson que j’ai beaucoup écouté, Tommy Flanagan aussi. Herbie Hancock à fond, ça s’est révélé progressivement avec le premier quintet puis Wayne Shorter, « Adam’s Apple »… Je reviens beaucoup aux choses mélodiques, Wes Montgomery, Art Blakey, les années 50/60 c’est solaire, lumineux.
Margaux Vranken © Robert Hansenne
Margaux Vranken © Robert Hansenne
Et aujourd’hui ?
M.V. : Pour le moment, j’écoute les premiers albums de Kurt Rosenwinkel, réalisés au début des années 90 avec les standards. J’adore Dexter Gordon, Cannonball Adderley un de mes préférés tous instruments confondus. L’album avec Nancy Wilson a été longtemps mon album de chevet, le chant c’est communicatif.
Pas étonnant dès lors qu’il y ait une chanteuse sur l’album.
M.V. : Oui, avoir un texte me manque souvent. J’adore ce qui est exprimé par la voix. Le fait d’avoir fait partie, adolescente, des jeunes des Chœurs de la Monnaie m’a marqué aussi. On a fait beaucoup de projets en chanson française. Aka Moon aussi… La musique vocale m’a vraiment marqué avec au début, les Beatles, les chansons pop, Paul Simon, les belles mélodies auxquelles on peut facilement s’identifier. Tout en restant ouverte à des choses plus complexes ces dernières années. J’ai été voir Craig Taborn avec Vijay Iyer, ça apporte aussi des expériences… J’écoute pour le moment beaucoup de R’n B, de soul, la musique afro-américaine.
«J’aime les univers mixtes, aussi bien au niveau musical qu’au niveau du genre hommes-femmes. Ça me parle cette représentativité du monde dans lequel on vit.»
La chanteuse de l’album, Farayi Malek, fait partie de vos rencontres américaines ?
M.V. : Nous étions dans la même classe, on était vingt pour le master d’un an. On a collaboré beaucoup pour des concerts pendant un an et elle m’est apparue comme une évidence pour l’album. On a écrit les textes ensemble, moi surtout des pistes… Je ne nourris pas trop d’espoir qu’elle soit là en janvier pour le concert à Bruxelles, à cause du corona… J’essaie encore d’y croire, j’espère pour l’été 2021… Mais ce sera elle seule, car faire venir tous les Américains, c’est plus compliqué… J’ai mon groupe belge avec Fil Caporali, Daniel Jonkers, Tom Bourgeois… et un quatuor à cordes flamand. J’aime les univers mixtes aussi bien au niveau musical qu’au niveau du genre hommes-femmes, ça me parle cette représentativité du monde dans lequel on vit, avec aussi une mixité de langues.
«Je savais que Berklee mettait en avant les échanges culturels. C’est une pépinière de talents, on s’y sent petit.»
Boston, le Berklee Global Jazz Institute, c’était important de partir ?
M.V. : C’est clair qu’ici, on est proche de tout : Paris, Berlin, Amsterdam… Ce qui me plaisait, c’était l’étendue du territoire et la mentalité qui va avec, un contraste avec la Belgique. Quand je raconte aux Américains qu’on est à moins de deux heures de Paris… Alors que là, on est à l’échelle d’un continent et pas d’un pays qu’on traverse en trois heures et demi. Quand on roule dans le Texas, dix heures après on est toujours dans le Texas, et ça, ça me plaît. J’aime voir grand, réunir des gens. Je savais qu’à Boston, j’allais avoir accès à des cultures, des manières de penser différentes. A Boston, j’ai travaillé avec des gens qui viennent du fin fond de l’Oregon, qui ont des origines différentes, qui sont dans une démarche de globalisation avec des ensembles de musique traditionnelle. J’ai découvert des instruments dont je ne connaissais pas l’existence : le khaloun, le lauta grec. Je n’avais jamais connu cette expérience, de partager avec des Palestiniens, des Chinois et une chanteuse serbe qui chante en turc… Pour moi, c’était vraiment ce que je recherchais, parce que je savais que Berklee mettait en avant les échanges culturels. C’est une pépinière de talents. Et on s’y sent petit… Au Conservatoire de Bruxelles, on est 75 en jazz, répartis sur cinq années, ça en fait quinze par année. A Boston et jusqu’à New York, il y a des milliers de musiciens.
Margaux Vranken © Robert Hansenne
Vous êtes allée par la suite à New York ?
M.V. : Je suis plutôt restée à Boston, parce que j’y ai eu du boulot avec des chorales, des chanteurs, et puis c’est une ville agréable à vivre. Mais je suis souvent allée à New York parce que c’est là qu’on a préparé l’album, avec des musiciens new-yorkais. Sur l’album, il y a des musiciens grec, israélien, polonais, américain et dans le quatuor à cordes, il y a la Corée, le Japon, la Chine ! Ce sont des choses qui me parlent, ce mix de cultures. Finalement, le line-up de l’album correspond très bien à ce que je recherchais en allant à Boston.
«La composition, c’est intuitif. Je ne me pose pas trop de questions. Par contre, l’arrangement, c’est minutieux.»
Comment s’est déroulé le processus de création pour l’album ?
M.V. : C’est un travail de longue haleine. J’avais un travail de fin d’année à présenter à Berklee et une partie de l’album s’y trouvait déjà parce que je m’y attelais depuis longtemps. Je travaille les compositions, je laisse reposer la pâte au frigo, j’y reviens dans un deuxième temps… Puis il y a les arrangements, je peux rester quatre heures sur une mesure… J’ai longtemps travaillé les arrangements pour cordes avec Diederik Wissels. Il m’a toujours épaulé. J’avais déjà un peu d’expérience avec les arrangements pour cordes. J’avais dû en présenter au Conservatoire de Bruxelles. On a eu pas mal d’échanges par mail sur l’écriture et l’arrangement. La composition finalement, c’est assez intuitif. Je ne me pose pas trop de questions. Par contre l’arrangement c’est minutieux. J’adore la relation entre les deux éléments, à la fois le côté cérébral et l’autre très intuitif. En entrant en studio, tout était préparé et j’avais envie de me centrer sur ma concentration personnelle en tant que musicienne et non sur des choses à devoir encore mettre au point. D’où aussi l’importance d’avoir Diederik sur place comme directeur artistique. Il est resté cinq jours avec nous.
«La musique a un impact positif sur la vie des gens. Particulièrement en cette période, pour le bien-être mental et corporel de chacun.»
La plage titulaire de l’album a un texte très fort.
M.V. : C’est un texte court, très concentré. J’ai parlé de la musique et de son impact : on a besoin d’échappatoire, de s’évader. La musique c’est essentiel pour ça. Elle a un impact positif sur la vie des gens, particulièrement en cette période d’ailleurs pour le bien-être mental et corporel de chacun. Le titre « Purpose », c’est trouver du sens, et pour moi, c’est trouver le sens avec les quinze personnes de l’album. Partager et communiquer le plaisir qu’on a eu ensemble avec les auditeurs, qu’ils puissent s’évader grâce à cette musique. C’était le but. Aujourd’hui que l’album va sortir, on parle plus de promotion, de business, alors que l’essentiel c’est le partage avec le public.
« Fuga in F Minor » révèle l’influence de la musique baroque.
M.V. : Je me suis fait un petit exercice personnel inspiré de Bach, de la fugue, quelque chose d’un peu plus sophistiqué avec le quatuor à cordes. C’est un petit clin d’œil à mon répertoire de départ que je continue d’ailleurs à travailler.
Margaux Vranken © Gulnara Khamatova
Margaux Vranken © Gulnara Khamatova
Il y a un pianiste que vous n’avez pas encore cité, c’est Tigran Hamasyan qui vous a inspiré pour « The Ancient Times of an Unknown City ».
M.V. : Je l’adore ! Chaque fois qu’il est venu à Bruxelles je suis allée le voir. J’aime vraiment ce pianiste. J’ai vu tous ses projets. C’est vraiment un artiste intègre avec énormément d’influences, du folklore notamment. J’aime aussi beaucoup quand il chante. Il y a une grande lisibilité dans ce qu’il fait, des mélodies. C’est le morceau le plus jazz de l’album. Il y a aussi « Uplifting » qui est plus improvisé.
«Pour le projet suivant, je suis déjà en plein délire… Il y aura encore plus de vocalistes, quelque chose de plus éclectique avec plus de nationalités.»
L’album est très diversifié tout en étant cohérent. Vous le considérez comme un projet plutôt éphémère, avant de passer à quelque chose de tout à fait différent par la suite ?
M.V. : Super bonne question ! Dans le monde dans lequel on vit, c’est très compliqué de faire vivre un projet avec autant de musiciens. Il tournera en quartet dans les clubs, avec les morceaux instrumentaux et en y ajoutant de nouvelles compositions. Il y aura un concert avec la chanteuse et le quatuor à cordes au Marni en janvier et au Gaume Jazz en août 2021, en espérant qu’elle puisse venir. Mais je pourrais imaginer une formule où elle chante sur un écran et où on joue en direct. Tout est possible, mais j’espère vraiment qu’elle sera là ! Mon projet était de faire la sortie de l’album aux Etats-Unis. Je venais d’obtenir mon visa de trois ans pour y séjourner à partir d’avril dernier, puis la pandémie a tout changé. Mais en ce qui concerne un nouveau projet, je suis déjà en plein délire avec quelque chose où il y aura encore plus de vocalistes, quelque chose d’éclectique avec plus de nationalités, de l’espagnol, de l’italien, du grec… Je resterai dans l’acoustique, une sorte de « songbook » où chaque morceau sera une chanson, un peu dans l’esprit d’un disque que Baptiste Trotignon a fait. Mais la ligne de conduite n’est pas encore très claire. Je suis en fait ouverte à plein de choses : jouer en solo, en duo, en trio. J’adore toutes ces formules, je vais là où le vent me mène. Il y a des projets où je suis sideman, c’est une philosophie aussi de faire partie d’une section rythmique. J’aime beaucoup être une partie du moteur de la machine.
« Purpose » sort sur le label Igloo le 13 novembre, enregistré et mixé par John Davis au Bunker Studio à Brooklyn, New York.
Concert de sortie le 15 janvier au Théâtre Marni lors du River Jazz Festival.
Une collaboration Jazz’halo / JazzMania
Propos recueillis par Jean-Pierre Goffin