Ladies in Gaume
Ladies in Gaume.
Honneur aux dames du jazz pour cette 29 ème édition du rendez-vous gaumais. Trois nationalités pour ouvrir la journée de vendredi : la Gaumaise Géraldine Cozier avec Georges Hermans et un projet vocal qui grandit de semaine en semaine ; cette dernière date de leur tournée permet de mesurer le chemin parcouru depuis l’enregistrement de ce déjà réussi EP de cinq titres. Rayonnante dans la petite salle archicomble du Centre Culturel, Géraldine Cozier passe en revue tous les titres du mini album avec fraîcheur et humour, la complicité avec le pianiste s’affirmant tout autant en musique que dans les commentaires enjoués ; quelques nouveautés aussi qui permettent d’espérer l’enregistrement d’un opus complet.
Anne Pacéo ensuite : la Française présentait un quartet quasi inédit, en tout cas sans aucune référence discographique encore, un quartet en co-leadership avec le saxophoniste luxembourgeois Maxime Bender, rencontré au Festival de Calvi. Avec Manu Codja à la guitare et Olivier Lutz à la basse, la musique de « .Zip » – c’est le nom de la formation – offre un bel exemple de ce que peut être le jazz européen : originalité des compositions et de l’improvisation sans s’écarter trop d’un swing et d’une liberté d’expression made in US… Et puis il y a ce sourire perpétuel de la batteuse dont le plaisir de jouer se lit du dernier rang du grand chapiteau… un plaisir partagé de la première à la dernière note d’un concert réjouissant au point qu’on en oublie presque l’exigence que cette musique implique.
Tutu Puoane enfin. La Sud-Africaine vit en Belgique et participe à ce projet « Mamma Africa » du BJO récompensé par un « South African Music Award » en 2011. Hommage à Miriam Makeba, l’album n’a curieusement pas eu un grand retentissement en Belgique, du moins dans le Sud du pays. Depuis le temps qu’on le connait, on n’attend du « Brussels Jazz Orchestra » rien moins que l’excellence dans la mise en place et dans les solos… Ce fut encore le cas sous le chapiteau de Rossignol, avec toutefois l’impression – subjective – d’un répertoire moins « sous contrôle » que d’habitude et d’une chanteuse pas toujours à l’aise… La multiplicité des projets de l’orchestre faisant sans doute que celui-ci est moins entraîné que d’autres.
Retour à une figure montante du jazz en Belgique avec la contrebassiste Yannick Peeters confrontée à l’extravagance sonore de la trompette de Laurent Blondiau. Musique très écrite avec quelques envolées dont le trompettiste possède le joyeux secret. Trente minutes de très belle musique inspirée.
Avec un programme dont les concerts se répartissent sur cinq lieux – chapiteau, salle, église, amphithéâtre et podium en plein air ! – difficile de tout voir, d’entrer dans un concert dont on ne profite que de la première ou dernière partie… Il faut aussi penser aux nourritures terrestres et aux rencontres avec organisateurs, musiciens, amis avec qui on partage les impressions… Trois pièces du JM World Jazz Orchestra dirigé par Frank Vaganée permettent de se rendre compte du haut niveau technique de la relève du jazz. Cet orchestre créé à l’initiative des Jeunesses Musicales néerlandophone (Roel Vanhoeck) et francophone (Michel Schoonbroodt) a profité pendant une semaine du coaching des membres du BJO pour ce programme centré sur des pièces de l’orchestre, programme qui était joué au Brussels Summer Festival, en Gaume, à Anvers et en Allemagne.
Trois pièces aussi de «Music 4 A While » dont le CD est consacré principalement à la musique de la Renaissance : Dowlands, Purcell, aussi Monteverdi… Un singulier programme pour un festival de jazz ! Et bien, voilà un mix qui fonctionne à merveille : avant d’entrer dans le chapiteau, on aurait pu croire à un concert d’une star de la pop ( j’exagère à peine !) tant l’enthousiasme du public était chaleureux. Sur scène, oubliée l’image d’une musique « sérieuse », on est emporté par le rythme, l’invention, l’improvisation – fantastique Johan Dupont – et la bonne humeur, grivoise parfois, engendrée par le quintet. Un des moments chauds de cette édition 2013 !
Après cela, Eric Legnini emmenait son projet « Sing Twice » avec Hugh Coltman en première partie et Mamani Keita, frigorifiée par l’humidité montante et l’heure tardive du concert. Pop et afro avec un accompagnement jazz, c’est la formule gagnante mise sur pied par le pianiste hutois, parisien, international… Maîtrisant à merveille les ressources funk du Fender Rhodes, Eric Legnini emmène ses partenaires sur les voies de la soul et du pop sans concession.
« Jazz au féminin », mais aussi « Jazz hollandais », et quand on sait combien la multiculturalité fait partie du quotidien de nos voisins, on n’est pas surpris de cette ouverture batave dans le programme du « Gaume » et d’entendre l’association violon-guitare-tablas des « Nordarians » fonctionner à merveille : musique ouverte, énergique et joyeuse des Amstellodamois. L’originalité, on la découvrait dans le show de « Tin Men & The Telephone », autre trio d’Amsterdam dans une composition plus classique – piano, basse, batterie – mais avec une mise en scène débordante d’invention : via le support de projections assistées par ordinateur, le trio anime les compositions de traits d’humour surprenants, voire hilarants. Un mouvement d’une sonate de Prokofiev suivi d’un programme original pour la partie sonore, le côté visuel étant laissé en pâture de vaches attentives à la musique, ou à cet officier soviétique dont le portrait se met en action pour diriger la rythmique… complètement délirant !
L’exercice du violoncelle solo version jazz doit être un des plus difficiles qui soit : Vincent Courtois et Ernst Reisjeger en sont sans doute les praticiens les plus connus. L’exercice était laissé à l’archet et aux doigts de Marine Horbaczewski, superbe coloriste du trio de Tuur Florizoone et Michel Massot. Au programme, JS Bach était incontournable, Michel Massot aussi et deux pièces de la violoncelliste : une sonorité aérienne, une vibration très lyrique, un balancement perceptible, mais un petit grain de folie qui manquait un peu au premier set proposé.
Tineke Postma, autre figure hollandaise du programme, présente déjà un sérieux CV : collaboration avec Terri Lyne Carrington ( avec qui elle jouait aussi cet été au Middelheim), album avec Geri Allen et pas moins qu’Esperanza Spalding en invitée sur son dernier album « The Dawn of Light » (Challenge Records). Son association avec le duo Nathalie Loriers-Philippe Aerts promettait un grand moment de musicalité. Pour l’occasion, Nathalie Loriers avait sorti de ses cartons quelques compositions qui mettaient en avant des saxophonistes influents comme Ornette Coleman ou Lee Konitz – à travers une composition magique dédiée à Lennie Tristano, « Lennie Knows ». Tournées toutes les deux vers une tradition qu’elles pratiquent avec invention, la pianiste et la saxophoniste ont eu manifestement besoin de peu de temps pour se trouver des affinités. A signaler aussi quelques belles ballades dont une nouvelle composition de Nathalie Loriers « Le Peuple des Silencieux ».
Le principe de la carte blanche est une bonne vieille habitude prise au Gaume Jazz : donner à un(e) musicien(ne) l’occasion de présenter une création avec l’entourage de son choix. La formule est souvent, voire toujours, de haut niveau ; reste l’effet de surprise souvent lié à une appréhension subjective de l’événement. La surprise dans une carte blanche vient finalement plus par le choix parfois inattendu du « line up ». De ce point de vue, Eve Beuvens a réussi d’emblée l’épreuve de la curiosité : tous ceux qui connaissent la pianiste de l’album « Noordzee » se sont posés des questions en voyant la liste du personnel : Joao Lobo et Manolo Cabras, la rythmique volcanique de Manu Hermia ! Laurent Blondiau, défricheur de sons, explorateur de sourdines inventées, trompettiste hors normes ! On se réjouissait d’entendre ça… Et ce fut sans aucun doute LA claque du festival. Le premier thème, composition de la pianiste comme tout le reste, s’intitule « A », comme un début : fallait-il y voir une allusion aux premières influences de la pianiste ? C’est dans cette composition bien « sage » qu’on retrouvait en tout cas le plus clairement le jeu articulé et lyrique du professeur, à l’écoute dans les coulisses pendant toute la performance, Nathalie Loriers. Avec « No Way Out Running », le jeu se durcit. Puis s’enchaînent « Scratching Mermaids » et « La Lettre du Scribe à La Joconde » : un univers sonores crissant et bruissant où couinements, crissements, chuchotements, frottements, feulements s’enchaînent et se superposent. La guitare de Benjamin Sauzereau grince à souhait, le trio de souffleurs (Laurent Blondiau, trompette et accessoires, Grégoire Tirtiaux, sax alto et baryton, et Gregor Siedl, sax-ténor et flûte) rappelle les meilleurs moments d’un workshop de Charlie Mingus, avec ici le trompettiste à la manœuvre, Manolo Cabras arrache les cordes, tout ça dans un joyeux chaos organisé. C’est à partir de ce moment-là qu’on oublie la pianiste pour se dire qu’on a là sur scène une compositrice redoutable. Après ce déluge sonore, « Les Roses de Saadi » permettaient de souffler… quoique : on restait sans voix à l’écoute du solo de bugle de Blondiau et de la finesse de cette nouvelle composition de la pianiste.
Le « Gaume Jazz » se veut depuis toujours (on fêtera en 2014 la trentième édition) un festival d’ouverture vers tous les jazz, mais aussi les musiques « tangentielles » de haut niveau. La venue de la chanteuse israélienne Noa en est un exemple : une voix en or, une formule acoustique qui laisse une belle place au « Solis Quartet » et à son guitariste Gil Dor, quelques thèmes bien connus d’un public enthousiaste et voilà une belle façon de dire merci au fidèle public de Rossignol.
Enfin, et on ne le répercute pas assez souvent, le festival gaumais est aussi le lieu d’un stage résidentiel pour les plus de 12 ans et d’un stage créatif –musique et arts plastiques – pour les plus petits. Cette année Géraldine Cozier était à la manœuvre pour une initiation à la musique de Nina Simone… Il faudra un jour débarquer en Gaume quelques jours plus tôt pour partager et relater ces initiatives des Jeunesse Musicales Luxembourg.
Jean-Pierre Goffin