Joe Lovano, l’expression plus que le style
« Garden of Expression » sonne comme un moment de méditation bienvenu. Joe Lovano nous parle de l’évolution de son jeu, qui l’a conduit à la musique du Trio Tapestry.
Joe Lovano © Michel Laborde
«Tout artiste qui pratique l’art de l’improvisation trouve sa voie au cours des années, ça n’arrive pas tout seul.»
Lors de la sortie du premier album du Trio Tapestry, beaucoup se sont demandés d’où venait ce tournant dans la musique de Joe Lovano.
Joe Lovano : C’est pourtant la continuation d’une façon de jouer que je développe depuis quelques temps. Jouer à présent, en trio, mes propres compositions dans cet esprit, est vraiment le début d’une nouvelle manière de m’exprimer. C’est, je pense, dans la logique de ce que j’ai fait avec Paul Motian et Bill Frisell pendant des années… J’ai débuté avec Paul en 1981 ! On a joué d’abord avec Bill dans un autre groupe avant de jouer en trio. Tout artiste qui pratique l’art de l’improvisation trouve sa voie au cours des années, ça n’arrive pas tout seul. C’est le résultat d’un périple qui survient à ce moment-ci de ma carrière, et qui implique une nouvelle façon de jouer. A présent, c’est surtout la façon de sentir l’esprit de la musique qui m’importe, vibrer sur les tonalités, communiquer dans l’ensemble et pour les gens pour qui vous jouez. Ce n’est pas comme si ce trio se créait là maintenant. Non, c’est l’aboutissement d’un long voyage d’étude et de développement sur la façon de jouer et que j’essaie de traduire dans ma musique.
Joe Lovano © Michel Laborde
Joe Lovano © Michel Laborde
Vous aviez réalisé un dvd en solo intitulé « Genesis » sur un design visuel créé par Ronzo Smith, avec des titres comme « Prayer » et « Holy Spirits ». C’était déjà dans l’esprit de ce trio ?
J.L. : Tout à fait ! C’est une collaboration avec un ami proche, Ronzo Smith, un moment que j’ai été très heureux de capturer et qui se trouve sûrement dans l’esprit de ce que je fais maintenant. J’y joue toute une série d’instruments que j’ai réunis depuis des années, notamment le dudek que j’avais ramené de Turquie. C’est une sorte de méditation… Nous n’avons pas sorti ce DVD de façon officielle, mais je l’ai donné à pas mal d’amis ou à des gens de rencontres pour qu’ils l’écoutent. Il y a des photographies de Ron prises dans les environs de Cleveland. Carmen Castaldi, Ronzo Smith et moi avons grandi ensemble, nous nous sommes retrouvés au Berklee College en 1971. Ron est un artiste et un musicien fantastique, il joue du vibraphone, il était un des meilleurs élèves de Gary Burton. Mais il n’a pas vraiment eu l’ambition de développer une carrière, d’aller à New York… c’est un gars différent. Quant à Carmen, il est parti sur la côte Ouest avant de revenir à Cleveland où nous jouons souvent ensemble. Il est sur mon album « Viva Caruso ! ». Carmen a souvent partagé des gigs avec Joey Baron. J’ai aussi souvent joué avec Joey. Notamment en compagnie de Dave Douglas, au Village Vanguard, juste avant la pandémie. Le groupe comprenait également Linda Oh et Lawrence Field. Nous sommes entrés en studio pour un enregistrement qui devrait sortir en mai sur le label de Dave Douglas « Greenleaf ».
«Manfred Eicher est un maître de la post-production. Il est très attentif lors des sessions, son écoute est constante.»
Vous avez enregistré « Garden of Expression » à l’Auditorio Stelio Molo de la radio suisse italienne à Lugano, un lieu que Manfred Eicher aime particulièrement.
J.L. : C’est une salle de récital, on ne s’y sent pas comme dans un studio. J’y avais déjà joué avec Paul et Bill et d’autres groupes aussi. Beaucoup de musiciens ont été accueillis par la radio de Lugano dans cette salle. Le soir avant l’enregistrement, nous y avons donné un concert public et ça s’était très bien passé. Le lendemain quand nous sommes arrivés pour l’enregistrement, au lieu de jouer de la scène vers la salle, nous avons changé notre disposition, de façon à ne pas nous adresser vers un public, mais plutôt de nous adresser l’un à l’autre. Le son y est vraiment fantastique, vous sentez la dynamique de l’endroit… Que vous jouiez un triple pianissimo ou un triple forte… C’est pour cela, je crois, que Manfred Eicher aime enregistrer dans cet espace. Le son y est très pur, avec de très hauts plafonds. La post-production n’est presque pas nécessaire, il n’y pas besoin de casque, on ressent littéralement la musique. Le fait d’avoir joué un set de 90 minutes la veille dans le même lieu, a beaucoup contribué aussi. Ce n’était pas comme se déplacer dans un studio. Beaucoup de pièces du disque sont des premières prises, parfois une deuxième. C’est ce qui donne ce côté organique à la musique qu’on entend sur l’album. Manfred est aussi un maître de la post-production, notamment pour mettre les choses dans un certain ordre. Il est aussi très attentif lors des sessions, son écoute est constante. C’est fantastique de travailler avec lui !
Trio Tapestry © Bart Babinski
Dans quel esprit avez-vous formé ce trio ?
J.L. : Ce que nous jouons avec le trio, c’est de l’expression avant tout. Nous créons vraiment la musique de l’intérieur, il ne s’agit pas d’écrire quelque chose et de le répéter sans cesse. Toute l’écriture est basée sur les sensations, l’espace, et nous essayons d’exprimer cela, d’explorer les possibilités.
«Jouer avec Diana Krall a été une fantastique expérience de swing.»
Où s’arrête la composition et où commence l’improvisation ?
J.L. : Dans « Garden of Expression » et dans le premier album du trio aussi, les mélodies et les harmonies font sonner les compositions comme s’il s’agissait de chansons : « West of the Moon », « Chapel Song »… Ces morceaux autorisent Marylin Crispell à utiliser des séquences harmoniques et des formes. Mes mélodies sont écrites de façon à ce que je puisse les développer et improviser dessus. Il n’y a pas de frontière, je les joue comme je les sens. C’est une manière de s’exprimer mélodiquement et harmoniquement, un momentum. Par ailleurs, nous ne laissons pas le rythme de Carmen Castaldi diriger la manœuvre. Je suis vraiment très heureux de pouvoir développer toutes ces idées dans un enregistrement. Toute la musique que j’ai composée en tournée en 2019 préparait cet enregistrement à Lugano. J’ai beaucoup tourné en 2019, deux fois avec le trio, mais aussi avec Diana Krall. Avec elle, j’ai réalisé une formidable tournée en Europe de six ou sept semaines en été, et puis encore trois semaines en automne aux Etats-Unis. Jouer avec Diana Krall a été une fantastique expérience de swing, j’ai vraiment été inspiré par cette tournée pour l’enregistrement du trio.
«Miles Davis, Sonny Rollins, Steve Lacy et Bill Evans ont créé une manière de jouer, pas un style. Le style, c’est dire que tu joues du bebop, du hard bop ou du free jazz.»
Par exemple, on jouait « East of the Sun » chaque soir. Mon morceau « West of the Moon » ne sonne pas comme « East of the Sun », mais il s’en inspire. Je suis rentré à l’hôtel un soir et j’ai écrit le titre. Puis les jours suivants, la mélodie est venue. Je suis assez fier de cette composition, des harmonies, et du flux de cette pièce. Ce n’est pas du tout dans le style de Diana Krall, mais dans la façon de jouer, elle m’a inspiré. Et je crois que tous les grands musiciens vous captivent par leur façon de jouer : Miles Davis, Sonny Rollins, Steve Lacy, Bill Evans… Ils ont créé une manière de jouer, pas un style. Le style c’est dire que je joue du bebop, du hard bop, du free jazz, mais la façon de jouer c’est différent. C’est ce que le jazz a donné au monde, une façon de s’exprimer, de créer à l’intérieur de la musique. En jazz, vous pouvez jouer des morceaux connus en utilisant votre façon de jouer, et le morceau devient intemporel. C’est ce que j’ai essayé de faire sur mon album « Bird Songs » avec Us Five. Comme improvisateur j’ai essayé de donner un sens à chaque note, faire sonner chaque note autrement. Ce sont des espaces que j’essaie d’explorer et qui ont abouti à ce Trio Tapestry.
Ce qui est confortable avec vous, Joe, c’est qu’il n’y a pas besoin de poser beaucoup de questions !
J.L. : (rires) Surtout en ces moments de solitude ! Pas de tournées, mon dernier gig était en mars, c’était au Keystone Corner qui, au départ, était un club à San Francisco, et maintenant à Baltimore. C’est là que j’ai joué les 13 et 14 mars mes derniers concerts devant un public… Avant la pandémie.
Joe Lovano © Michel Laborde
Joe Lovano © Michel Laborde
Sur Twitter, vous avez lancé un appel pour aider les clubs qui doivent fermer pendant la pandémie.
J.L. : Oui, le Jazz Standard est définitivement fermé. Le Birdland, le Village Vanguard, le Blue Note sont toujours debout, mais il n’y a plus de performances live. J’ai réalisé beaucoup de « live streams », une fois pour le Blue note avec un quartet que j’ai appelé The Joyous Encounter, avec Kenny Werner, Ben Street et Andrew Cyrille. Nous avons joué de nouvelles compositions que je travaillais à ce moment-là. Puis j’ai joué la musique de mon album en hommage à Charlie Parker, au Birdland, en septembre, avec Us Five. J’ai aussi joué un « live stream » spécialement pour le Japon en duo avec le pianiste argentin Leo Genovese, aussi sur la musique de Charlie Parker. Et ensuite au Village Vanguard en trio, où nous avons aussi joué de nouvelles compositions écrites pendant cette période, avec Ben Street et Andrew Cyrille. Et prochainement, les 5 et 6 février, je jouerai une nouvelle fois sans public au Village Vanguard avec Bill Frisell et Tyshawn Sorey. Si vous trouvez le site « live stream » du Village Vanguard, vous pourrez suivre le concert. C’est réalisé avec un haut niveau de production, plusieurs caméras, un son de qualité. Avec Judi Silvano, ma femme, nous avons aussi joué depuis notre studio ici à New York pour le Panama Festival qui a lieu en ce moment. Judi peint pendant que je joue sur six instruments différents : ténor, clarinette basse, alto, percussions, gongs…
Vous aimez toucher à toutes sortes d’instruments : sur « Garden of Expression », vous jouez du tarogato. Pouvez-vous nous éclairer sur cet instrument ?
J.L. : Le tarogato est un instrument du folklore hongrois et roumain. Ça ressemble à une clarinette, en bois, mais ça sonne plus comme un soprano. Le doigté de la main gauche est celui d’un saxophone. La main droite est le doigté d’une clarinette « Albert system », c’est en si mineur. Il y a quelques musiciens qui ont joué du tarogato : Peter Brötzmann l’utilise, mais il hurle avec l’instrument, il crée un son très énergique. Charles Lloyd a lui aussi exploré l’instrument. De mon côté, j’ai eu mon premier tarogato en 2002 quand nous avons joué à Budapest un « saxophone summit » avec Dave Liebman et Michael Brecker. Dave avait un ami qui était arrivé à la fin du concert avec toutes sortes d’instruments. Des bois, des flûtes, et il y avait ce tarogato que j’ai essayé et dont je suis tombé amoureux. Depuis je n’arrête pas de découvrir les possibilités de l’instrument qui convient très bien à la musique du Trio Tapestry.
«Je ne recommencerai les concerts que quand je me sentirai en sécurité pour prendre un avion.»
A ce sujet, où en est votre exploration de l’aulochrome, cette invention de François Louis qui fabrique aussi vos anches de saxophones ?
J.L. : Je crois que maintenant l’instrument se trouve en Belgique. François Louis est un vrai génie du son et un ami. J’ai eu l’instrument pendant cinq ou six ans en ma possession. J’ai enregistré quelques pièces avec lui. Jouer de l’aulochrome avec John Scofield a été quelque chose de fabuleux, c’est à ce moment-là que j’ai vraiment trouvé la manière de faire sonner l’instrument. J’ai ramené l’aulochrome à Bruxelles en 2014, l’année du centenaire d’Adolphe Sax. J’ai joué en solo dans le superbe Musée des Instruments de Musique. Depuis, François a récupéré l’instrument, mais ce serait génial de l’avoir pour ce trio, il me manque . Quand vous le pratiquez, il vous capture, vous possède par ses sonorités, ses capacités à harmoniser… C’est un instrument magique et unique… il n’y en a qu’un.
Trio Tapestry © Caterina Di Perri
Quand verrons-nous le Trio Tapestry avec le nouveau répertoire ?
J.L. : Il y avait un concert prévu à Luxembourg début mars, mais mon agent pense que c’est reporté à novembre. Je ne recommencerai les concerts que quand je me sentirai en sécurité pour prendre un avion. Ici, la situation va de pire en pire. Ma famille vit à Cleveland et je ne les ai plus vus depuis décembre 2019. Quand je me sentirai à l’aise pour revoir ma famille, je penserai aux concerts. Heureusement, Judi et moi vivons ici dans un monde merveilleux de création musicale, en jouant, en s’exprimant, et c’est une bénédiction.
Joe Lovano Trio Tapestry
Garden of Expression
ECM / Outhere
Une collaboration Jazz’Halo, Citizen Jazz & JazzMania
Merci à Michel Laborde pour ses photos
Propos recueillis par Jean-Pierre Goffin