Vacanze romane : Si puo fare jazz (1/2)
Épris de jazz et de ville éternelle, notre chroniqueur a attendu patiemment le retour de meilleurs jours pour nous emmener dans le parc arboré de la Casa del jazz… Là où on peut faire (et écouter) du jazz !
«La villa et son parc, construits dans les années 30, étaient devenus la propriété du boss de la bande de la Magliana…»
Rome, pour beaucoup, c’est le Vatican, le Colisée, le Forum, la Fontaine de Trevi, la Piazza Navona, la Place d’Espagne, les Thermes de Caracalla et bien d’autres endroits magiques les uns plus imprégnés d’histoire que les autres. Mais Rome, c’est aussi des endroits consacrés à la culture comme la Casa del Jazz, ce splendide temple dédié à la musique que nous aimons. Cet ensemble (une villa de 2.500 m² et un parc de 25.000 m²), construit dans les années 30, était devenu la propriété du boss de la bande de la Magliana (groupe mafieux romain). Après la condamnation de ce boss, sa villa fut confisquée et attribuée à la Ville de Rome. Le maire de l’époque, Walter Veltroni (homme politique, mais également écrivain et réalisateur de documentaires et grand amateur de jazz : il a notamment écrit un livre sur le pianiste italien Luca Flores), fit le forcing pour que cet endroit devienne un lieu consacré au jazz. Et c’est ainsi qu’est née, il y a 15 ans, la Casa del Jazz. La villa a été transformée et on peut y trouver maintenant une salle de concert avec une capacité de 150 personnes, un studio d’enregistrement, une médiathèque-bibliothèque où de nombreuses archives sont consultables, un restaurant et des chambres pour accueillir des musiciens. Les plus grands noms du jazz italien et international ont été programmés en cet endroit.
L’été venu, c’est dans le cadre du merveilleux parc arboré que l’on peut écouter notre musique préférée. Que de souvenirs ! Ne citons que ce concert de Randy Weston en 2018 : deux heures de musique inspirée de rythmes africains et cubains pour ce musicien qui avait 92 ans et qui donnait le dernier concert de sa tournée européenne. Il ne savait pas qu’en fait il donnait son tout dernier concert : moins de deux mois plus tard, Weston, qui était pourtant en pleine forme à Rome, décédait.
Cet été, dès que la faisabilité de concerts en plein air a été confirmée, un vaste programme (appelé « Si puo fare jazz », soit « On peut faire du jazz ») a été mis en place. De début juin à fin septembre, presque tous les soirs, on peut y voir un concert d’un artiste important (tous les grands noms italiens plus quelques pointures internationales). Me trouvant à Rome pendant une dizaine de jours en juillet, comment ne pas passer la majorité de mes soirées à la Casa del Jazz ?…
Concert 1 (17/07/2021) : Giovanni Guidi « Ojos de Gato »
Giovanni Guidi est un pianiste italien de 36 ans. Multipliant les projets depuis une quinzaine d’années, il fut découvert internationalement en faisant partie du quintet d’Enrico Rava il y a une dizaine d’années (à ce sujet, signalons que Giovanni Guidi est le fils de Mario Guidi, décédé en 2019, qui était le manager d’Enrico Rava, de Stefano Bollani et de son fils). Il a enregistré 8 albums personnels, dont 3 magnifiques réalisations chez ECM (« This is the day » en 2015, « Ida Lupino » en 2016 et « Avec le temps » en 2019). Ce soir, il nous présente son nouveau projet « Ojos de Gato » (un album du même nom est sorti début juillet chez Cam Jazz), soit un hommage à la musique de Gato Barbieri. Ce projet né il y a quelques années suite à la rencontre à New York avec la veuve du saxophoniste argentin, est fait de compositions originales, mais dans l’esprit de la musique de Barbieri, avec des titres retraçant certains endroits où il a vécu (« Buenos Aires », « Roma 1962 », « Paris Last » ou « Café Montmartre », du nom du célèbre club de Copenhague). Pendant le concert, lors des nombreuses improvisations, on aura droit à quelques phrases de Barbieri (« Dernier tango à Paris »).
«Quelles sensations, quelles émotions, quels frissons… Indescriptible ! J’en pleurais presque.»
Guidi (piano et Fender Rhodes) est accompagné de 3 musiciens américains (le saxophoniste ténor James Brandon Lewis, le bassiste Brandon Lopez et le batteur Chad Taylor) et de deux des musiciens italiens avec lesquels il a le plus collaboré (l’immense Gianluca Petrella au trombone et le percussionniste Simone Padovani). Sur le disque, on retrouve le batteur-percussionniste cubain Francisco Mela. Quel concert ! D’abord, émotionnellement : cela faisait presque un an que je n’avais plus assisté au moindre concert. Quelles sensations, quelles émotions, quels frissons… Indescriptible ! J’en pleurais presque. Ensuite, le groupe et la musique proposée : avec de tels musiciens (et la musique inspirée par Gato Barbieri), impossible de s’ennuyer. Outre la qualité des compositions, on eut droit à des interprétations truculentes et enfiévrées. Des solos fougueux de James Brandon Lewis et de Gianluca Petrella, avec des dialogues flamboyants entre les deux souffleurs, des échanges survoltés batterie-percussions… Avec un Giovanni Guidi en maître de cérémonie, démontrant, si besoin en était, quel interprète exceptionnel il est. Grand concert.
Concert 2 (18/07/2021) : Franco D’Andrea – Dave Douglas Quartet
D’un côté, le pianiste vénitien Franco D’Andrea, qui vient de fêter ses 80 ans, présent sur la scène jazz depuis le début des années 60 (avec Enrico Rava ou…Gato Barbieri dans sa période romaine), ayant fait partie du phénoménal groupe de jazz-rock Perigeo durant les années 70, ayant joué avec Lee Konitz, Max Roach, Johnny Griffin, Slide Hampton, Phil Woods ou encore Dave Liebman, figure incontournable du jazz européen. De l’autre, le trompettiste américain Dave Douglas, qui a fait se rencontrer la tradition et l’innovation permanente, auteur de nombreux albums, dans des styles parfois très différents, mais toujours avec cette volonté d’aller vers des directions nouvelles. Exemple récent, le dernier album de Joe Lovano-Dave Douglas Soundprints : un quintet jouant des compositions originales dans l’esprit de ce que faisaient Wayne Shorter ou Miles Davis, mais avec une modernité étincelante, un mariage entre le mainstream et l’avant-garde.
«D’Andrea et Douglas se connaissent et s’apprécient depuis longtemps.»
Chacun des musiciens a apporté avec lui un « compatriote » : à la contrebasse, la jeune Federica Michisanti, habituée des lieux, qui a sorti récemment un très réussi « Jeux de couleurs » accompagnée uniquement de deux souffleurs (saxophone-clarinette et trompette-bugle) ; à la batterie, Dan Weiss, auteur d’une douzaine d’albums personnels et de très nombreuses collaborations (citons par exemple Jozef Dumoulin pour son album « Trust »). D’Andrea et Douglas se connaissent et s’apprécient depuis longtemps. On peut même les retrouver sur un enregistrement : le triple album live (« Three concerts – Live at the Auditorium della Musica ») de Franco D’Andrea sorti en 2015, que l’on retrouve dans 3 configurations différentes : en solo, en sextet et puis dans un trio improbable avec de très inspirés Han Bennink et Dave Douglas. Nos deux compères ont décidé pendant la pandémie de former ce quartet, qui donnait, cet été, ses premiers concerts. Au programme, des compositions des deux leaders, des compositions créatives, lyriques, avec d’ingénieux dialogues piano-trompette, bien soutenus par la section rythmique. Malgré cette maestria, on a cependant parfois l’impression que cela ne décolle pas vraiment. En cause, peut-être le côté retenu, voire introverti, du jeu de D’Andrea (tout le contraire de la vivacité de Dave Douglas). En fait, la rencontre entre l’eau et le feu. Bon concert donc, mais avec un petit goût de trop peu.
Retrouvez la suite (et la fin) de ce reportage le samedi 4 septembre sur le site de JazzMania.