Douce France : retour à la tradition ?
Douce France: un certain retour à la tradition ?
Belmondo Family Sextet, Mediterranean Sound (Discograph)
Michel Marre, I remember Clifford (Label Hâtive)
Charlier / Sourisse, Multiquarium (Gemini Records)
Tout un pan de la scène jazz en France est propice aux projets ambitieux et “novateurs”. Les tentatives de mariage entre courants musicaux différents sont fréquentes: jazz et musique classique (Raphaël Imbert, “Bach – Coltrane”), jazz et musique baroque (“Gesualdo” de David Chevallier), jazz et musique pop (“Is that pop music?” de David Chevallier, projet Wyatt de l’ONJ de Daniel Yvinek). Quelques albums récents illustrent, par contre, un certain retour à la tradition:ainsi la BelmondoFamily revisite-t-elle le répertoire classique du saxophone baryton (de Gerry Mulligan à Pepper Adams), le trompettiste Michel Marre rend hommage à Clifford Brown et la paire Charlier – Sourisse poursuit sa route, au travers de compositions au groove nerveux, dans la plus pure tradition swing.
Les frères Belmondo, Lionel le saxophoniste et Stéphane le trompettiste bien connu du public des “Dinant Jazz Nights”, ont souvent enregistré ensemble : “Infinity Live” en quintet, “Hymne au soleil” autour d’un répertoire emprunté aux grands compositeurs français comme Fauré, Ravel ou Lili Boulanger ou “Influence” avec le saxophoniste américain Yusef Lateef, mais ils n’avaient jamais encore convié leur père à les rejoindre. Saxophoniste baryton qui a dirigé, jusqu’en 1986, l’école de musique de Solliès-Toucas, dans le Var, Yvan Belmondo est vraiment à la base de la vocation de ses deux fils :
“Je voulais, dit Lionel qui a signé les arrangements de l’album, écrire un disque qui ressemble à mon père. Que l’on perçoive ses influences mais aussi les nôtres, qui sont venues se rajouter aux siennes. On peut y entendre notre histoire du jazz, à travers des standards que j’ai arrangés spécialement pour mettre en évidence ce qui nous lie. Mais surtout, ce disque est un hommage à celui qui nous a donné l’envie de faire de la musique, qui nous a transmis l’esprit qui nous anime aujourd’hui, ce respect des anciens et ce goût du partage, qui sont au coeur de nos projets.”
Au répertoire, une série de grands standards (Alone Together, Flamingo), particulièrement des ballades (Skylark, East Of The Sun), mais aussi Méditation, une composition de Massenet (un clin d’oeil au projet “Hymne au soleil”), des thèmes d’Oscar Pettiford (Tricotism), du trompettiste Conte Candoli (Groovin’ Higher) et, bien sûr, des barytons Gerry Mulligan (Lyne for Lyons) et Pepper Adams (Rue Serpente, Lovers Of Their Time) : un répertoire qui met bien en valeur le baryton du paternel, sa sonorité rauque et son attaque tranchante, ce en quoi il se rapproche davantage de Pepper Adams, “the knife” comme on l’appelait chez Stan Kenton, plutôt que de Mulligan. Autour d’Yvan Belmondo, ses fils, Lionel au saxophone ténor (solo sur Groovin’higher ou Méditation, entre autres) et Stéphane à la trompette (solo sur Flamingo) qui s’offrent, à l’occasion, de beaux chases (Alone Together). La solide rythmique est formée de Jean-Philippe Sempere à la guitare, Sylvain Romano à la contrebasse et Jean-Pierre Arnaud à la batterie. Elève de Guy Longnon à Marseille, Jean-Philippe Sempere enseigne à Solliès. Dans un style proche de Kenny Burrell, il prend notamment un solo sur Groovin’higher ou Skylark. Sylvain Romano, que l’on a vu plusieurs fois au Pelzer Jazz Club, est un fidèle des Belmondo : en quintet, il a enregistré “Infinity Live” et, en quartet avec Stéphane, Kirk Lightsey (piano) et Billy Hart (batterie), “The Same As It Never Was Before”. Diplômé du Conservatoire de Marseille, Jean-Pierre Arnaud a cotoyé le trompettiste Eric Le Lann, le saxophoniste Sylvain Beuf et enregistré “For All Friends” avec les Belmondo. Que ce soit sur les ballades (Rue Serpente, Lovers Of Their Time) ou les thèmes au groove plus appuyé (Tricotism, Lyne for Lyons), on retrouve la même cohésion, le même sens de l’échange mutuel, le même sens du swing naturel.
A 67 ans, Michel Marre a bien roulé sa bosse. On a pu le retrouver tant auprès de grands musiciens américains comme Archie Shepp (album “Passion” en 1991) ou Mal Waldron (“Space”, en 1992, en trio avec le saxophoniste Doudou Gouirand) que de collègues français : le saxophoniste Jean-Marc Padovani (pour l’impressionnant “Mingus Cuernavaca” sur des textes d’Enzo Corman ou au sein du Minotaure Jazz Orchestra), le guitariste Gérard Pansanel et Doudou Gouirand (Nino Rota – Fellini), la pianiste Sophia Domancich (Pentacle au sein duquel il jouait de l’euphonium) ou le vibraphoniste Frank Tortillier dont il a rejoint l’Orchestre National de Jazz. Mais il a aussi mis sur pied différents projets multiculturels que ce soit avec les musiciens du Rajasthan (projet Gavachs), avec le Bagad de Quimperlé ou la Cobla Milenaria (“Sardanajazz”).
A 67 ans, lui qui a découvert le jazz dans un orchestre New Orleans, jette un coup d’oeil dans le rétroviseur avec ce “I Remember Clifford”, en grande partie dédié à un répertoire de ballades : “Disparu tragiquement à 26 ans, Clifford Brown est un trompettiste de génie : phrasé, son, accroche rythmique, timbre, beauté des phrases dans tous les temps et, bien sûr, dans les ballades y donnant alors toute son âme… J’ai toujours aimé les ballades. Mal Waldron, Archie Shepp m’ont beaucoup appris dans cet exercice. La rencontre avec Alain Jean-Marie m’a donné envie d’en enregistrer. Il connaît la tradition…”
C’est vrai qu’Alain Jean-Marie, 67 ans également, est un compagnon idéal pour célébrer la tradition. S’il a illustré ses origines guadeloupéennes dans ses “Biguine Reflections”, il a aussi accompagné tous les grands musiciens américains de passage à Paris, enregistré avec Chet comme avec Abbey Lincoln ou Barney Wilen : un pianiste au swing inextinguible. La rythmique, quant à elle, est formée d’Yves Torchinsky, membre de l’Orchestre de Contrebasses qui a notamment côtoyé René Urtreger et du batteur Simon Goubert qui a cotoyé Michel Marre au sein de Pentacle et a enregistré de nombreux albums personnels (“Background”, “Et après”). S’il se veut un hommage à Clifford Brown, l’album ne comprend pourtant pas de compositions du compagnon de Max Roach, comme Joy Spring ou Dahoud, mais, outre le légendaire I Remember Clifford de Benny Golson et le classique immortel Round About Midnight, une série de grands standards We Will Be Together Again, You Don’t Know What Love Is, Careless Love, Body And Soul), deux compositions originales (Chess and Mal, Espera) et une série d’improvisations ou de solos. Plusieurs ballades (Round About Midnight, We Will Be Together Again, Careless Love) sont interprétées à la trompette bouchée avec une sonorité fluide tandis que I Remember Clifford, que Benny Golson enregistra avec Lee Morgan, est joué à la trompette avec un timbre éclatant. Un album qui ravira les amoureux de la trompette.
Après “Gemini” (2001) gravé avec le saxophoniste américain Jerry Bergonzi en invité, “Eleven Blues” (2004) avec le saxophoniste Kenny Garrett, “Héritage” (2007) avec le guitariste Kurt Rosenwinkel et ” Imaginarium” (2010) avec le trompettiste Alex Spiagin, d’origine russe mais installé aux Etats-Unis, la paire Charlier – Sourisse a décidé de graver son cinquième album sans invité américain, avec simplement les compagnons de longue route. A commencer, le saxophoniste Stéphane Guillaume qui, à côté de sa participation à l’Orchestre National de Jazz de Laurent Cugny, aux côtés de Phil Abraham, et au Jazz ensemble de Patrice Caratini, a enregistré différents albums personnels.
Ensuite, le trompettiste Claude Egéa, membre de l’Orchestre National de Jazz de Denis Badault et Quoi de neuf docteur ?, tempétueux big band dirigé par le trompettiste Serge Adam. A la guitare, Pierre Perchaud qui, après une formation en guitare classique, s’est frotté au jazz au Centre des Musiques de Didier Lockwood, avec qui André Charlier comme Benoît Sourisse ont longuement collaboré et a rejoint l’ONJ de Daniel Yvinek. Enfin, à la contrebasse, Jean-Michel Charbonnel qui a rencontré la paire Charlier – Sourisse dès 1998, compte deux albums personnels à son actif, “Individus civilisés” et “Expected On Time” gravés avec Jerry Bergonzi et la paire Charleir – Sourisse. Au répertoire, 9 compositions originales qui mettent bien en valeur les différents membres du sextet : trompette bouchée (Machiavelic Mavickavael) ou non (Aboriginal Reel) d’Egéa, flûte (Aboriginal Reel, Chance Dance), clarinette basse (Gangsters) ou saxophone ténor (Deeps, Steak ou pastèque) de Stéphane Guillaume, orgue sur le seul Steak ou pastèque et piano de Benoît Sourisse sur les autres plages, guitare de Pierre Perchaud (Deeps) et percussions d’André Charlier (Tucano et Petit Piment avec un fond vocal de Stéphane Guillaume : avez-vous déjà assisté à un duel de scat entre Stéphane Guillaume et Phil Abraham ?). Un jazz franc du collier, spontané, au groove bouillonnant. Bref trois albums qui, chacun à leur façon, marque un retour à la tradition.
Claude Loxhay