Made to Measure : 40 ans de (post) cinéma pour les oreilles
Pour fêter dignement ses 40 ans, le label bruxellois Crammed Discs nous fait le cadeau de rééditer, petit à petit, les volumes remastérisés de sa série phare Made to Measure. Parallèlement, de nouveaux numéros (de Nova Materia et Aquaserge) ravivent bravement la flamme de cette collection de référence audio transversale, en affirmant son irréductible modernité intemporelle.
Parmi les artistes découverts et soutenus par Crammmed Discs / Made to Measure et mis à l’honneur par ces (ré)éditions masterisées, on retrouve le Bruxellois Benjamin Lew que Marc Hollander, directeur du plus cosmopolite des labels belges (créé en 1981) mais aussi musicien accompli (membre actif des combos Aksak Maboul – qui vient de sortir son premier opus inspiré « Figures » depuis 30 ans, ainsi qu’un album de remixes – et Les Tueurs de la Lune de Miel – devenus aujourd’hui historiques pour leurs musiques de traverse à la fois exigeantes et souriantes) décrit comme un « amateur éclairé » au sens noble et presque renaissant du terme, qui se mêle avec une égale grâce de la photographie, de l’écriture, des arts visuels… les points d’eau préférés de la communauté artistique florissante de Bruxelles du début des années 80.
«Benjamin Lew avait une passion secrète : il n’était pas musicien, mais avait acquis une petit synthétiseur analogique avec lequel il créait d’étranges petits morceaux mystérieux» Marc Hollander
A l’époque, se souvient l’inlassable producteur / découvreur, « Tuxedomoon venait de déménager à Bruxelles, et Steven Brown faisait partie des nombreux musiciens, designers et artistes qui fréquentaient le bar. Benjamin avait une passion secrète : il n’était pas musicien, mais avait acquis un petit synthétiseur analogique avec lequel il avait commencé à créer ces étranges petits morceaux mystérieux » (extrait de l’interview de Marc Hollander incluse dans le coffret Crammed Global Soundclash, belle introduction aux singularités plurielles produites par le label entre 1980 et 1989).
Benjamin, à qui Marc venait de prêter un enregistreur 8 pistes à bandes, travaillait alors comme barman au célèbre café branché bruxellois le Cactus. C’est là qu’il a rencontré Steven, en lui préparant un punch pour son anniversaire, et qu’il lui a proposé, entre deux tournées, de collaborer avec lui. Ainsi est né, au printemps 1982, leur premier album commun « Douzième Journée – le verbe, la parure, l’amour » (produit par le talentueux ingénieur du son Gilles Martin – qui a produit de nombreux albums d’artistes Crammed dont les Américains de Tuxedomoon, les Israéliens de Minimal Compact ou encore le duo franco-zaïrois Zazou / Bikaye, sous la coordination de Marc Hollander, toujours impliqué dans l’accompagnement artistique de ses réalisations. Le titre était emprunté à celui d’un chapitre du livre « Dieu d’eau » (1975) de l’anthropologue Marcel Griaule, une étude sur les Dogons structurée en 33 jours thématiques. Le résultat est unique, intemporel et fascinant.
«On pourrait penser que certains morceaux mettent en scène des musiciens non européens… mais non. C’est juste l’imagination de Benjamin…» Marc Hollander
« Benjamin avait un talent unique pour créer des atmosphères évocatrices et poétiques – commente Marc Hollander. « Ecouter ses albums (« A propos d’un paysage », le second avec Steven Brown sorti en 1985, « Nebka » en solo – 1988, « When God Was Famous – A Tribute to Poetry » avec Samy Birnbach, chanteur de Minimal Compact – 1989 et son dernier « Le Parfum du Raki » réalisé en 1993, avec la participation, aux côtés de musiciens classiques, de Peter Principle et Luc van Lieshout de Tuxedomoon et de Malka de Spigel de Minimal Compact, tous sortis dans la collection Made to Measure), c’est comme se lancer dans un voyage de rêve au Sahara ou en Extrême-Orient. On pourrait penser que certains morceaux mettent en scène des musiciens ou des samples non européens mais non… c’est juste l’imagination de Benjamin, son vieux synthé et ses amis… ».
A la réécoute de cette « Douzième journée » qui n’a rien perdu de sa singularité et de son intensité, on est emporté par les climats énigmatiques et organiques, sensuels et lancinants, à la fois rafraîchissants et fiévreux… un mélange unique de tribalisme minimaliste et d’impressionnisme lumineux. Ici, rien de trop et un pouvoir de suggestion cinématique maximum.
Pour Marc Hollander, « Douzième journée » est « esthétiquement et émotionnellement lié à deux autres grands albums (tout aussi fondamentaux et fondateurs dans leurs transculturalités / transmusicalités inspirées – NDLR) produits par Crammed Discs pendant cette période : « Noir et blanc » de Zazou Bikaye et « Desert Equations » de Sussan Deyhim / Richard Horowitz. Bien que ce soient des têtes différentes, chacune avec son histoire et ses couleurs, je ressens des fils conducteurs : les atmosphères mystérieuses, le mélange organique, souvent indiscernable, de sons acoustiques et électroniques, de l’occidental et du non-occidental, du cérébral et le sensuel. Et bien sûr le fait que chacun de ces albums a un son et un contenu unique et incomparable. »
Pour son quarantième anniversaire, Crammed Discs, toujours debout et volontaire malgré une crise du disque bien installée, a décidé de reprendre (cette fois systématiquement – quelques volumes qui étaient ressortis au début des années 2000), en version remastérisée, en format CD digipack, digital et vinyle, sa série de référence Made to Measure à laquelle cet album allait être intégré (volume 15) en 1988.
La série Made to Measure se définissait comme «réunissant des musiques créées – ou qui auraient pu être créées – en tant que bandes sonores pour d’autres médias».
Inaugurée en 1984 par la compilation « Made to Measure 1 » avec des musiques créées pour des films, des pièces de théâtre et des chorégraphies, par Minimal Compact, Benjamin Lew, Aksak Maboul et Tuxedomoon (figures de proue du label dans cette fructueuse décennie 80), la série se définissait comme « réunissant des musiques créées, ou qui auraient pu être créées en tant que bandes sonores (de facto la plupart sont imaginaires mais non moins évocatrices – NDLR) pour d’autres médias (films, danse, théâtre, vidéos, défilés de mode) ». Made to Measure (particulièrement actif dans les années 80 et au début des années 90) a, dans un éclectisme revendiqué, proposé des œuvres très variées, « abordant et mêlant souvent musique de chambre, électronique, ce que l’on dénommait alors « new music » (quelque part entre minimalisme et néoclassicisme), avant-rock expérimental et diverses formes d’exploration sonore ». Pensons à la bande-son implacable de « Stranger than Paradise » (Made to Measure 7 – 1985) de John Lurie pour le film de Jim Jarmusch, au projet « Sahara Blue » (Made to Measure 32 – 1992) convoquant, entre autres, Gérard Depardieu, John Cale, Lisa Gerrard et Brendan Perry / Dead Can Dance (remplaçant pour la réédition, un certain Mister X, double de David Sylvian), Barbara Cogan / The Passions, Dominique Dalcan, le tout piloté magistralement par Hector Zazou, un hommage très réussi à Rimbaud, ou encore au pétillant « Self Portrait Jumping » (Made to Measure 33 – 1993) mettant joyeusement à l’honneur l’auteur / calligraphe – beat Brion Gysin, accompagné par le jeune Ramuntcho Matta et Don Cherry.
Autre ingrédient à la réussite de ces audio-cocktails aussi audacieux que savoureux, le soin apporté aux pochettes et l’unité graphique de la collection maintenue tout en allant dans des directions picturales et photographiques assez variées.
On se réjouit déjà des futures rééditions annoncées dans les prochains mois ainsi que des nouvelles découvertes qui vont pouvoir y trouver un écrin de choix. Lors de la soirée du 3 novembre 2021 aux Ateliers Claus (haut lieu bruxellois des avant-postes soniques), cela sera l’occasion, pour les chanceux qui ont pu décrocher une place, de (re)voir, près de 40 ans après le duo Brown / Lew et de goûter leur interprétation actuelle de ces pièces précieuses.
On pourra aussi découvrir, en live, Nova Materia qui jouera son album « Xpujil » (Made to Measure 45), une longue plage immersive et hantée de 40 minutes enregistrée en binaural et qui donne tout son plein relief avec une écoute au casque, à partir des sons que le duo franco-colombien (Eduardo Henriquez & Caroline Chaspoul précédemment connu pour leur post électro pop tribal) a capturés (puis retravaillés) lors d’un périple dans la jungle mexicaine, en plein territoire maya (« Xpujil » est le nom d’une ancienne cité aujourd’hui disparue) et qui s’inscrit parfaitement, et dans un présent non mode, dans cette collection de pépites cinématiques hybrides. Cet objet audio non identifié et organique est sorti cet été en même temps que la première réédition de la collection, le somptueux « Géographies » de Hector Zazou, enregistré à Paris entre 1982 et 1984, avec une vingtaine de musiciens et de vocalistes interprétant des pièces de musique de chambre voyageuses, sorte d’hymne à la postmodernité épanouie, nourrie tant de Nino Rota que de Claude Debussy et des paysages méditerranéens, album augmenté, pour sa version CD, de «13 Proverbes africains » pour quatuor vocal nourri par les écrits de Raymond Roussel.
Recommandons aussi l’excellent dernier numéro, MTM 46, « The Possibility of a New Work for Aquaserge » par le collectif éponyme français qui ose ici un hommage à la fois personnalisé et respectueux à de grands compositeurs de musique classique (mais non académique) contemporaine : Ligeti, Feldman, Scelsi, Varèse, rien de moins ! Là encore l’inspiration « post » n’est pas péjorative mais au contraire un mouvement créatif qui fait le lien avec les avant-gardes aujourd’hui historiques, les cultures du monde et notre modernité multiple.
Aquaserge (+ Eon) en concert le 27 novembre aux Halles de Schaerbeek dans le cadre du festival Ars Musica, pour revisiter « Perdu dans un étui de guitare », des pièces maîtresses de la musique contemporaine.
Made to Measure event :
Benjamin Lew & Steven Brown + Nova Materia + Made to Measure patchwork by Marc Hollander aux Ateliers Claus, Bruxelles, 3 novembre, 20h. www.lesateliersclaus.com
Albums Made to Measure réédités en 2021 :
Aksak Maboul, Minimal Compact, Benjamin Lew, Tuxedomoon
Made to Measure Vol.1
MTM
Hector Zazou
Géographies
MTM 5
Benjamin Lew & Steven Brown
Douzième journée ‐ le verbe, la parure, l’amour
MTM 15
Nouvelles sorties :
Nova Materia
Xpujil
MTM 45
Aquaserge
The Possibility of a New Work for Aquaserge
MTM 46