Lynn Cassiers, de l’électro à la tradition
Lynn Cassiers : la voie (voix) de l’électro croise la tradition.
propos recueillis par Jean-Pierre Goffin
photos de Didier Wagner
Avec sa participation à « Trees are Always Right » de Jozef Dumoulin (Bee Jazz), album remarqué par la critique, et son opus en solo « The Bird The Fish and The Ball » (RatRecords, 2013), Lynn Cassiers commence à se faire une sérieuse réputation de vocaliste et de magicienne des sons. Prochainement sort le troisième vinyl de « Tape Cuts Tape » avec Rudy Trouvé et Eric Thielemans, suivra un duo avec Jozef Dumoulin intitulé « Lilly Joel ». Elle travaille aussi de plus en plus en France, notamment avec le batteur Leon Parker et le guitariste Pierre Perchaud, ou sur le tout nouveau projet « Naga » de la saxophoniste Alexandra Grimal ( avec Nelson Veras, Marc Ducret, Benoit Delbecq, Jozef Dumoulin et Stéphane Galland). Une rencontre s’imposait pour aller à la découverte du monde musical de Lynn, rencontre entre trois temps : interview, concert, puis le mot de Leon Parker.
L’interview
Tu as vécu ton enfance dans un milieu musical ?
La musique était importante dans ma famille : mon père est saxophoniste amateur, il a voulu en faire sa profession, mais il était instituteur. A Anvers, il y avait une école qui s’appelait « Musica » et dont la philosophie était juste que tout le monde puisse faire de la musique au quotidien, j’ai ainsi grandi dans cet univers ; des systèmes d’apprentissage alternatif existaient pour ceux qui ne savaient pas lire la musique, avec des signes. J’ai donc développé une oreille musicale très jeune dans ce milieu ouvert aux projets notamment avec des Africains. Je n’allais pas à l’académie, je ne jouais pas d’un instrument particulier, mais chez nous, il y avait un piano, une guitare, une batterie, on chantait beaucoup… Mais mon occupation principale à l’époque était la gymnastique, six fois par semaine après l’école. A 11 ans, j’ai participé à un « musical » sur la guerre à Sarajevo et là, j’ai vraiment compris que je voulais chanter ou jouer…
Tu as alors suivi des études artistiques.
Oui, j’ai suivi le « kunsthumaniora » à Anvers. C’est là que j’ai appris tout ! Quand j’y suis entrée, ils commençaient à introduire le jazz dans le cursus, à partir de la 5e année ; j’ai d’abord fait deux ans de classique, très strict et difficile pour moi car au début je ne connaissais pas assez de solfège, j’ai dû rattraper ce retard. J’avais comme professeurs Bart Defoort, Bart Van Caenegem, Jozef Dumoulin pour le piano, des profs incroyables qui nous transmettaient vraiment la passion du jazz.
D’autres professeurs importants ont suivi au Conservatoire de La Haye.
J’y ai travaillé avec John (Ruocco) que j’ai connu à 16 ans au stage de Dworp, j’étais dans son ensemble, c’est aussi un personnage qui donne la passion et qui te donne envie de travailler… Il respire le jazz. Joachim Badenhorst était aussi à La Haye ; lui, je l’ai connu aux humanités artistiques à Anvers ; nous avions un groupe commun avec notamment Janos Bruneel, c’était un super groupe. Joachim m’a encouragée à aller à La Haye parce que c’est très international, on y fait beaucoup de rencontres, c’est ce qui m’a décidé à y aller plus pour l’aventure que parce que c’était une grande école. J’y ai travaillé aussi le classique, puis avec Rachel (Gould) le jazz traditionnel. En plus, j’ai rencontré des musiciens comme Manolo Cabras, Giovanni di Domenico, Joao Lobo, Alexandra Grimal, Oriol Roca, Marek Patrman etc… Des gens de qui j’ai appris beaucoup et avec qui je continue à travailler.
Tu n’es pas encore impliquée dans l’électro à ce moment-là.
J’ai travaillé beaucoup les standards parce qu’ils contiennent l’histoire du jazz, les paroles, et puis tu as tout le voyage instrumental que tu peux partager aussi ; j’ai beaucoup travaillé là-dessus, entre autres avec Janos : les accords etc… Au départ, je voulais être une chanteuse de bebop, même si j’avais déjà acheté mon premier loop quand j’étais en cinquième année d’humanités, parce qu’avec un loop, on peut enregistrer toutes les voix des standards, chanter les basses etc… Je possédais ainsi tout le background pour pouvoir chanter dessus et faire tout ça toute seule. Je faisais aussi au début des trucs à la Zap Mama avec un rythme et des voix dessus. A La Haye, j’ai aussi rencontré Alexandra Grimal qui m’a proposé de faire quelques trucs ensemble : j’avais découvert à ce moment le delay qui m’a permis de faire des canons ; Alexandra m’a alors proposé de travailler à trois, saxophone, batterie ( Mathieu Calleja) et voix. C’est là que j’ai pu faire plein d’expérimentations pour mettre le loop en relation avec les autres musiciens ; le loop est quelque chose d’imposant, d’envahissant par rapport à la liberté des autres musiciens, ça donne peu de place aux autres qui ne peuvent que jouer dessus , ça leur laisse un espace très fermé. Là, j’ai cherché comment faire pour que le loop n’enferme pas les autres dans un schéma trop restreint ; mon langage de looper s’est alors élargi, c’est devenu plus background, soundscape, ça donne une ambiance, ce ne sont pas des trucs rythmiques qui tournent sans fin. Quand je joue seule, c’est différent, le loop me donne alors une stabilité musicale…
Quel a été le déclic pour entrer dans cette voie.
C’est venu quand je suis allée à un concert de Jozef Dumoulin, Michel Hatzi et Lieven Venken, « Melangtronic », ils jouaient au « Hopper » et Jozef avait un loop.
Et au niveau vocal, qui t’a inspirée ? On fait parfois référence à Laurie Anderson…
Je l’ai connue très très tard. En fait, tout vient des expérimentations dans les locaux du Conservatoire de La Haye, mais je n’avais aucune référence précise ; par contre, il y avait là des musiciens qui avaient des références et qui m’ont fait découvrir plein de choses, je pense à cette chanteuse norvégienne Sidsel Endresen, incroyable musicienne sur la scène impro, elle a un langage, c’est pour moi une extra-terrestre… il faut la voir en concert ! J’ai découvert après coup qu’il y avait des musiciens qui travaillaient dans la même voie que moi… comme Jay Clayton avec qui j’ai fait un stage en Italie, elle utilisait aussi un loop depuis les années 70.
C’est en effet l’époque où on a beaucoup introduit cela dans la musique, psychédélique entre autres…
Oui, ça me fait penser qu’à mon examen à La Haye, avec Marek Patrman, Manolo Cabras et Augusto Pirodda – c’était mon quartet pour l’examen de fin d’année – je faisais quelques standards, mais l’idée était aussi de montrer sa personnalité ; j’étais partie dans l’univers du free, de Paul Bley… Le commentaire du jury était que ça sonnait très « seventies »… (rires)
Pour l’oreille de l’auditeur lambda, la musique électronique a l’air de quelque chose de très « simpliste », où il suffit de jouer avec des boutons ; tu peux me prouver le contraire…
Et bien tu vois, pour mon album solo l’année passée, j’ai presque annulé tout, juste les sorties de disque de Manolo Cabras and Basic Borg, « Tape Cuts Tape » et le duo « Lilly Joel » avec Jozef Dumoulin, j’ai refusé tous les gigs pour rester à la maison et travailler sur mon projet…
Comment se passe la composition, il y a de l’écriture ?
Non, je ne m’assieds pas pour écrire des notes. C’est un truc qui est en moi depuis des années, des bouts de mélodie comme « Rose ». Au début, le solo était une forme d’exercice pour moi-même, construire un monde, mais j’avais besoin de raconter une histoire, alors pour le disque je me suis attelée au boulot, j’ai travaillé sur le son, le disque est fait exactement comme je voulais l’entendre, il s’agissait aussi de définir mon chemin et m’impliquer très profondément dans ce projet. Comme sideman, il faut faire les choses très vite, mais ici, pour une fois, j’avais l’excuse de me prendre très au sérieux, de travailler à fond sur ce projet en refusant le reste à côté… ça m’a pris beaucoup de temps parce que il faut parfaitement posséder la technique, sinon tu n’es plus dans la musique, et c’est ce qu’il faut travailler pour ne pas que ça sonne « froid ». C’est un projet où on entend plein de détails. Avec ce solo, je me place dans une niche qui est entre le jazz et l’improvisation. J’ai découvert mes références après ce travail en solo. Quand j’écoute mes propres trucs, je ne trouve pas cela extrême, c’est un peu un son comme en utilisent beaucoup d’artistes électroniques, mais je n’en fait pas des beats, c’est un autre univers.
Sur le cédé, on entend souvent un clavier qui joue dans les graves…
Oui, c’est un vieux Realistic que Manolo (Cabras) a trouvé sur un marché aux puces, avec une pédale d’octaves… Il y a aussi quelques trucs de « drums computers », ce sont des machines analogiques qui font des basses avec des sons waaw ! C’est un son assez seventies qu’on entend peu maintenant.
Tu joues régulièrement avec le guitariste Pierre Perchaud.
Je l’ai rencontré grâce à Chris Jennings qui jouait avec Pierre à Paris et qui était aussi à La Haye ; ils m’ont invité à jouer avec eux à Paris. C’était des compositions personnelles, surtout de Chris et Pierre et deux ou trois de moi. Pendant que Pierre était dans l’ONJ où il était très occupé, Chris et moi avons continué à jouer dans d’autres formules.
Te voilà aujourd’hui impliquée dans un nouveau projet avec le batteur Leon Parker.
Oui, Leon Parker pratique le tapping, il appelle ça « vocal body rhythm », rythmiquement il est vraiment génial. Lorsqu’on s’est rencontré, c’était à un festival organisé par Pierre Perchaud, dans sa région, je jouais en duo avec Chris et Leon jouait le lendemain en solo. Après son concert, on a jammé ensemble et il a vu que j’étais entre les deux mondes, entre les standards et l’improvisation ; il m’a alors dit qu’il me téléphonerait un jour, mais c’est le genre de chose dont se dit, « oui, on dit toujours ça ! ». Mais il m’a recontacté deux ans plus tard pour jouer au Sunset avec Pierre et Chris Jennings à la basse, un concert dans lequel Leon voulait introduire ses « vocal body rhythm » ; Il travaillait aussi ce principe avec d’autres chanteurs dans différentes formations. Dans ce trio, Leon, Pierre et moi avons trouvé une liberté qui nous permet d’unifier chacun notre univers, au-delà du style. Leon peut faire son truc, moi le mien, on peut y mettre de l’impro, ça peut aussi être très très jazz avec Pierre qui est entre nous deux et qui peut être très génial, c’est un guitariste énorme, super flexible. Tout ça grâce à leur esprit ouvert, ce sont vraiment deux musiciens incroyables.
Le standard est un prétexte à l’improvisation dans votre groupe ?
Non, on les joue en trio de façon assez traditionnelle ; là où ça part un peu dans tous les sens, c’est sur les compositions de Pierre ou de moi. On se voit à Paris quelques jours avant les concerts, c’est souvent en concert qu’on trouve l’esprit de la musique. On joue aussi « Rose » qui vient de mon album solo.
Le projet Naga avec Alexandra Grimal ?
Nous avons une résidence à Royaumont avant de jouer à Strasbourg au « Jazzdor ». J’utiliserai moins l’électro parce qu’il y a déjà Jozef Dumoulin dans le groupe et Benoit Delbecq. La guitare est aussi doublée avec Nelson Veras et Marc Ducret, puis il y a Stéphane Galland à la batterie… Ce sont des compositions d’Alexandra qui sont pour l’instant dans le « work in progress », c’est une musique assez difficile qu’il faut beaucoup travailler, c’est très beau…
Paris, le 21 février, concert au “Sunset”
Une soirée en trio au « Sounds » à Bruxelles, deux en quartet au « Sunset » à Paris, « Triolio » est le tout nouveau projet de Leon Parker, batteur minimaliste qu’on a vu à Liège au « Lion s’Envoile » avec Sheila Jordan, Dewey Redman et Cameron Brown il y a environ vingt ans : caisse claire, grosse caisse, une cymbale et une charleston, un matériel réduit, mais une invention et une pulsion endiablée. Le guitariste Pierre Perchaud (vu chez nous avec Charlier- Sourisse) et Lynn Cassiers forment les trois côtés du triangle, vient s’y ajouter pour certaines pièces le saxophoniste Antoine Favennec. L’ouverture se fait sur une ballade de NickDrake, River Man, tout en finesse, suivi d’un Alone Together qui permet d’introduire le saxophoniste. C’est sur une composition au titre provisoire (Glüg) que Lynn introduit ses premiers bruitages électroniques avant un autre standard chanté Body And Soul qui s’ouvre sur une longue et inventive intro du guitariste. On attendait une séance « vocal body rhythm » de Leon Parker, elle commençait par une improvisation impressionnante de la voix et des claquements de mains et de doigts sur la poitrine avant que Lynn Cassiers plonge à son tour dans l’univers rythmique du batteur, pièce enchaînée avec un morceau très funky où sax et guitare jouaient les riffs endiablés. Visiblement le trio aime ce mélange entre standards et pièces originales où l’électronique et l’acoustique se mêlent sans heurts. Throw It Away (Abbey Lincoln) et un medley Just You Just Me et Evidence – scat aventureux entre Leon et Lynn – prouvent si besoin l’est encore qu’on a affaire à un groupe qui maîtrise tellement la tradition qu’il peut se permettre de « jouer avec », de la réinventer… Une seule fois sur le concert de deux heures, l’électro de Lynn Cassiers déconcerte quelque peu l’auditoire sur une volée de sonorités samplées, maîtrisées, déconcertantes surtout par rapport à la mélodie de Vision, une superbe ballade composée par Pierre Perchaud. L’enchainement de It Is What It Is où Leon Parker offre un solo époustouflant sur son unique cymbale, et de Afro Blue/Belief clôture un concert chaleureux et énergique.
Le concert du « Sunset » était enregistré par France Musique pour une diffusion un vendredi soir à 22h30, fin avril, date à préciser, mieux vaut se tenir au courant sur le site http://www.francemusique.fr/
Leon Parker à propos de Lynn Cassiers
Durant le concert, vous parlez beaucoup de tradition, de Louis Armstrong, de Count Basie, d’Abbey Lincoln, de Roy Haynes… et vous invitez dans ce groupe quelqu’un qui joue avec du matériel électronique… c’est plutôt surprenant… Pourquoi avez-vous choisi de jouer avec Lynn ?
Vous savez, un bon musicien est un musicien sans frontières, sans référence d’époque, et Lynn connait et comprend la tradition et c’est pour cela qu’elle peut faire tout le reste, c’est très complet (en français). Moi, j’adore ce qu’elle fait, c’est la musicienne la plus complète que j’aie connu, j’adore, j’adore, j’adore…
Dans votre groupe, elle chante la tradition, elle joue de l’électronique, elle peut faire énormément de choses…
Chris Jennings avait un trio avec Pierre Perchaud et Lynn dans lequel il m’a invité ; nous avons ensuite continué à faire des trucs avec Lynn, je n’avais jamais entendu parler d’elle… Tout de suite, j’ai senti une entente, un esprit d’ouverture, elle pouvait chanter sur mon « vocal body rhythm » ou simplement sur un standard, elle a l’esprit très ouvert et un vrai sens de la musique.
Pensez-vous que l’auditeur est prêt pour entendre ce genre d’exploration électronique ?
Vous savez quoi ? Maintenant, j’entraine mon propre public quand je joue en concert et ceux qui sont aptes à recevoir cette nouvelle musique, c’est très bien, d’autres sont moins réceptifs, mais tant pis : j’ai fait assez de choses dans le jazz et je n’ai pas envie de revenir en arrière, le jazz est fait pour aller de l’avant ; Miles Davis, par exemple, s’est réinventé dans le jazz au moins trois ou quatre fois. Alors, je me réinvente aussi moi-même avec cette nouvelle musique…
Y a-t-il un projet d’enregistrement avec ce trio ?
Oui, je pense. Nous venons juste de commencer, mais je sens que j’aimerais passer le reste de mes jours avec ce trio, je me sens à la maison avec eux. Je ne doute pas qu’avec le temps et le fait de se sentir plus à l’aise avec le répertoire, nous allons toucher un public de plus en plus large, je le crois vraiment.