I silenti ‐ Théâtre National (Bruxelles, 25/02/22)
Fabrizio Cassol savait qu’un jour ou l’autre, Tcha Limberger serait au centre de l’un de ses projets.C’est à Berlin, lors d’une représentation de « Requiem Pour L » et à l’occasion d’une visite au musée de l’Holocauste, que Fabrizio remarque que les Roms sont à peine évoqués. Pas d’écrits, peu de documents. Toute la mémoire des Roms et sa transmission – pudique et douloureuse – se fait de façon orale, au risque de se perdre à jamais. Tcha Limberger, le violoniste aveugle, porte en lui l’histoire des Roms, ceux qui ont si souvent été oubliés des livres d’histoire. « I silenti » est le résultat de cette révélation. Avec la jeune metteuse en scène Lisaboa Houbrechts, le projet prend forme. Fabrizzio veut rendre visible l’invisible et donner de la voix aux silences.
La grande scène du Théâtre National est plongée dans un noir total et un silence assourdissant. Le tintement lointain de clochettes puis des bruissements de pas et de frottements d’étoles se font entendre. Des silhouettes semblent se déplacer mystérieusement sur la scène. Sont-ce nos yeux qui s’habituent à l’obscurité ou la lumière qui se lève peu à peu comme se lève l’aube sur un paysage nu et désolé ?
Il y a d’abord le sifflement de l’archet sur une corde de violon, puis les chants incantatoires et lumineux de Claron Mcfadden, de Nicola Wemyss et de Jonatan Alvarado. Ils résonnent comme une prière. Soudain, le cri déchirant de Tcha Limberger retentit. « Oh mon Dieu, donne-moi la chance de revoir mon peuple », pleure-t-il. Un tapis de feuilles fanées semble envahir le grand espace blanc. Mais, lentement, imperceptiblement, l’image floue se transforme et laisse apparaître un enchevêtrement de corps nus et maigres. Un charnier.
Commence alors un long voyage à la recherche des oubliés, des chassés et des âmes perdues. Avec pudeur et sans voyeurisme – avec poésie presque – les images révèlent l’horreur de la déportation d’un peuple, presque en douceur, comme pour mieux nous préserver. Mais, mélangées aux chants plaintifs, elles nous marquent plus encore, et plus profondément sans doute. Des hommes, des femmes et des enfants s’effacent sous un gros trait noir. Ils disparaissent à jamais. Des visages, derrières des barbelés qui se colorent de rouge, nous regardent en face. Des éclats de couleurs évoquent le feu et l’incendie de roulottes… Rien ne restera. Rien, sauf la mémoire qui vit dans la musique composée par Fabrizio Cassol et le chant de Tcha.
L’accordéon de Philippe Thuriot siffle, les percussions sèches de Simon Leuleux et le violoncelle sombre de Vilmos Csikos accompagnent le violon de Tcha. Sur scène, les vocalistes qui l’entourent, se déplacent sans que l’on ne s’en aperçoive. Il sont ici, puis là, ils se drapent parfois de châles colorés, tandis que le joueur de Kaval (Georgi Dobrev) se fraie un chemin parmi les ombres. La musique baroque de Monteverdi se mêle aux chants tziganes et à quelques rares rythmes indiens. Tout est exécuté à la perfection et avec sobriété. Tout est chargé d’émotion et de douleur.
Shantala Shivalingappa, la danseuse indienne, accompagne le violoniste aveugle dans tous ses déplacements, comme si elle était son ange gardien, son guide, sa conscience. Tous les sentiments traversent son corps, tour à tour gracieux et torturé. Parfois, un bonheur fugace semble naître, comme pour mieux chasser l’horreur de cette tragédie. Mais, plus forte que tout, elle revient sans cesse.
La scène se noie alors, peu à peu, dans un bain de lumière rouge. Et soudain, sur la dernière note, brutalement, comme un couperet qui tombe, le silence et le noir complet se font.
Silence de mort.
Et tonnerre d’applaudissements.