Branford Marsalis : puissance trois
Avant son passage à Bruxelles les 24, 25 et 26 mars, nous avons parlé avec Branford Marsalis de ce projet de trois concerts en trois jours, dans des configurations différentes : le solo, le quartet et l’orchestre symphonique. Et bien sûr, de sa conception du jazz.
Trois concerts en trois jours dans trois configurations différentes, on pourrait parler de « Three Views of a Saxophone Player » ?
Branford Marsalis : Ahah ! « Three Views of a Secret » ! Je n’y pense pas comme trois choses différentes, c’est juste plus de travail. C’est ce que j’ai dit à mon agent lorsqu’il m’a parlé de ce projet à Bruxelles !
Vous avez déjà enregistré un album en solo dans la Grace Cathedral de San Francisco. Vous l’avez intitulé « In My Solitude » en pensant aussi un peu à Duke Ellington qui y a enregistré ses concerts de musique sacrée ?
B.M. : Je ne pensais pas spécialement à Duke Ellington. C’est un titre qui m’est venu en tête et que je trouvais très bien. Mais j’étais conscient qu’Ellington y avait enregistré « The Sacred Music Concert ». J’ai toujours aimé honorer les musiciens qui sont passés avant moi, quel que soit leur style. J’étais plus qu’heureux de jouer ce concert.
Quel sera le répertoire solo à Bruxelles ?
B.M. : Parce que je dois jouer le concert de John Adams prochainement avec un orchestre symphonique et que je n’ai pas eu le temps de le préparer beaucoup, il y aura cela et des morceaux qui viennent du disque. D’autres choses aussi. Il y aura des chansons populaires des années quarante avec de belles et fortes mélodies, pas vraiment du jazz. Quand vous jouez dans une église, vous devez jouer des choses de façon à ce que le son ne se perde pas dans l’espace : jouer vite dans un tel espace est ridicule avec un retard de cinq secondes. Je vais jouer avec l’espace que le lieu m’autorise.
Ce genre de concert implique beaucoup de répétitions ?
B.M. : Non, je n’ai pas répété non plus avant le concert à San Francisco, mes oreilles fonctionnent très bien… Si j’entends clairement les choses, c’est ok.
«Quand je joue du jazz, ma tonalité est meilleure et mon contrôle de l’instrument aussi.»
Quand vous jouez de la musique classique, êtes-vous influencé par le jazz et vice-versa ?
B.M. : Bien sûr. Il y a des notes que j’entends parce que j’écoute du jazz. Si je n’écoutais pas de jazz, je ne jouerais pas comme cela. Quand je joue du jazz, ma tonalité est tellement meilleure et mon contrôle de l’instrument aussi. Je peux changer plus facilement la couleur des sons.
Avec le « Brussels National Orchestra », vous allez jouer « Cassandra » arrangé par Vince Mendoza. Ce morceau se trouve sur l’album « Requiem » dédié à Kenny Kirkland qui a été une personne importante pour vous.
B.M. : Kenny était un musicien brillant qui m’a beaucoup influencé. Il utilisait ces polytonalités que je n’avais pas l’habitude d’utiliser. Toutes ses compositions étaient écrites parfaitement avec les harmonies, plus dans la façon dont Herbie Hancock parlait des solos de Wayne Shorter. La musique de Kenny est d’autant plus pertinente que quand le désordre du jazz entre en jeu, tout ce que vous entendez doit être modifié, c’est une exigence dans le jazz. Celui qui dit qu’il va jouer les accords de Kenny ne les jouera jamais comme Kenny les jouait. Herbie parlait de ça quand il jouait des thèmes avec Miles et qu’il s’en tenait aux accords. Il se rendait compte que ça ne marchait pas. Ça prend du temps d’entendre les choses de cette façon. A côté de cela, Kenny était quelqu’un d’amusant, d’intelligent, il me manque.
«Dans les jam sessions, les musiciens ne jouent pas vraiment ensemble, ils attendent leur tour.»
Vous êtes très fidèle à vos musiciens dans votre quartet. Je pense que le seul à avoir changé depuis des années, c’est l’arrivée de Justin Faulkner à la batterie. La confiance en ses partenaires est essentielle ?
B.M. : Je pense que c’est la seule façon de faire de la musique. Il y a ces phrases dans toutes les langues du monde, quand vous allez à une soirée, des phrases passe-partout : « Comment ça va ? », « Il fait beau aujourd’hui. », « Quel est ton club de foot préféré ? »… En musique, c’est la même chose : si vous vous retrouvez avec des musiciens que vous ne connaissez pas ou peu, on va se dire « Ok, jouons How High the Moon », c’est ce que j’appelle des « small talks ». Et ce que j’ai appris en jouant avec les mêmes musiciens, c’est la différence entre jouer ensemble et commencer et finir en même temps. Dans les jam sessions, les musiciens ne jouent jamais vraiment ensemble, ils attendent leur tour. C’est pour moi la pire façon de faire de la musique. Répéter deux ou trois jours avant un concert, je trouve ça absurde.
«Nous avons été formés par le son de Miles Davis et de Dexter Gordon, et nous essayons de nous en inspirer.»
Le plaisir que vous donnez sur scène, c’est celui qu’on trouvait chez Sonny Rollins, Dexter Gordon, Roland Kirk… On le trouve moins, c’est un avis personnel, chez les saxophonistes qu’on entend beaucoup maintenant. Est-ce que j’ai raté quelque chose quand je les écoute ?
B.M. : Je pense juste que le mot jazz n’a pas vraiment d’importance. On se concentre moins sur la musique que sur la façon dont les gens jouent de leur instrument. Kamasi Washington ne joue pas vraiment du jazz, c’est une sorte de hiphop, R’n B, rock. Son groupe n’est pas un groupe qui joue des beats jazz. Je pense que son groupe est bon, ils jouent ensemble. Mais beaucoup de groupes actuels ne jouent pas ensemble, ce sont des musiciens intelligents, mais ils sont souvent concentrés sur leur intervention quand vient leur solo. Ils ne s’engagent pas l’un envers l’autre, il y a peu ou pas d’interplay. En jazz, le solo est secondaire ; dans la musique d’aujourd’hui, le solo est le principal. Pour moi, le jazz n’est pas que de l’improvisation, mais si vous demandez à n’importe qui de bien éduqué aux Etats-Unis ce qu’est le jazz, ils répondent « c’est l’improvisation », c’est ridicule. Les Français, les Allemands improvisent. Beethoven, Mozart improvisaient. C’est le « son du jazz » qui était une nouveauté, pas le fait d’improviser, et beaucoup de musiciens qui jouent maintenant ne jouent pas le « son du jazz ». C’est ce que nous essayons de faire avec mon quartet, jouer le « son du jazz », que nous jouions des standards ou des chansons d’aujourd’hui. Nous avons été formés par le son de Miles Davis, de Dexter Gordon et nous essayons de nous en inspirer, ce que tant de musiciens d’aujourd’hui ignorent, la musique d’avant 1955. Ils sont plus intéressés par écrire leurs propres chansons, des choses complexes. Mais pour moi, même les choses complexes doivent sonner simples. Si des musiciens veulent rejeter cette évidence, c’est leur problème, mais je ne le ferai pas avec mon groupe qui existe depuis trente ans.
«C’est Art Blakey qui a fait que je suis devenu un musicien de jazz.»
Vous remontez dans le temps, ça me fait penser que je vous ai vu pour la première fois au Gouvy Jazz Festival en Belgique il y a quarante avec Art Blakey.
B.M. : Je m’en souviens très bien. J’ai appris beaucoup avec les Jazz Messengers, surtout que je ne connaissais pas grand-chose avant de jouer avec Art Blakey. C’est lui qui m’a appris les choses dont nous parlons maintenant. Je n’avais jamais entendu Fletcher Henderson, Lucky Millinder, Coleman Hawkins, Louis Jordan… Je ne connaissais pas ces noms au début et je suis allé dans des magasins pour acheter leurs disques, des vinyles à l’époque. Il n’y avait rien en stock, il fallait commander. Et ce qui est incroyable, c’est que maintenant tout cela est disponible. C’est Art Blakey qui a fait que je suis un musicien de jazz.
Lors de la sortie de « Metamorphosis » il y a douze ans, vous m’aviez un peu parlé de la musique et beaucoup d’un projet qui vous tenait à cœur avec Harry Connick Jr concernant la reconstruction des maisons à New Orleans après l’ouragan Katrina. Qu’en est-il aujourd’hui ?
B.M. : Nous avons terminé ce projet il y a cinq ans. Chacun a les clés de sa maison maintenant. Il y a un centre de musique qui porte le nom de mon père et qui fonctionne très bien. Il y a beaucoup de jeunes qui y font de la musique, pas pour être musicien, les musiciens se font eux-mêmes. Nous avons des programmes pour les jeunes enfants dont les parents travaillent tard le soir. Ce sont surtout des programmes qui concernent le sport, basket-ball, football… Ce sont aussi des lieux où ils font leurs devoirs.
Trois concerts à Bruxelles : en solo (24 mars, Cathédrale des Saints-Michel et Gudule), puis à Bozar avec le Belgian National Orchestra (25 mars) et avec son quartet (26 mars). Renseignements : www.bozar.be