Archie Shepp Attica Blues Orchestra, take 2

Archie Shepp Attica Blues Orchestra, take 2

 Archie Shepp : ténor du barreau.

Propos recueillis par Jean Rochard et Jean-Jacques Birgé

Vous êtes né en Floride…

Fort Lauderdale, le 24 mai 1937. J’ai déménagé à Philadelphie à 7 ans où j’ai vécu avec mes parents jusqu’à ce que j’aille à l’université lorsque j’ai eu 18 ans. Après quatre ans, je me suis marié et j’ai vécu à New York pendant treize ans. J’habite dans le Massachusetts où j’ai enseigné à l’Université pendant trente et un ans et dont j’ai pris ma retraite il y a trois ans.

ARCHIE SHEPP (c) Jacky Lepage

Avez-vous commencé la musique à Philadelphie ?

J’étais fasciné par la musique lorsque mon père jouait du banjo. Il m’apprit les accords de ce qui fut mon premier instrument, mais personne n’en jouait plus. Je faisais des charlestons, James P. Johnson, ce n’était pas facile, son banjo n’avait que quatre cordes comme dans les orchestres de Fletcher Henderson, pas comme celui à cinq cordes qu’ils utilisent en country. On devait faire avec quatre cordes les mêmes accords qu’on fait avec six sur la guitare. Je m’en sortais plutôt bien pour un gamin, mais j’ai préféré le sax. À 10 ans, j’ai pris des cours de piano lorsque nous avons déménagé vers le nord du pays. À 12, j’ai commencé des cours de clarinette au collège et avec un professeur privé.

C’était de la musique classique ?

J’ai travaillé la technique, la méthode de lecture, qui sont occidentales, mais très peu de théorie, c’est un de mes regrets. Heureusement, avoir fait du piano m’a donné quelques bases pratiques qui m’ont permis de faire des arrangements. Je vois les accords, les notes qui bougent. À l’âge de 15 ans, je suis passé au saxophone.

En découvrant le jazz ?

Mon père ne jouait que ça, si vous voulez appeler ça du jazz !

Comment l’appelait-il ?

C’était juste de la musique. Ses goûts étaient très éclectiques à l’intérieur de la sphère afro-américaine, d’Artie Shaw à Sonny Boy Williamson, Duke était un de ses préférés, Count Basie, Oscar Pettiford avec son groupe, The Cats and The Fiddle… Mon père adorait les cordes, mandolines, banjos, il pouvait presque tout jouer d’oreille. Il m’a transmis the sound of music, j’en étais entouré, dans les églises…

 

 

 

Vous alliez à l’église ?

Ma grand-mère, Mama Rose, m’y emmenait trois fois par semaine lorsque j’habitais le Sud, les Baptistes sont très actifs. Ça m’a même aidé, la prière ne me met pas mal à l’aise, je m’en sers quand j’en ai besoin. Cela fait partie de ma culture, ça m’a formé ainsi que ma musique. C’est utile d’avoir d’autres vecteurs d’inspiration.

Quelles études avez-vous suivies ?

Très conscient des questions sociales concernant les Afro-américains, je voulais devenir avocat, spécialisé dans les droits civiques. À force d’écouter mon père discuter politique tous les samedis après-midi, j’ai même écrit un devoir sur le problème racial aux États-Unis alors que je n’avais que 10 ans ! Lorsque mon père, qui travaillait en plein air, était sans emploi, et qu’il pleuvait ou neigeait, ma mère, coiffeuse et esthéticienne, rapportait les sous à la maison. Lui pensait que pour un noir la musique ne pouvait être qu’un hobby. Il n’y avait pas beaucoup de musiciens professionnels dans le voisinage. Le seul que je connaissais, tout le monde disait qu’il était fou. C’était faux ! J’ai découvert plus tard que c’était un bon compositeur et arrangeur. Mon quartier était très pauvre, on l’appelait Brik Yard, c’est toujours son nom. Pas The Brikyard, juste Brikyard ! C’était le lieu d’une ancienne usine de briques. Les noirs sont arrivés lorsque les Irlandais et les Italiens sont partis.

ARCHIE SHEPP (c) Jacky Lepage

Il y avait beaucoup de musiciens à Philadelphie. Avez-vous rencontré des gars comme Lee Morgan ?

Oui, Philly était une grande ville, c’était facile de les rencontrer. Un des amis de mon père, Billy Myers, celui avec qui il discutait politique, louait un appartement dans le même immeuble. Mon père écoutait du blues, des ballades, des chansons, mais il n’aimait pas Bud Powell ni Charlie Parker. Il y avait une barrière générationnelle à l’intérieur de la communauté noire. Or Billy Myers, qui n’avait pas connu le racisme et la violence du Sud, était un peu plus jeune que mon père, il connaissait tout le monde, de Sonny Stitt à Bird… Un jour, il m’apporta un disque de Lester Young et Roy Haynes, Up ‘n Adam, et me parla d’un concert de Charlie Parker, c’était un an avant la mort de Bird. À la radio, ils ne passaient pas de noirs, jusque-là je ne connaissais que le style de Stan Getz ! Alors il m’emmena downtown à Philadelphie dans une salle qui s’appelait alors The Met et qui servait souvent aux cérémonies. C’est ensuite devenu une église, et maintenant un parking. À l’époque c’était central pour la communauté, mais ce jour-là, au lieu des deux mille personnes que la salle pouvait contenir, il y avait cinquante spectateurs à attendre Charlie Parker, dont plus de la moitié était des blancs. J’avais invité mon copain Reggie Workman qui habitait à côté de chez moi et avec qui j’ai grandi dans notre quartier très pauvre, à l’écart. Coltrane habitait au nord de Philly, Benny Golson, Jimmy Heath étaient dans le sud où ça se passait vraiment. On ne pouvait écouter de la musique que dans les night-clubs qui étaient à une heure de chez moi et il fallait avoir 21 ans. À 16 ou 17 ans, j’ai pu emprunter la carte de mon cousin et participer aux jam-sessions ! Les clubs étaient dans le quartier tenu par les gangs, les rues étaient dangereuses. Mais comme il y a heureusement une tradition de respect pour la musique dans la communauté afro-américaine, lorsque je portais mon sax je pouvais me sortir de situations délicates : le grand type disait « My man plays the saxophone ! » (mon pote joue du saxophone !) et je traversais sans encombre. Un présentateur de radio, Tom Roberts, organisa des séances pour les jeunes, il invitait les musiciens de passage à ses ateliers, Ben Webster, Art Blakey, le vendredi après-midi, juste après la classe. C’est ainsi que j’ai fait la connaissance de Lee Morgan. À 16 ans, il jouait avec Coltrane, Johnny Coles, et super bien ! Il tenait le pupitre de première trompette dans l’orchestre scolaire de Philadelphie. J’ai demandé à Lee de m’apprendre des trucs, et grâce à lui j’ai rencontré Bobby Timmons, Henry Grimes, Odeon Pope, et le jeune McCoy Tyner qui n’avait que 15 ans et avec qui j’ai joué alors qu’il commençait le piano… Donc ce jour-là au Met, j’ai compris que Charlie Parker ne jouait pas une musique populaire. Les places étaient chères pour des jeunes. Incidemment, j’appris que l’organisateur du concert était le type de ma rue que tout le monde disait fou. Herb Gordie avait écrit trente-neuf pièces pour orchestre dans un style proche de Stan Kenton, et il amenait Parker à Philadelphie ! Ce jour-là, j’ai vu Oscar Pettiford, Red Rodney, Ray et Tommy Bryant, Fats Ride qui jouait dans le style d’Art Tatum, Butch Balard, toute la crème de Philadelphie. On a attendu Parker deux heures, sans bouger. Je suis sorti marcher un peu. Devant moi il y avait un grand type avec un costume élimé, aux talons usés, avec la première coiffure afro que j’ai jamais vue, car ses cheveux qui n’étaient pas coupés recouvraient ses oreilles. Il était très à l’aise, avec une blonde à son bras. Personne n’aurait osé se promener avec une blanche à Philadelphie, alors j’ai pensé que ça devait être Charlie Parker ! Je n’avais jamais vu quelqu’un comme lui. Par son attitude, il défiait le racisme comme tous les autres préjugés de savoir vivre qu’on m’avait enseignés. Je suis retourné m’asseoir, et dix minutes plus tard il a fait son entrée, il a attrapé son sax et a joué plus de musique que je n’ai jamais entendue. Il a commencé avec Ornithology, après je ne sais plus. Donald Garrett disait qu’on ne se rappelait jamais ce qu’il avait joué, on se souvenait seulement du son, énorme, quasi stéréophonique, partout dans la salle. Contrairement à Coltrane, Bird était comme une statue, même ses doigts ne bougeaient pas.

À l’époque vous jouiez de l’alto ?

Non, ma grand-mère Mama Rose m’avait offert un ténor Martin. Je suis allé prendre un cours avec Jimmy Heath, et il a joué tout le temps au lieu de m’apprendre, parce qu’il n’avait pas d’instrument à lui ! Ça m’a marqué. J’étais allé entendre Stan Getz et Jimmy Raney qui avaient un tube, Moonlight on Vermont. Étaient présents plusieurs centaines de noirs, je parle de la couleur parce que, quelques étages plus haut dans le même immeuble, le quartet de Jimmy Heath jouait génialement How High The Moon. C’est ce qui m’a décidé à prendre des cours avec lui. J’aimais l’écouter se chauffer, c’est rare d’entendre un musicien se chauffer, j’ai entendu Dexter, Trane et Jimmy, c’était très différent, très surprenant. Lorsque Jimmy eut fini, mon sax était passé du jaune à un orange éclatant ! J’ai beaucoup appris en regardant. La fois suivante, il n’était pas là, il avait été arrêté pour avoir fumé un joint à l’arrière d’une voiture, il est ressorti six ou sept ans plus tard. Philadelphie était très raciste à cette époque-là. Art Blakey avait été tabassé au New Jersey Town Pike, Sonny Stitt, Billie Holiday avaient fait de la prison en Pennsylvanie… Il n’y a que New York et San Francisco qui ne soient pas comme le reste des États-Unis. Les différences y sont mieux acceptées.

Lee Morgan ou Jimmy Heath étaient-ils concernés politiquement ?

Absolument. Déjà après la Guerre Civile, on trouvait les premiers hommes libres en Pennsylvanie. Les blancs qui venaient du Sud, de Géorgie, de Floride, étaient très réactionnaires. Comme à Chicago, ceux venus du Tennessee, du Kentucky, d’Alabama, du Mississipi. C’était particulièrement flagrant dans les classes laborieuses attirées par l’industrie à la fin de la Première Guerre Mondiale, et après la Seconde. Chicago et Philadelphie n’étaient pas des villes universitaires comme Los Angeles ou San Francisco. Il y avait des groupes très violents.

Philadelphie a par ailleurs vu naître un nombre incroyable de musiciens…

Comme Detroit ou Chicago. L’industrie et la technologie marchent main dans la main avec l’évolution d’une esthétique noire. En Afrique, un homme joue d’un seul tambour, en Amérique il en joue de cinq ! On ne fait que suivre le modèle Ford …

Quand la musique est-elle devenue pour vous une affaire sérieuse ?

Le samedi après-midi, à la sortie de ses répétitions classiques, comme Lee Morgan se plongeait dans la littérature jazz, jouant du Parker et d’autres trucs, il avait besoin d’un pianiste. Je l’accompagnais pendant qu’il travaillait. J’ai ainsi appris à compter et à jouer devant des gens. Morgan fut un de mes mentors les plus importants.

Coltrane était-il déjà par là ?

Non. J’ai découvert Trane pendant ma dernière année à l’université, il n’était pas si connu que cela. J’avais tenté de jouer au-delà de ce que permettait de faire la technique classique du sax, upstairs comme je disais, et un pote batteur m’a dit que John Coltrane jouait comme ça. Son nom a retenti comme par magie, il fallait que je le trouve, mais je ne l’ai rencontré qu’à New York, lorsque je suis entré à l’Université. J’allais au Five Spot écouter Trane et Monk. Une nuit, après la fin de la session, j’ai demandé à John si je pouvais venir chez lui pour qu’il me montre des plans. Il devait être 5 heures du matin, tout le monde rangeait. Je suis rentré de downtown à 6 heures parce que j’habitais Harlem, et j’étais chez lui à 10 heures ! Sa femme, Naima, Anita de son nom de baptême, m’a dit d’attendre parce qu’il dormait. J’ai attendu jusqu’à 13 heures qu’il se réveille, en face de son instrument qui était allongé sur le divan. Il sortait d’une période très dure, de drogue et d’alcool, tentant de se reconstruire physiquement, plutôt avec succès. Il n’avait plus que ses incisives, mais il soufflait, il soufflait, même si c’était douloureux. Il a commencé à jouer Giant Steps comme on prend le petit-déjeuner, avec des traits très rapides. Lorsqu’il eut fini, il m’a tendu le sax en me demandant si je pouvais le faire. Il m’a posé quantité de questions, il n’était pas condescendant. J’ai joué quelque chose à l’alto. C. Sharpe m’avait montré pas mal de trucs. C’est plus difficile de concevoir les accords au sax qu’au piano, on ne les voit pas. Depuis Buddy Bolden, Louis Armstrong, Jelly Roll Morton, King Oliver, la Nouvelle Orleans, les Afro-américains ont eu une manière bien à eux de négocier cette histoire d’accords. Beaucoup de musique était aussi créée dans le Nord-Est et dans le Midwest avec l’orchestre de Fletcher Henderson, Claude Hopkins à New York, sans oublier Eubie Blake, Lucky Thompson, James P (Johnson), Willy (Smith) The Lion, Fats (Waller), « la crème de la crème » au piano… Ce sont les gars qui ont commencé à réaliser des arrangements pour les grands orchestres dans les années 20. Quand Pops (Louis Armstrong)  a été engagé en 24, c’est comme s’il venait passer son doctorat, parce que l’orchestre de Fletcher Henderson était alors le meilleur, le plus sophistiqué, bien plus que celui de Duke Ellington, il vendait ses arrangements aux autres. C’est un mythe que le jazz est né à la Nouvelle Orleans. Les grands solistes en venaient, King Oliver, Sidney Bechet, mais les plus grands pianistes étaient de New York, ou Pittsburgh comme Earl Hines qui innovait en jouant le blues.

à suivre…