Julia Hülsmann : juste ouvrir la porte d’à côté
Le nouvel album de la pianiste allemande est sorti le 26 août sur le label ECM, le second avec ce quartet. L’occasion d’une conversation.
«En ce qui me concerne, la porte sur le jazz s’est ouverte grâce à Bill Evans»
Parlez-nous de votre parcours musical : comment en êtes-vous arrivé au jazz ?
Julia Hülsmann : En réalité, ce qui me préoccupait vraiment c’était de ne pas m’intéresser seulement à la musique classique. Je suivais des cours de piano classique et j’ai découvert des morceaux avec une ligne de blues. J’ai trouvé ça très beau et j’ai cherché à en savoir plus sur cette musique pleine de couleurs. Vers mes dix-sept ans, j’ai arrêté le piano classique et j’ai cherché quelqu’un qui pourrait me donner des cours de piano pop, pas du jazz… Mais ma mère n’a trouvé personne sinon un prof de jazz. Il transcrivait d’oreille des solos d’Errol Garner ou de Louis Armstrong, je devais les jouer et c’était très amusant. C’était du jazz « old fashioned », il me donnait des trucs New-Orleans. Puis soudain, j’ai entendu « Undercurrent », Bill Evans et Jim Hall, et là je me suis dit waouw ! Il n’y avait pas que le New-Orleans ! La porte sur le jazz s’est ouverte grâce à Bill Evans.
Sur chaque album, il y a une touche de pop/rock, Prince par exemple sur ce disque. Vous avez souvent joué avec des chanteurs, mais ici vous avez choisi un saxophoniste, après un trompettiste sur « Not Far From Here », vos sensations sont-elles les mêmes avec un souffleur qu’avec un chanteur ?
J.H. : C’est assez différent. Il y a déjà une grande différence entre jouer avec un trompettiste et un saxophoniste, surtout quand il s’agit de Uli Kempendorff dont j’admire les variations de couleurs qu’il ajoute. Il est tellement dans la musique qu’il peut aller dans toutes les directions et à tout moment selon ce qu’il ressent. Il écoute ce qui est possible, puis il part à gauche ou à droite, ou droit devant, vers l’aigu ou le grave. C’est ce que j’adore chez lui. Il a aussi différentes façons d’articuler, de jouer des notes très hautes ou très douces. Il peut posséder aussi ce son très direct de sax-ténor, surtout quand il joue en live où il peut exprimer plus de puissance. Jouer avec des chanteurs, c’est parfois plus difficile à définir. Les paroles sont très importantes pour moi, ce qu’on ne connait pas en version instrumentale. Avec un chanteur ou une chanteuse, le placement des accords est important et la façon de faire chanter les mots avec le piano aussi. Vous avez peut-être moins de liberté avec des paroles.
«C’est une chose que nous nous demandons souvent dans le quartet : Does it flow ?»
Quand vous composez pour le quartet instrumental, pensez-vous à des mots ?
J.H. : Pas nécessairement, mais ça arrive, comme pour le titre « Fluid ». Pour « Made of Wood » ou « Empty Hands », les titres ont un lien avec la musique. Parfois, ça commence par la musique et ensuite, je me demande quels mots peuvent entrer en relation avec les notes. Parfois, j’ai une idée de titre avant de composer et j’essaie de faire coller l’atmosphère musicale au titre. « Fluid » en est l’exemple parfait sur l’album.
En préparant l’interview, j’avais écrit que « Fluid » aurait pu être le titre de tous les morceaux.
J.H. : Oh ! J’aime cette idée ! Je pense à quelque chose que Manfred Eicher dit toujours quand il est dans le studio : « Ça doit couler ». C’est le plus important, ça signifie que ça doit avoir du sens, et c’est quelque chose que nous nous demandons souvent dans le quartet : « Does it flow ? ». J’aime cette idée que parfois ça ne fonctionne pas, mais si vous laissez aller les choses, ça peut marcher : Let it flow ! La première fois que j’ai enregistré avec Manfred, je lui ai demandé s’il voulait que je joue plus vite ou plus lentement, ou plus fort, ou plus doux… Et il a répondu : « Oui ! ». Et j’ai demandé : « Oui, mais quoi ? » Et il a répondu : « C’est à toi de trouver. » Et ça m’a aidé, il y a tant de façons de jouer un morceau. « Made of Wood » dans sa première version était beaucoup plus conventionnelle, forte et rapide ; quand nous l’avons rejouée le lendemain, c’était vraiment comme on le sentait, c’était fluide.
«Il n’y a pas besoin d’aller loin pour découvrir les gens, juste à la porte d’à côté.»
« The Next Door », comment expliquer le titre de l’album ?
J.H. : je lisais un livre à propos des gens de la porte d’à côté, que se passe-t-il dans leur vie ? Nous ne les connaissons pas, et on se dit parfois, quand on les rencontre, qu’on n’aurait jamais dit ceci ou ça à leur propos. Il n’y a pas besoin d’aller loin pour découvrir des gens, juste à la porte d’à côté. C’est aussi important pour moi d’ouvrir des portes quand on ne sait pas ce qui se trouve derrière. Aller de l’avant, qui sait ce qui nous attend ? Il n’y a pas besoin d’aller loin, d’aller au bout du monde, c’est un peu dans la même idée que l’album précédent « Not Far From Here ». Ça joue aussi sur l’idée de prendre son temps pour découvrir, alors que quand j’étais jeune, il fallait que les choses aillent vite.
Est-ce aussi dans le même esprit que vous partagez beaucoup de compositions avec vos partenaires ?
J.H. : Exact ! C’est un des avantages de ce groupe, c’est que tout le monde compose. Du coup, nous avons différentes atmosphères et couleurs, et aussi une façon de penser. Je suis parfois surprise quand quelqu’un apporte de nouvelles idées. Heinrich (Köbberling – NDLR), par exemple, apporte une idée rythmique et chacun ressent une pulsion différente. Il arrive que je dise à Heinrich que je ressens tel groove dans son morceau et il est étonné et me répond : « Vraiment, moi je ressens ceci. » Et Marc (Muellbauer – NDLR) dit qu’il ressent autre chose, mais ça marche toujours. Marc, lui, est un compositeur qui pense beaucoup lorsqu’il écrit, il a une idée d’où il veut aller alors que de mon côté, je suis plus intuitive, je laisse mes mains parcourir le clavier. Et curieusement, les compositions de Marc sonnent tout aussi intuitives ! Quant à Uli, il a enregistré ses compositions de mon album avec son propre band, et ça sonne complètement différent. J’adore qu’on ait ces différentes atmosphères. Si on n’avait enregistré que mes compositions, peut-être aurait-ce été ennuyeux, je ne sais pas…
Vous reprenez régulièrement un thème de la musique pop-rock. Pourquoi Prince ?
J.H. : Quand j’entends une mélodie simple, facile et que j’y entends quelque chose de différent, un accord par exemple au milieu du morceau, c’est comme si ça déclenchait quelque chose en moi. J’adore ça. Je trouve ça aussi chez Randy Newman, ça peut venir des paroles ou de la musique. Avec Prince, c’est venu d’accords sans lesquels je n’aurais pas fait ce morceau. Quand j’ai cherché un thème plus pop pour cet album, un soir après un concert où nous avions une pièce avec un piano, Marc et moi étions là avec une dizaine de titres et nous avons directement dit que c’était celui-là qu’il nous fallait. Parfois il y a des chansons qui ne marchent pas sans les paroles, mais ce morceau de Prince est très fort.
L’intention était sûrement différente lorsque vous avez choisi « This Is Not America » sur l’album précédent.
J.H. : Je voulais écrire des accords différents pour ce morceau, ce qui n’est pas le cas pour Prince. Quand Uli a joué sur ce morceau un solo très fort avec un cri, ça correspondait bien au message : « This Is Not America ». De mon côté, je suis une fan indéfectible de Pat Metheny et ce morceau représente bien mon monde, totalement différent de celui de Uli. C’est pourquoi ce morceau sonne très différemment et quand nous le jouons en live, c’est vraiment très fort sur la fin, on y ressent l’agression et le côté politique de la chanson, ce qui n’était pas mon intention à l’origine.
«Berlin est une ville étonnante pour les artistes, et spécialement pour les musiciens de jazz.»
Est-ce pour cela qu’il y a deux versions du morceau sur l’album ?
J.H. : Absolument ! Mon premier choix est toujours de partir du squelette du morceau, la mélodie et juste quelques accords, aussi peu que possible, c’est ma manière d’entrer dans une chanson. Et l’autre version de « This Is Not America » est comme cela au début, mais change tout à fait par la suite.
C’est ce qu’on pourrait appeler votre côté scandinave ?
J.H. : Tout à fait (rires)
Vous écoutez beaucoup de pianistes scandinaves ?
J.H. : Je suis une fan absolue de Tord Gustavsen. J’adore sa façon d’écrire.
Vous vivez à Berlin. Comment s’y déroule la vie du jazz ?
J.H. : J’ai déménagé à Berlin en 1991 pour étudier. Quand je compare cette époque avec maintenant, c’est incroyable ce qu’il y a comme musique aujourd’hui. C’est difficile de survivre rien qu’en jouant, mais il y a énormément de possibilités pour jouer. Des petits clubs qui bougent beaucoup parce que les voisins se plaignent du bruit ou parce qu’ils n’ont pas assez d’argent. Puis ils renaissent ailleurs. Il y a beaucoup de lieux de créations et de rencontres, c’est une ville étonnante pour les artistes, et spécialement pour les musiciens de jazz qui y trouvent aussi bien du bebop que du free, ou encore de l’électronique, des installations vidéos et toutes sortes de choses.
Julia Hülsmann Quartet
The Next Door
ECM / Outhere