Henri Texier : la mélodie, l’épure, le trio et le mystère du son

Henri Texier : la mélodie, l’épure, le trio et le mystère du son

Le nouveau trio du contrebassiste, avec Sébastien Texier au sax-alto et Gautier Garrigue, sera à Flagey le 12 janvier pour présenter la musique de « Heteroklite Lockdown », lumineux album centré sur la mélodie. Entretien.Chapeau

Henri Texier © Serge Braem

«Ça, c’est très important, l’émotion…»

Du trio sans instrument harmonique :

Henri Texier : Ce n’est pas une formule qui m’attire spécialement, ça a plutôt été un concours de circonstances. C’est comme ça depuis longtemps. Ce qui est étonnant, c’est que j’ai très peu joué avec des pianistes. Je pense que c’est une question d’attirance, de goût, pas forcément par les instruments en eux-mêmes, mais plutôt par la personnalité des musiciens, leur son, leur expressivité, leur façon d’aborder les choses, parfois même leur culture qui correspond à ce que j’aime beaucoup, à ce qui s’intègre bien dans mon univers. Il y a aussi des rencontres, comme celle avec François Janneau et Daniel Humair. Je pense que si ce trio n’avait pas fonctionné, il se serait arrêté de lui-même. Et évidemment le plus célèbre trio est celui avec Louis Sclavis et Aldo Romano qui a duré plus de vingt-cinq ans, c’est incroyable. C’est un trio qui a eu beaucoup de résonance en Europe, on a même joué à New York. On découvrait toujours de nouvelles choses, même si on a toujours joué le même répertoire… On a dû avoir deux répertoires différents en vingt-cinq ans, c’est dingue. Les gens revenaient et ils découvraient de nouvelles façons de jouer un morceau et ça leur plaisait. A chaque fois ça a été des rencontres humaines, une petite histoire qui a fait que ça marchait entre nous. Mais avec un guitariste ou un pianiste, ça aurait été la même chose. C’était des affinités humaines et musicales. De plus, quand on se retrouve dans cette formule, il y a des choses qui ne se passent pas ailleurs, il y a cette espèce de dénuement au niveau harmonique qui fait qu’on peut éprouver une grande liberté, qu’on peut expérimenter certaines choses. On se rend compte qu’on entend plus certaines formes, certains phrasés, certains alliages, certaines émotions – ça c’est très important l’émotion.

Du trio avec Sébastien et Gautier :

H.T. : J’avais en tête depuis un petit temps de former un trio avec Sébastien et avec Gautier, lequel jouait déjà à l’époque dans le quintet et qui est de loin mon batteur préféré en ce moment. Ça fait quatre ou cinq ans qu’on joue ensemble, c’est un musicien formidable qui est d’une sensibilité extraordinaire, d’une grande musicalité, d’ailleurs c’est un très bon guitariste aussi, un compositeur. A chaque fois qu’il participe à une expérience, il bonifie, il enjolive les groupes dans lesquels il joue, un peu comme le guitariste qui joue avec moi depuis très longtemps, Manu Codja. Ce sont des musiciens qui devraient être décorés pour avoir enjolivé le jazz français (rires), et pas que français d’ailleurs. A force de les fréquenter, j’ai l’impression qu’ils connaissent mieux mes musiques que moi-même, et c’est très enthousiasmant.

Henri Texier © Serge Braem

Le lockdown :

H.T. : Quand on s’est retrouvé en confinement, Sébastien habitant le même village que moi dans l’Essonne, mais à plus d’un kilomètre (la distance qu’on ne pouvait dépasser en confinement sauf pour faire les courses ou faire du sport, il arrivait que Sébastien prenne quelques bacs d’eau dans sa voiture pour justifier les courses de ses vieux parents !) c’était presque de la résistance… On se voyait tout de même, on s’est mis à jouer pour le plaisir une ou deux fois par semaine. Et pour ne pas rabâcher tout le temps le même répertoire, on s’est dit qu’on allait jouer d’autres choses qui nous plaisent beaucoup. Petit à petit, on s’est vraiment mis à travailler les morceaux, à répéter le répertoire de l’album, et quelques autres compositions qui ne sont pas sur l’album. Et dès qu’on a pu échapper au confinement, on a contacté Gautier pour enregistrer. On tourne maintenant avec cette formule.

Henri Texier © Serge Braem

« Heteroklite Lockdown » = de nouvelles compos, des anciennes et aussi des standards.

H.T. : C’est exactement ça ! « Heteroklite » n’est pas un joli mot, mais le « k » le rend plus rigolo…Il en est sorti ce répertoire de plaisir : « Round Midnight », il y avait des siècles que je n’avais pas joué ce morceau. On a aussi choisi le parti pris de jouer les mélodies le plus simplement possible, comme la ligne claire que vous connaissez en BD en Belgique et dont je suis friand. Aussi parce que je suis un peu lassé d’entendre de superbes mélodies qui, sous prétexte qu’elles ont été jouées des milliards de fois, sont commentées avec plein d’arabesques, au lieu de jouer la mélodie comme elle a été pensée et jouée par le compositeur. La plupart du temps, elles sont encombrées d’improvisations qui oublient la mélodie. Au bout d’un moment, ce genre de chose ne me plaisait plus du tout, je me suis dit : avec le trio, jouons-les comme elles ont été écrites. Du coup, dans « Besame Mucho » ou « Round Midnight » ça fait apparaître une poésie originelle.

« Bacri’s Mood »

H.T. : Bien sûr, je suis un fan de Bacri. Par mes différentes activités, il m’a été donné de rencontrer de grands artistes, comme Bertrand Tavernier pour lequel j’ai composé une musique de film. Et grâce à lui, j’ai rencontré des gens de grande qualité artistique, mais Jean-Pierre Bacri, je ne l’ai jamais rencontré, juste croisé une fois en allant à Bruxelles, dans le Thalys. Je lui ai dit que j’appréciais son travail et, contrairement à son air habituellement renfrogné, il m’a fait un grand sourire, très clair, c’est tout. J’ai toujours apprécié l’homme au cours de ses interviews, écrites ou radiophoniques. Il envoyait de belles vibrations. Je me souviens d’une interview avec Jaoui où on lui parlait d’hommes et de femmes, et il a interrompu le journaliste en disant : « arrêtez, moi quand on parle d’homme et de femme, ça ne m’intéresse plus, parlez-moi d’êtres humains, d’accord ? » J’ai trouvé ça super. C’est la même chose en musique : parlons d’artistes !

« Forest Forgive Me », dans l’esprit de « Don’t Buy Ivory Anymore »

H.T. : C’est une composition de Gautier, mais le titre reflète en effet bien mes préoccupations. Lorsqu’il m’a proposé ce titre, je ne pouvais qu’apprécier. Ça et les Amérindiens, ce sont des sujets qui me tiennent à cœur. Les nouvelles de ce matin annonçaient que la France, d’ici 2025, aurait développé principalement les énergies solaires et éoliennes, à cause de la pénurie de matière première, gaz et pétrole. Ce n’est pas plus mal : plutôt que de construire des centrales nucléaires, curieusement souvent à la frontière du voisin…

Henri Texier © Serge Braem

«Il y a quelqu’un qui m’a révélé à moi-même, plus qu’une influence : Scott La Faro.»

Construire son propre son de contrebasse :

H.T. : Je crois que c’est quelque chose qu’on entend dans sa tête. D’abord, on est séduit par ce qu’on écoute. J’aime tous les contrebassiste la plupart du temps. Il y quelqu’un qui m’a révélé à moi-même, c’était plus qu’une influence. C’est à partir de gestes qu’on entend dans sa tête qu’on va pouvoir fabriquer le son. C’est Scott La Faro pour l’expressivité, il a vraiment libéré l’instrument, mais avant lui, Red Mitchell avait un son magnifique, Ron Carter, à l’époque de Miles Davis, avait un sustain dans le son qui faisait rebondir la ligne de basse, j’étais fasciné par cela. Ce que Ron a fait par la suite m’a moins intéressé. Un autre musicien qui n’est pas bassiste, c’est Jimmy Smith qui jouait les basses au clavier à la main gauche, des basses très continues dont les notes n’étaient pratiquement pas séparées les unes des autres. J’y trouvais la source d’un swing, d’un tempo, d’une pulsation qui me fascinaient beaucoup. Me vient à l’esprit ce que Miles Davis a dit un jour. Quand il est arrivé à New York, il a joué tout de suite avec les grands, comme Parker, mais Miles ne jouait pas dans l’aigu, ce qui était peu courant dans le bebop. Un jour, il s’est mis à jouer dans les aigus et les autres musiciens lui ont dit qu’enfin il le faisait, et il a répondu : « Oui, mais avant je ne les entendais pas ». Donc si on n’entend pas, on ne peut pas travailler une technique qui va faire apparaître cette expressivité ou ce phrasé. On choisit les cordes de son instrument, le micro, l’ampli, tout en fonction de ce qu’on veut entendre…. Sinon, je ne peux expliquer à quelqu’un comment faire pour avoir mon son. Un jour, on jouait en trio, il y avait un saxophoniste qui s’appelle Hervé Bourde qui nous avait réuni en trio avec deux basses, Barre Philips et moi. On faisait la balance et tour à tour, moi j’essayais la contrebasse de Barre Philips pour qu’il puisse aller écouter dans la salle le son qu’il avait, puis la même chose avec ma contrebasse. A un moment, le saxophoniste nous a dit que ça ne servait à rien parce que c’était notre son qui apparaissait quand on jouait sur l’instrument de l’autre ! C’était drôle. Ça voulait dire que si on jouait sur un instrument sur lequel on ne possédait pas tous les éléments, on entendait notre propre son. C’est un mystère : le son d’un musicien et son expressivité, c’est un mystère.

Le Brussels Jazz Festival a lieu à Flagey du 12 au 15 janvier.
Henri Texier/Sébastien Texier/Gautier Garrigues jouent le 12 après Nabou Claerhout/Reinier Baas/Jamie Peet.
Programme complet : www.flagey.be

Henri Texier
Heteroklite Lockdown
Label bleu

Chronique JazzMania

Propos recueillis par Jean-Pierre Goffin