Jean-Paul Estiévenart ‐ Bach Attitude
Jean-Paul Estiévenart est un de nos jazzmen les plus en vues sur la scène européenne. Actif au sein d’un impressionnant nombre de formations en plus de ses projets personnels, il nous révèle ici une de ses facettes moins connues : son amour pour JS Bach.
«J’ai l’impression d’avoir toujours eu la musique de Bach dans l’oreille, comme si j’avais vécu à son époque.»
Par quel canal Bach est-il apparu dans ton parcours ?
Jean-Paul Estiévenart : Je viens d’une famille « fanfare-harmonie ». A la maison, c’était surtout de la musique folklorique et de fanfare, mais il arrivait que j’entende du Bach. Et quand je suis arrivé à l’Académie, on a bien sûr abordé Bach à de nombreuses reprises à la trompette classique. Mais c’est seulement quand j’ai été dans le jazz que j’ai écouté cette musique à fond, il y a quinze-vingt ans, ça m’a toujours touché. Je m’exerçais, je jouais sur les enregistrements de Philippe Herreweghe avec justement Marcel Ponseele, pour essayer de trouver une manière d’improviser sur cette musique. J’ai l’impression que c’est une musique que j’ai toujours eue dans l’oreille, une musique qui sonne naturelle pour moi, comme si j’avais vécu à cette époque.
Bach improvisait lui aussi.
J.P.E. : Ça s’entend, ça se lit dans les partitions, c’était un improvisateur de l’époque.
Comment est venue la rencontre avec Marcel Ponseele ? Tu le connaissais ?
J.P.E. : En jazz, j’écoutais Wynton Marsalis, Clifford Brown, Tom Harrell… et en musique baroque, j’écoutais Marcel Ponseele. C’est un des plus grands hautboïstes dans ce style. Quand on m’a proposé cette collaboration, j’ai fait « waouw ! », je n’en reviens toujours pas, c’est un peu comme si on me proposait de jouer avec Wynton !
Et lui, comment a-t-il pris cette collaboration ?
J.P.E. : Je ne m‘attendais pas à ce caractère, c’est quelqu’un qui a beaucoup d’humour, ce qui me convient très bien car j’aime aussi les blagues. Il a pris ça comme une super idée. Il a pensé tout de suite à un triptyque, il a tout de suite imaginé la structure. Il a fallu deux ans pour mettre le projet au point. Ça a été beaucoup une question de réunions, d’écoute, plus que d’arrangements. On n’a appelé personne pour s’occuper d’arrangements pour un programme d’une heure à Flagey. Il y a juste un morceau arrangé par Bert Joris.
«L’idée du projet, c’est que tout le monde joue de façon habituelle : j’improvise comme d’habitude, et eux jouent comme d’habitude.»
Les trois mouvements ont un sens bien particulier.
J.P.E. : Marcel a tout de suite vu la Misère en première partie et l’Apothéose à la fin. Il voit les choses de manière très philosophique, comme des peintures, d’où l’idée du triptyque. Il voit la musique de Bach comme des peintures existantes et qu’il vient ponctuer avec son hautbois. Je me suis laissé emporter par cette idée. Il a conçu le programme. A part l’amour que j’ai pour Bach, je n’avais aucune connaissance des partitions. L’idée du projet c’est que tout le monde joue de manière habituelle : j’improvise comme d’habitude, et eux jouent comme d’habitude. Il se crée alors des moments de rencontres entre nos univers. C’est pour ça que je préférais que ce soit lui qui choisisse ce qu’il aime et qu’il joue habituellement et que moi je m’insère dedans. Anthony a aussi choisi des pièces qu’il voulait jouer… En fait, je me suis laissé mener dans ce projet.
«Ça passe ou ça casse, mais on aura essayé…»
Comment naissent les parties improvisées dans ce contexte ?
J.P.E. : Figure-toi qu’on n’a pas répété avant la veille du concert ! Je savais juste où j’allais improviser En fait, j’ai procédé comme avec un standard du jazz : j’ai repris la mélodie et je l’ai rendue à ma façon, j’en ai fait parfois une nouvelle mélodie. Il y a des endroits où j’ai écrit des accords au-dessus comme sur un standard. Il y a des endroits où il devrait y avoir une mélodie, mais c’est moi qui improvise. J’ai beaucoup travaillé là-dessus chez moi en amont, savoir où et quand j’allais improviser. Et quand on s’est vu la veille du concert, ça a marché tout de suite, c’était une chance ! Ça passe ou ça casse, mais si ça casse, on aura essayé… C’était une carte blanche, pas un projet où je mettais dix mille euro… En plus c’était en pleine période Covid, on a reporté deux fois et ça a marché.
Vous avez pensé à Romanyuk dès le départ ?
J.P.E. : J’ai pris conscience que j’avais besoin d’un clavecin… Je m’étais dit que j’allais écrire une suite baroque et je me suis vite rendu compte que c’était nul… que je ne parlais pas cette langue-là. J’ai pensé que les gens qui connaissent cette musique allaient entendre directement que ça n’allait pas. Je me suis alors focalisé sur Bach. Comment toucher à cette musique qui est parfaite ? « Il gardenillo » m’a été suggéré par Romanyuk, il est parfait pour cette musique. C’est une super rencontre, il sait tout jouer !
C’est dans ses parties qu’on sent le plus de liberté, que l’album sonne le plus jazz…
J.P.E. : C’est sa façon de jouer : toujours dans l’improvisation.
Il y aurait dans la musique quelques élans contemporains ?
J.P.E. : C’est possible, oui, et encore, j’avais travaillé des choses plus complexes, mais qui me sont apparues inutiles… Quelqu’un qui est très important sur ce disque, c’est Sam Gerstmans. Il joue tout le disque à l’archet accordé à 415 comme à l’époque et il improvise avec moi aussi. Il me disait qu’il n’était pas capable de faire ça et il a fait un boulot de dingue sur cette musique… En fait, celui qui a le moins à faire dans cette musique, c’est moi ! Moi, je me mets au-dessus et j’improvise alors qu’eux, ils doivent jouer toutes les parties, c’est un boulot de fou ! Sam a fait ça comme un chef. Il est extrêmement créatif.
«Ça m’énerve un peu, les extrêmes. J’aime quand les musiques se mélangent avec respect.»
As-tu des retours du côté classique ?
J.P.E. : Non, pas encore…
Les oreilles du jazz devraient être plus ouvertes à cette musique ?
J.P.E. : Oui, surtout pour la musique baroque. Si je joue avec Marcel et que Marcel aime, c’est très bien pour moi… Faut-il définir une musique par un style ? Pour moi, il faut que ce soit fait avec goût, élégance et respect de ce qui a été fait avant, et oser des choses. A l’époque de Bach, il ne se disait pas je vais faire un truc à la Monteverdi, mais il faisait avec son bagage. Ça m’énerve un peu les extrêmes, j’aime quand ça se mélange avec respect.
Jean-Paul Estiévenart, Marcel Ponseele
Triptyque
Fuga Libera