Aleph Quintet : Une question d’ouverture
« Shapes of Silence » est une des belles surprises de ce début d’année. Un quintet composé de Akram Ben Romdhane au oud, Marvin Burlas au violon, Wajdi Riahi au piano, Théo Zipper à la basse et Maxime Aznar à la batterie. Avec Fabrizio Cassol en invité sur deux morceaux, et Manu Hermia pour la direction artistique. Rencontre avec Akram et Théo.
Qui est à l’origine du projet « Aleph » ?
Akram Ben Romdhane : C’est plutôt un collectif, mais à l’origine du groupe il y a plutôt Marvin (Burlas, violoniste) et moi. C’est une rencontre amicale parce qu’au départ je jouais aussi du violon, je faisais des études de violon classique au Conservatoire Royal. De plus, Marvin et moi étions voisins : il m’a entendu jouer du violon oriental et il a frappé à ma porte. C’est de là que c’est parti. Même si la plupart des morceaux sont des compositions de moi, on en discute ensemble, on cherche un son.
Vous êtes arrivé de Paris.
A.B.R. : J’ai vécu à Paris pendant cinq ans, je suis allé à la Sorbonne où j’ai présenté ma thèse de doctorat en musicologie. J’étais aussi au Conservatoire de Paris pour le violon.
«Notre musique est quelque chose qui se produit naturellement, elle est un peu le reflet de Bruxelles.»
Alors pourquoi Bruxelles ?
A.B.R. : Il y a ici une certaine chaleur qui fait qu’on a du mal à quitter Bruxelles. Musicalement et culturellement, j’aimerais y rester. Notre musique, on ne l’a pas mixée, c’est quelque chose qui vient naturellement et qui est un peu le reflet de Bruxelles. L’idée du projet s’est faite ici, il y a une dynamique, une synergie qui vient de cette ville.
Théo, quel a été votre parcours ?
Théo Zipper : Je viens du Sud de la France, du Var, comme Marvin. Je suis arrivé à 19 ans en Belgique. Suite à des soucis administratifs je n’ai pas pu rester au Conservatoire de Bruxelles. Je me suis tout de suite tourné vers la création de projets et la formation d’une famille musicale. Je me suis enraciné dans cette ville. Bruxelles me fait un peu penser à Marseille dans le sens où, quand on adhère au projet de cette ville, on s’y sent tout de suite chez soi. J’ai monté des projets à mon nom et maintenant je suis dans Aleph Quintet où je me sens très heureux. J’ai une vision très large de la musique : je viens de la musique improvisée et du jazz et je suis très curieux de me confronter à différents langages musicaux. De par ma proximité avec Marseille, j’ai été très vite baigné dans les musiques du Maghreb. En affinant mes goûts j’ai rencontré beaucoup de musiciens qui étaient dans la même esthétique, ça me parlait. Le groupe Aleph est vraiment au départ une rencontre humaine qui date déjà de cinq ans, c’est très enrichissant, c’est mon Conservatoire à moi. Je trouve que c’est pas mal ce que je viens de dire là (rires).
D’où vient le nom Aleph ?
A.B.R. : Aleph est la première lettre de l’alphabet arabe, mais ce n’est pas que ça. Dans le monde arabe, les lettres sont très liées au divin et Aleph prend un peu une couleur spirituelle. C’est l’unité divine, la stabilité, la continuité, le centre des pensées aussi, tout ce qui est immatériel. C’est un peu un concept philosophique qui colle à notre musique qui a un côté intérieur, mais aussi extérieur par le fait qu’on partage la musique avec le public, qu’on partage ces moments de transe, d’introspection.
Comment vous vient l’inspiration ?
A.B.R. : Ça dépend des morceaux. On aime tout essayer, laisser la porte ouverte. Ça peut être une mélodie qu’on essaie d’arranger ensemble, chacun y amène son identité. Ça peut être une base harmonique ou un rythme. Ça crée la patte du groupe. Je ne me dis pas : « allez, je compose ». C’est plutôt un besoin, une nécessité qui fait que je dois m’exprimer en musique. Je ne sais plus si c’est Wagner ou Mahler qui a dit : « On ne compose pas, on est composé ». J’aime bien cette phrase, comme si on n’était qu’un intermédiaire entre le monde immatériel et la musique, et qu’on est là juste pour accoucher cela dans le monde qu’on connaît. Après, il y a une idée, et comment la transformer. Avec Aleph, c’est très enrichissant, ce sont des moments magnifiques d’élaboration du son. Et puis il y a les rencontres avec Manu Hermia et Fabrizio Cassol qui nourrissent encore plus la matière, avec qui la musique se transforme.
En quoi Manu Hermia vous a-t-il apporté un plus pour ce disque ?
T.Z. : La rencontre avec Manu participe à quelque chose d’important pour nous : notre entourage. On aime imaginer qu’on a des sortes de grands frères qui travaillent avec nous, c’est la même chose pour l’ingé-son Rudy Coclet. Manu nous a amené le fruit de son expérience, il a fait la synthèse de plusieurs choses dans sa musique. Il n’est pas venu avec des idées préconçues mais il a apporté un regard extérieur qui nous a beaucoup aidés dans les choix à faire. Ça nous a soulagés à la fois émotionnellement et intellectuellement en studio d’avoir ces échanges avec lui pendant l’enregistrement.
«La particularité d’Aleph, c’est le son de ces cinq instruments joués ensemble. L’osmose entre la musique orientale et le jazz.»
Et Fabrizio Cassol ?
A.B.R. : Fabrizio c’est la rencontre qui nous a poussés. Au Botanique, on l’a choisi comme invité, mais on n’y croyait pas trop…
T.Z. : … Fabrizio, lui, il y croyait ! Une anecdote : on était dans ma cuisine – beaucoup de décisions fortes ont été prises dans ma cuisine ! – quand Akram a proposé de demander à Fabrizio. Je n’y croyais pas du tout mais on lui a écrit et il a répondu très vite : « Je le fais ! »
A.B.R. : Il a beaucoup aimé notre musique, il nous a dit avoir senti l’énergie du groupe. Et du coup il a accepté. On a fait un grand travail au Botanique : on a dû passer de cinq à six d’abord, et puis, surtout, il a apporté son point de vue sur notre musique, apporté les détails. Ça nous a remis sur de bons rails par rapport à des choses que nous avions l’habitude de jouer d’une certaine façon, sans se poser les bonnes questions. Avec lui, nous le faisons, toujours dans un état d’ouverture musicale. C’est quelque chose qui me fascine chez Fabrizio. Après le concert du Botanique, on devait inviter Fabrizio sur l’album. On est reconnaissants, honorés même, ça nous permet d’évoluer.
Le violon est aussi important sur l’album.
A.B.R. : Il y en a dans la musique arabe, c’est un son qui existe déjà. Au départ, c’était le violon et le oud, et les autres instruments plus jazz sont venus par la suite. La particularité d’Aleph, c’est le son de ces cinq instruments ensemble, l’osmose entre la musique orientale et le jazz. L’ouverture de chacun est importante dans le groupe.
«Il n’y a pas vraiment un style, il n’y a que des musiciens.»
Wajdi Riahi, c’est l’apport plus « jazz » dans « Aleph Quintet ?
A.B.R. : Wajdi a aussi un background dans la musique tunisienne. On s’est connus à Bruxelles. On ne se pose pas la question du jazz ou de la musique arabe, c’est notre musique et on s’y sent très à l’aise.
T.Z. : Je voudrais ajouter quelque chose par rapport au style et à la participation de chacun dans le groupe et comment classifier ce genre de musique. Je pense qu’au fond il n’y a pas vraiment de style, il n’y a que des musiciens. Il n’y a pas vraiment des instruments, il n’y a que des musiciens. Tous ces gens du groupe y sont arrivés par une rencontre humaine, et il se fait que untel était pianiste, un autre contrebassiste, un autre batteur… L’instrument n’est que l’expression d’une personne et c’est ce qui compte. Marvin aurait été guitariste, il serait toujours la même personne et serait aussi avec nous aujourd’hui.
A.B.R. : C’est le côté humain de Bruxelles qui joue. Je dis toujours qu’à Bruxelles, on y joue la musique méditerranéenne du Nord.
Le livret de l’album est particulièrement soigné avec les œuvres de Mohammad Zaza.
A.B.R. : On est très heureux du travail sur l’objet, que ce soit la pochette ou les images à l’intérieur. Chacun de nous est inspiré par d’autres formes d’art, ça me tient à cœur de présenter cela sur l’album.
Quand on sort un premier disque, on pense déjà au suivant ?
A.B.R. : On est continuellement dans une dynamique de travail. On travaille déjà sur un nouveau répertoire, on en joue déjà lors de nos concerts, de nouvelles directions se dessinent. Et ce qu’on joue de nouveau est toujours différent d’un concert à l’autre.
Vous avez d’autres projets personnels ?
T.Z. : J’ai un quintet à mon nom, il y aura bientôt un Jazz Tour. Il y a aussi un duo de free jazz avec un trompettiste, Aristide D’Agostino.
A.B.R. : J’ai aussi un projet musique du monde. On vient de sortir chez HomeRecords « Ode to Travel » en octobre. Aussi un projet avec un quatuor de violoncelles entre contemporain et monde imaginaire. Un duo violoncelle – oud plus impro… C’est important d’avoir plusieurs projets.
La tournée « Aleph » se poursuit : Mouscron (13 avril), Jazz Station de Bruxelles (14 avril), Centre culturel de Famenne (15 avril), Centre culturel de Jodoigne (22 avril),…
Aleph Quintet
Shapes of Silence
Igloo