Ivo Perelman, Dave Burrell & Bobby Kapp : Trichotomy

Ivo Perelman, Dave Burrell & Bobby Kapp : Trichotomy

Mahakala Music

Deux vétérans de l’an zéro du free-jazz new-yorkais et leur vécu et le saxophoniste brésilien de la deuxième génération suivante, Ivo Perelman. Dave Burrell était un des pianistes clé de la révolution du free-jazz (New Thing) dès le début des années soixante, on le découvre en compagnie de Pharoah Sanders dans l’album « Tauhid » (avec Henry Grimes, Sonny Sharrock 1967), avec Linda & Sonny Sharrock dans Black Woman (avec Milford Graves,Ted Daniel et Sirone, 1969) et il a joué dans les groupes d’Archie Shepp de la première moitié des années septante et par la suite avec David Murray. Outre ses deux albums BYG (« Echo » et « La Bohême »), Dave Burrell a enregistré et publié l’album « »High » en 1968 pour Douglas où il livre une version légendaire de « »West Side Story » sur la face A du disque et des East Side Colors sur la face B, accompagné d’un « A.M. Rag » , Margie Pargie où officie Sunny Murray. Dans tout le reste de la session West Side et East Side, plus les inédits publiés plus tard, c’est l’obscur batteur Bobby Kapp qui tient la batterie avec Sirone à la contrebasse. Ce Bobby Kapp joue aussi dans l’album ESP « In Search of Mystery » de Gato Barbieri, l’album de Gato le plus “free” enregistré en 1967 avec Sirone / Norris Jones et le violoncelliste Calo Scott. Disparu au Mexique, ce batteur vétéran refait surface il y a quelques années en trio avec Ivo Perelman et Matthew Shipp dans les albums « The Art of Perelman-Shipp vol. 2 », « Tarvos », ainsi que « Heptagon » (Leo Rds) et Ineffable Joy (ESP) avec William Parker à la contrebasse. Et Bobby Kapp se révèle être un batteur (free) parmi les meilleurs, avec une exquise qualité de toucher, des frappes avec de superbes nuances et un super sens du tempo, des solutions polyrythmiques voisines du Tony Williams « free ».

Revenons aux premiers enregistrements de Dave Burrell avec Bobby Kapp et le long morceau avec Sunny Murray. Ils avaient été réédités par Arista Freedom et Michael Cuscuna en double LP incluant deux versions de chacune des compositions qui font partie du Medley « Theme Stream ». On le trouve en CD publié par Black Lion (Alan Bates) sous le titre High Won – High Two . Cette musique de 1968 mérite d’être réécoutée à la lumière de cette nouvelle Trichotomy. Dave Burrell est un cas d’école dans le free-jazz. Quand il joue « free » comme dans ce superbe Trichotomy, son jeu baigne toujours dans une vision de la musique populaire afro-américaine similaire à celle qu’il a vécue et conçue en 1968 avec son ami Bobby Kapp, et qu’il avait alors confiée à la bande magnétique. Important : sa musique n’est pas vraiment une héritière des Bud Powell, Red Garland, etc., mais trouve ses racines chez les pianistes de boogie, de minstrels, de rythm n’blues etc. On l’entend jouer « vraiment » free dans East Side Colors en compagnie de Sunny Murray où il déborde les barres de mesure avec un jeu post-monkien fait de clusters joyeux, de voicing désarticulés, des mouvements amples reposant sur une scansion tournoyante de graves majestueux et de vagues de notes navigant à vue autour de centres tonaux ou charriant des paquets de dissonances martelées, atonalité épidermique. Rappelons aussi que Dave Burrell est un des neuf pianistes qui ont enregistré Brass and Ivory Tales en duo avec Ivo Perelman (coffret 9CD Fundacja Sluchaj).

Depuis cette époque qu’il fallait que j’évoque, le jeu free de Burrell s’est raffiné, articulé, prompt au dialogue empathique. C’est donc un vrai bonheur de l’entendre avec ce batteur sensible et distingué qu’est Bobby Kapp, et le saxophone ténor fumant d’Ivo Perelman. Les harmoniques du ténor s’élèvent et spiralent dans un lyrisme unique et se marient merveilleusement au jeu basique, terrien et inspiré de Burrell. Ils se trouvent l’un l’autre dans l’articulation sautillante et ludique d’ostinatos en roue libre où le souffleur peut laisser libre cours à ses cris suraigus et expressifs et à son invention mélodique. La caisse claire et les cymbales de Bobby Kapp en rugissent de plaisir, l’esprit du batteur vif-argent suit et anticipe les pulsations organiques de ses deux compères. Burrell est un connaisseur savant des harmonies, ancré dans l’esprit et la pratique de la musique populaire afro-américaine et dans son bagage classique. Durant les longues trente minutes de One, il s’affirme comme un pianiste free jonglant avec la matière rythmique des décalages main gauche – main droite rejoignant parfois l’Irene Schweizer du trio historique avec Louis Moholo et Rudiger Carl. Toute son attention est concentrée sur l’équilibre instable et tournoyant du trio, se refusant à « soloïser » car il joue la carte collective, celle de la construction triangulaire mouvante à base d’accords concentriques empilés, tuilés, enchaînés en écho, réitérés à l’envi : à la fois construction pyramidale infinie, ressac de pavés sous les vagues ascendantes d’une marée haute infinie, par-dessus des abysses invisibles, énorme serpent entourant les fûts vibrants de son vieux camarade. Ivo Perelman n’a plus qu’à se laisser emporter par ce flux puissant tout en nourrissant l’imagination de ses compagnons par ses volutes déchirantes et ses inflexions étirant les notes aiguës jouées au-dessus de la tessiture du sax ténor. Du cri Aylérien des Ghosts et Spirits, il s’est inventé une langue « brésilienne » lyrique et tragique, souple et mordante, imprégnée de saudade. Lorsque le souffleur fait une pause, la batterie crépite au plus près d’une pulsation obsessionnelle et les doigts du pianiste sursautent à l’instar de ces pianistes free européens qui perçoivent une brèche dans le flux inexorable.

Mais enchaînant avec son comping cosmique d’accords granitiques, Dave Burrell imprime encore irrévocablement sa marque en tournoyant dans les sphères des harmonies, avant que le souffle vaporeux d’Ivo les aide, lui et Bobby Kapp, à atterrir. Il faut noter que le style enveloppant de Dave Burrell basé sur la pression puissante des touches basses du piano offre un champ d’action ouvert dans l’espace sonore du trio à ces deux camarades : la batterie aux cymbales cristallines et à la caisse claire crépitante, et les spirales microtonales et morsures du bec du saxophoniste, un des plus lyriques sax ténor qui soient. Il y a donc une lisibilité quasi transparente dans leur masse sonore qui éclaire le jeu de chacun. Fort heureusement, c’est un tout autre décor qui nous attend dans les quinze minutes de Two, une improvisation libre où chacun s’observe méticuleusement et propose graduellement un trilogue, le batteur aux cymbales et puis seulement aux balais , le saxophoniste articulant en double et triple détaché petit à petit parsemés de cris – pleurs dans cet ultra aigu qu’il fait chanter comme personne, alors, qu’impassible, le pianiste balise lentement les contours d’une ballade imaginaire avec des notes graves qui croulent sous leur poids. Chacune des séquences successives est négociée spontanément et forme une suite à la fois plus aérée et plus dense de sens. La spirale s’emballe, se tord et nous renvoie à nos fantômes. Un album exemplaire qui révèle de brillants artistes dans un superbe travail collectif.

Jean-Michel Van Schouwburg