Stéphane Mercier : appel longue distance

Stéphane Mercier : appel longue distance

Stéphane Mercier © Frédéric Raevens

Deux formules pour un seul hommage, celui rendu au grand saxophoniste américain Paul Desmond. Voici les explications de son auteur.

Stéphane, tu as depuis quelque temps une connexion anglaise très marquée. Peux-tu nous en expliquer l’origine ?
Stéphane Mercier : Le marché anglais est fort séparé de nous, comme d’ailleurs le marché allemand, et c’est très dommage car il y a de si beaux musiciens. Ma connexion avec les musiciens anglais vient d’abord via Darren Beckett avec qui j’ai déjà joué en Belgique, au Festival de Dinant notamment, je joue avec lui depuis 25 ans. Nous nous sommes rencontrés à New York dans une jam-session à la New School, il était un ami d’amis. Ce sont des connexions qui vont avec Matt Penman, Kurt Rosenwinkel, Aaron Parks, c’était à l’époque une bande de musiciens jeunes et prometteurs. On se croisait, on jouait dans différents groupes ensemble. Et puis, j’ai eu besoin d’un batteur pour un sextet belge avec Laurent Blondiau et Bart Defoort, et j’ai naturellement demandé à Darren de venir, il devait avoir vingt-deux ans. Il a fait une carrière à New York et il est rentré en Angleterre il n’y a pas longtemps, et comme il était devenu un de mes meilleurs amis, on en a profité pour faire des connexions au niveau européen. Il est le premier à m’avoir parlé de Jason Rebello que j’ai invité avec le Jazzstation Big Band pour un concert au Brosella. Le covid nous a permis d’enregistrer à distance avec d’autres musiciens anglais. En faisant un album avec le cornettiste anglais Damon Brown en Angleterre, j’ai rencontré des musiciens qui avaient envie d’avoir un lien avec l’Europe. J’en suis maintenant à ma troisième tournée en Irlande. On vient de terminer un enregistrement avec le trio irlandais et mon groupe « Quantum Stereo » en quartet avec Jason Rebello et Nic Thys sera à Dinant cet été.

«Charlie Parker, le grand génie du XXe siècle, disait du bien de Brubeck !»

Stéphane Mercier © Frédéric Raevens

Tu viens de sortir l’hommage à Paul Desmond avec un double quartet, un avec piano, l’autre avec guitare.
S.M. : Dave Brubeck est toujours fort controversé dans le milieu du jazz. Quand j’étais aux États-Unis, beaucoup de musiciens critiquaient sa manière de jouer parce qu’il jouait de manière très rythmique, en tapant sur son piano, en faisant des phrases qui ne viennent pas vraiment du jazz, il était moins respecté. J’ai écouté récemment sur YouTube une interview de Charlie Parker par Paul Desmond à la radio à Boston, et Parker y dit beaucoup de bien de Brubeck et de Desmond. Le grand génie du XXe siècle disait du bien de Brubeck ! Mais c’est vrai que nous on adore Desmond avec Jim Hall. Alors, je voulais aussi évoquer cette partie de la musique de Paul Desmond aux côtés de Jim Hall parce que le disque est un hommage à Desmond et pas à Brubeck.

L’album débute par le morceau phare du quartet « Take Five ». Un peu casse-gueule de débuter par ce tube, mais tu lui donnes une couleur où le pianiste joue un peu à la McCoy Tyner.
S.M. : Oui, c’est un peu comme si on me demandait de faire un hommage à « Kind of Blue » et qu’on me demandait de faire la même intro sur « So What », ce n’est pas possible. Le producteur avait l’idée d’ouvrir avec « Take Five », j’ai trouvé ça bien parce que les gens qui aiment Desmond veulent écouter « Take Five », alors autant le mettre au début ! Ça a été psychologiquement dur, mais je pense que je m’en suis sorti. Je ne sais pas pourquoi j’ai eu « My Favorite Things » en tête à ce moment-là, pourtant c’est en 5/4, ce n’est pas une valse et heureusement que ce n’était pas en 3/4 car alors ça s’éloigne de « My Favorite Things », sinon j’aurais eu le même rythme, mais ici il y a un twist qui fait que ça passe bien. Alors, je n’y suis pas allé avec le dos de la cuiller, j’ai dit : « Pensez à McCoy Tyner, pensez à Elvin Jones, pensez à Jimmy », parce qu’on ne voulait pas ressembler au Dave Brubeck Quartet. Par contre, pour d’autres morceaux, j’ai été plus proche du quartet de Brubeck et de la manière de jouer de Desmond parce que je trouvais que ces morceaux-là ne demandaient rien d’autre, parce qu’aussi ils ont été moins enregistrés par la suite.

Tu ouvres et tu conclus l’album par les deux morceaux les plus connus de Paul Desmond : « Take Five » et « Late Lament ».
S.M. : J’ai découvert des morceaux que je ne connaissais pas : « Desmond Blues » est d’une beauté, c’est un univers, un poème en soi, du Desmond pur…, d’ailleurs il y a un de ses albums qui s’appelle « Pure Desmond » avec un guitariste canadien, c’est magnifique.

«Je suis la somme de plein d’influences. Il faut savoir l’accepter.»

Stéphane Mercier © Frédéric Raevens

11/4, tu es resté dans des métriques particulières.
S.M. : Il n’a composé qu’un morceau en 11, avec une version en studio et une live. Et c’est marrant parce que sur la version en public, on entend Dave Brubeck qui dit « Je ne vais pas improviser sur ce morceau, je n’y arriverai pas, c’est la spécialité de Paul. » Le point commun entre Brubeck et Desmond, c’est le plaisir d’explorer des métriques particulières et ne pas jouer comme tout le monde en 4/4 et en 3/4. Maintenant, c’est la mode depuis Brad Mehldau qui reprenait des morceaux connus et les mettait en 7. Après, tout le monde a commencé à le faire, mais ici, on parle de la fin des années 50, début des années 60, ils étaient vachement à l’avance. C’est dû à ses voyages et à son service militaire, notamment en Turquie où il a découvert des musiques impaires, c’est un peu de la world music.

Le style latino un peu balancé de « The Girl From 9th Street » te convient très bien.
S.M. : Oui, bien sûr. C’est un peu aussi mon amour d’adolescence avec Stan Getz. Et puis mon frère et mon père ont toujours été fous du Brésil, j’ai grandi avec des rythmes de bossa-nova à la maison.

« Pour Paul » est une composition personnelle.
S.M. : Oui, je l’ai composée en 7 avec un pont en 4/4. J’y ai apporté un peu de Eddy Harris de l’album « Hand Jive » avec John Scofield. Il y a du Coltrane, du Eddy Harris dans cet album, mais l’idée n’était pas de faire un album en imitant Paul Desmond. Je n’ai jamais voulu faire un album qui ressemblait à Desmond, sauf certains morceaux parce que c’est évidemment irrésistible… C’était quelqu’un qui était dans l’économie des notes, mais aussi du volume, il adorait jouer le moins fort possible avec le moins de notes possible, ce qui est aux antipodes de ce que font la plupart des saxophonistes, et malgré cela il est un des saxophonistes les plus connus. C’est bien la preuve que quand on a une voix en jazz, il faut être le plus possible soi-même. Évidemment, je fais un album d’hommage en puisant dans des influences d’autres : la question est « Est-ce que je suis moi-même ? ». Je suis la somme de ces influences et il faut savoir l’accepter. Qui je suis, ce que je veux dire, ce sont des étapes par lesquelles il faut passer quand on est musicien.

«J’aimerais produire des amis. La Belgique a un marché restreint avec beaucoup de talents.»

Tu produis aussi sur un label personnel.
S.M. : Il y a le fait que les labels n’ont plus grand-chose à offrir, le CD ne se vend plus, même chez les majors, on prend peu de risque en dehors des noms connus. J’ai trop de choses dans les placards et je ne peux attendre avec un label un an ou deux avant que le disque ne sorte. Je viens de commencer le label et je sais déjà ce qui va se passer sur l’année à venir. Il y a aussi le fait que je fais des musiques trop différentes pour être facilement accepté par un label, c’est pour ça que j’ai fait des albums sur des labels différents. Je me disais avant que je ne ferais jamais d’autoproduction, parce que si ma musique n’intéresse pas un label, c’est parce qu’elle n’est pas porteuse, elle n’est pas prête. Mais les données en 2023 n’ont rien à voir avec mes débuts dans le métier. À long terme, ce sera gagnant pour moi parce que ce sera un catalogue, et puis on peut avoir en Belgique des subsides aussi après quelques années. J’aimerais aussi produire des amis, les aider parce que la Belgique a un marché restreint avec beaucoup de talents, je voudrais contribuer à la communauté, il y a de ça aussi. Maintenant, sortir un album sur Paul Desmond en Europe n’intéressera pas beaucoup de labels chez nous. On cherche plutôt des choses qui rapportent en droits d’auteur, en création, ce que je trouve normal. C’est avec cet album sur Paul Desmond qu’on s’est dit que c’était l’occasion de débuter le label.

Stéphane Mercier © Frédéric Raevens

Tu dis toi-même que le CD ne se vend plus…
S.M. : Un album est facilement sortable, mais est-ce qu’on va presser des CD ? On verra au cas par cas. En même temps, il faut que la musique existe. On a tellement été productifs pendant le covid qu’il faut garder la flamme, sinon il faut changer de métier. Après la 2e guerre mondiale, les studios étaient fermés aux États-Unis, c’est pour ça que les premiers enregistrements be-bop sont de mauvaise qualité. Des musiciens ont gardé la flamme et ont autoproduit.

C’est plutôt ambitieux et courageux de se lancer dans l’aventure du label.
S.M. : Ce n’est pas une question de courage. C’est plutôt que ce serait idiot de ne pas saisir l’opportunité. C’est un peu comme lorsque je suis parti aux États-Unis, je me suis dit que ce serait con de ne pas y aller alors que j’avais un peu peur. Ce serait dommage de ne pas le faire. C’est comme le big band : personne n’était prêt à le reprendre après Michel Paré : ce n’était pas une question de courage, mais il fallait que ça se fasse, retrousser ses manches. Je ne me plains pas, on a une chance de fou, je tiens ça de mon père.

A ce sujet, tu présentes un programme original avec ton père et Philippe Decocq au Dinant Jazz en juillet.
S.M. : Ce sont des reprises de jazz et de pop arrangées pour l’orgue d’église, plus quelques morceaux originaux. J’ai eu l’occasion de jouer en église avec Charles Loos en remplacement de Steve Houben et c’était magique. Il y a un album du projet qu’on peut écouter sur Spotify et qui s’intitule « Churchify ». On a décidé d’en faire un spectacle, de la même façon qu’on avait déjà fait avec mon père « La Boîte de Jazz ». Mon père, qui s’intéresse à la création du monde, a trouvé de nouvelles traductions d’anciens textes de la Genèse, de la création du monde. On a trouvé intéressant de mélanger une musique qui n’est pas faite pour l’église avec un texte qui se retrouve dans son contexte, mais dans une vision hors contexte.

Stéphane Mercier en concert : le Jacques Pelzer Jazz Club (Liège) le 31 mai, Le Baixu (Bruxelles) le 29 juin et le Dinant Jazz Festival le 26 juillet.

Stéphane Mercier
Calling Paul Desmond
Step By Records

Chronique JazzMania

Propos recueillis par Jean-Pierre Goffin