Sophie Alour, une question de temps

Sophie Alour, une question de temps

« Le Temps Virtuose », un titre énigmatique, une pochette qui l’est tout autant, et un album emballant, enivrant, poétique, aux sonorités étonnantes. Tant de raisons d’en parler avec Sophie Alour.

Sophie Alour © D.R.

«A treize ans j’écoutais du jazz quand mes camarades d’école écoutaient The Cure.»

Vous avez débuté à la clarinette. Qu’est-ce qui vous a fait passer au saxophone ?
Sophie Alour : Au saxophone ténor, il faut le préciser parce que pour moi, le saxophone alto n’avait aucun attrait. C’est, je crois, dû au fait que je ne me suis pas remise de l’écoute de Coltrane : c’est lui le point de départ de cet instrument. Avant, j’écoutais du jazz, assez tôt grâce à la rencontre d’une figure locale en Bretagne, Philippe Briand, un musicien amateur très éclairé qui a joué avec Johnny Griffin, Chet Baker… À l’époque, on pouvait faire venir des musiciens américains pour jouer dans des bars pendant deux mois. Chose qu’il n’y a plus du tout aujourd’hui en Bretagne, malheureusement. Comme ce monsieur avait été branché sur ce circuit du jazz américain, il avait digéré cette musique et l’avait transmise à ma famille. Nous sommes tous les trois devenus musiciens de jazz! Comme c’est aussi un pédagogue passionné, il nous a pris sous son aile, comme il s’est occupé de bon nombre de jeunes pousses par la suite. On a découvert cette musique de jazz grâce à lui et à 13 ans j’écoutais du jazz quand mes camarades d’école écoutaient The Cure. Le musicien qui m’a le plus marquée alors c’est John Coltrane, notamment la période de « Kind of Blue » de Miles Davis.

Vous avez aussi la particularité de jouer à la fois du sax ténor et de la flûte, comme de grands noms du jazz : Charles Lloyd, Roland Kirk, Yusef Lateef, Sam Rivers… Est-ce que ce sont des musiciens que vous avez aussi écoutés ?
S.A. : Il y a Joe Henderson aussi. Oui, Charles Lloyd beaucoup, les autres plutôt incidemment… Yusef Lateef bien sûr, surtout pour la flûte. J’ai énormément de plaisir à jouer de la flûte, mais le saxophone reste mon instrument, mon expression favorite. C’est rare d’avoir quelqu’un comme Yusef Lateef qui arrive à s’exprimer de la même manière sur les deux instruments, en tout cas qui a un niveau d’expressivité similaire.

Ce sont aussi des musiciens qui ont beaucoup touché aux musiques d’ailleurs, et c’est aussi votre cas sur cet album où il y a pas mal d’influences.
S.A. : Ça a démarré avec les deux albums précédents. L’idée étant de renouveler mon inspiration au contact de musiques différentes du jazz… Je pense que le quartet de jazz (avec piano, basse et batterie) me faisait un peu peur, parce qu’on l’a tellement entendu, j’avais envie de prendre la tangente, de trouver des chemins de traverse pour réussir à être inspirée. Et je pense que sur mon dernier album, plein de sources d’inspiration se mêlent, le rock, la musique malienne et même la musique baroque. Et tout ça s’est fait un peu à mon insu et aussi au contact des musiciens : au départ, c’était un trio sans batterie, j’avais apporté de la musique pour cette formation violoncelle-saxophone-guitare qui est déjà particulière. Mais la manière qu’ils avaient d’improviser, de faire référence à d’autres musiques a infléchi l’écriture, je crois. Ensuite, on a beaucoup travaillé la batterie et Anne a vraiment joué le jeu : c’est rare de voir quelqu’un qui s’amuse d’une contrainte. La batterie fait le son de l’orchestre, et comme il n’y a pas vraiment de partition, on est obligé de discuter avec le batteur, la batteuse dans ce cas ; et j’ai été vraiment ravie de la facilité et de l’amusement avec lequel elle s’emparait de la contrainte : je lui disais, là je ne veux entendre que les balais, là le tonnerre, des roulements… Et Anne s’amusait de tout ça. C’était très agréable, on a façonné ensemble les couleurs de cet album.

«L’image de la pochette me permettait de renvoyer à la fragilité de l’existence humaine.»

La couverture a un côté dystopique qui, à mon sens, colle peu avec la musique : vous pouvez expliquer ce choix ?
S.A. : Il y a pourtant une certaine gravité dans la musique. Il y a une histoire derrière l’image de cet album. J’avais le titre et l’image avant de composer la musique. Ce qui arrive rarement. J’avais en tête la photo qu’un ami avait prise d’un piano dans son jardin, couvert de mousse ; je trouvais que cela convenait bien, mais malheureusement mon ami m’a appris que le piano n’existait plus, qu’il avait été complètement anéanti par l’humidité. Je me suis mise en quête d’une photo qui pourrait exprimer l’œuvre du temps. J’ai alors trouvé cette image et j’ai cherché son auteur : c’est une Américaine de Detroit qui fait des photos très poétiques de la ville laissée à l’abandon, de lieux qui seraient chez nous interdits au public et qui là-bas restent accessibles. Cette image me permettait de renvoyer à la fragilité de l’existence humaine. C’est ce que j’ai retenu personnellement de la pandémie et que je voulais dire grâce à cette image un peu dystopique. Et ça me permettait aussi de parler de la virtuosité du temps qui façonne l’artiste et le fait devenir ce qu’il est.

Sophie Alour © Jean-Baptiste Millot

Vous venez d’évoquer la période covid, le premier titre, « Des lendemains qui chantent », c’est un peu ça : on en sort et on va enfin respirer ?
S.A. : C’est un peu ça. Il y a une certaine gravité dans certains titres, « Le Temps Cannibale », par exemple. On pourrait voir dans « Des lendemains qui chantent » quelque chose d’un peu désabusé : les lendemains vont-ils encore chanter ?

Et vous terminez ce morceau par un fondu… des lendemains qui chantent… mais jusqu’à quand ?
S.A. : Ce n’était pas conscient, mais vous avez raison, il y a quelque chose de cela dans ce morceau.

« Musique pour Messieurs » est complètement différent : ça arrache avec la guitare électrique, la batterie qui frappe… Et après, il y a « Musique pour Dames » tout en douceur… C’est un peu moqueur ?
S.A. : Je parlerais plutôt d’espièglerie. Dans la distribution des titres aussi, j’aurais pu échanger d’ailleurs. Dans ces temps de déconstruction, je trouvais drôle d’appeler un morceau « musique pour messieurs » et un autre « musique pour dames », des titres très genrés qui sont un peu à contre-courant en ce moment. C’est un pied de nez à tout le monde, aux tenants d’une certaine tradition de la répartition des rôles comme l’inverse, parce qu’il peut y avoir un peu de ridicule des deux côtés.

Ce sont aussi deux morceaux qui montrent l’étendue du langage de Pierre Perchaud…
S.A. : Il a une palette étonnante et c’est très agréable de l’avoir comme partenaire.

C’est aussi le cas pour le violoncelle qui varie les sonorités entre l’instrument classique, le oud ou la kora. « Roulotte » fait un peu western, on pense à Clint Eastwood arrivant dans le désert.
S.A. : Oui, je pense aussi à Wim Wenders et « Paris Texas », j’ai cette image avec ces sonorités.

Vous êtes inspirées par le cinéma ?
S.A. : On me pose souvent cette question ! Oui, le cinéma m’inspire.

«Je cherchais des musiciens qui ne sont pas seulement de bons instrumentistes, mais qui ont une vision plus large que leur instrument.»

Il y a toutes les influences sur l’album : Orient, Afrique, et même un côté folk breton sur « Vent Debout ».
S.A. : Oui, irlandais je dirais. Je tenais à distinguer chaque morceau, que chaque titre ait une couleur unique. Dans la façon de l’aborder, dans l’orchestration, de la batterie notamment ou dans les différents types de son de guitares, nous avons fait des choix en amont. Anne s’est confectionné une batterie très particulière pour ce disque par exemple. Chaque morceau était conçu comme une petite saynète, un peu comme au cinéma au fond.

Sophie Alour © Jean-Baptiste Millot

« Ici et Maintenant » c’est l’Afrique, avec un jeu de percussions qui colle au thème.
S.A. : Complètement. On va vers une épure des effets que je trouve jolie et un son réduit à son minimum qui permet d’entendre chacun. Au départ, je ne voulais pas de batteur, mais plutôt un percussionniste. Nous avons fait un essai, mais au bout d’un moment, je me suis dit qu’il valait mieux avoir quelqu’un qui ait le même langage que nous, c’est-à-dire le jazz, et lui demander d’être souple avec son instrument, plutôt que de prendre un percussionniste. Ce que je cherchais, c’était des musiciens qui ne sont pas seulement de bons instrumentistes, mais qui ont une vision plus large que leur instrument. Et je pense que c’est le cas : ce sont des musiciens avant tout.

Anne Paceo est en effet ici beaucoup plus coloriste que rythmicienne.
S.A. : Exactement. Ce n’est pas si facile pour un batteur d’être minimaliste. Il y a toujours la tentation pour un musicien de faire étalage de sa technique. Mais Anne a eu cette souplesse et cette générosité de se mettre au service de la musique que j’apportais. Et si je lui disais de ne jouer que des cymbales, par exemple, elle était ravie de faire de la musique avec cette contrainte. Ça témoigne aussi d’une forme d’humilité, je suis tombée sur des gens qui n’avaient pas cette obsession de la technique.

Le dernier thème est en trio, sans batterie. La musique a une connotation plus classique.
S.A. : Je voulais que ce soit le plus nu possible pour qu’on entende le timbre de chacun, du violoncelle, tout particulièrement dans ce morceau. Et puis cette petite référence à la musique baroque qui a surgi de nulle part dans l’écriture a été un cadeau que je me suis décidée à garder. C’était un défi pour moi de réunir toutes ces influences en gardant une certaine cohérence. Mais elles sont le reflet de ce que j’écoute. Et puis ça dit quelque chose de la virtuosité du temps: en 2022, on peut encore écrire un morceau d’influence baroque !

À propos du temps : est-ce un projet que vous voyez durer dans le temps ?
S.A. : Bonne question ! C’est un peu ma spécialité de changer à chaque fois. Mais ça m’a traversé l’esprit de continuer avec eux parce qu’on est arrivé à un point d’équilibre. Si j’arrive à être inspirée et à pouvoir encore écrire de la musique pour eux, alors je continuerai…

Sophie Alour
Le temps Virtuose
Music From Source / Outhere

Chronique JazzMania

Propos recueillis par Jean-Pierre Goffin