Dorian Dumont, connecté à l’Ap(h)ex
Bonjour Dorian !
Dorian Dumont : Bonjour !
Tu vas bien ?
D.D. : Très bien ! Très très très bien !
Prêt pour ce soir ? (l’interview s’est déroulée en marge du concert que Dorian Dumont a donné à l’Ancienne Belgique le 6 mars – NDLR)
D.D. : Oui ! Très excité, c’est toujours un sacré truc l’exercice du piano solo. C’est une espèce de petit challenge en soi parce qu’il n’y a personne avec qui partager, t’as pas de branches, quoi.
Tu veux dire que tu n’as personne sur qui te reposer ?
D.D. : Du tout ! C’est quand même toujours un petit côté saut dans le vide quand je joue tout seul, mais il y a aussi un côté super fun si j’arrive à trouver le relâchement en moi. J’arrive toujours à le trouver, mais j’aime quand il arrive dès le premier morceau, mais si j’arrive à le trouver, vu qu’il n’y a personne d’autre, je prends mes décisions et je fais mes choix au dernier moment et il y a une espèce de liberté qui est assez folle. Il y a une liberté d’autonomie. Ce n’est pas du tout le même flip quand je joue avec des gens. J’ai pas vraiment ce côté stress, je vais avoir une montée d’adrénaline, une espèce d’excitation, mais en solo, quand je me suis bien préparé, et là, c’est le cas, c’est encore démultiplié.
Et bien tu réponds déjà à une question que je n’ai pas posée, mais que j’avais écrite. Nos lecteurs t’ont découvert en tant que membre de ECHT !, un groupe bruxello-bruxellois avec une belle couleur et une belle authenticité bruxelloise, et la question était de savoir quelle était la différence entre le fait de jouer pour un projet comme ECHT ! qui est un projet beaucoup plus dansant et en solo…
D.D. : Ce n’est pas du tout la même scène.
«J’ai besoin moi aussi d’explorer d’autres choses pour ne pas être frustré dans un groupe comme ECHT !»
Qu’est-ce que ça t’apporte de travailler dans des projets si différents musicalement parlant, de pouvoir composer tout seul ?
D.D. : Le fait est que je ressens le besoin, personnellement, de ne pas rester dans un seul style. Si je ne jouais que dans ECHT !, à un moment, je serais frustré. Et en même temps, je suis super content de faire partie de ce groupe qui occupe quand même le plus clair de mon temps depuis quelques années maintenant.
Vous faites beaucoup de choses, aussi.
D.D. : Oui, dans notre cas, c’est chronophage, parce qu’on crée tout ensemble, il n’y a pas de leader dans ECHT !, donc on compose tout ensemble, on fait tout le processus de création à quatre, et donc ça prend beaucoup de temps, parce qu’on doit se mettre d’accord.
Il n’y a pas qu’un seul input, il y en a 4, et ça multiplie les possibilités et les dimensions.
D.D. : C’est ça, c’est vraiment une façon de créer et on choisit de faire ça de manière très collégiale. On revendique ça. Peut-être qu’un jour on devra l’adapter parce que le fait est que ça prend vraiment beaucoup de temps. Dans tous les autres projets que j’ai eus, il y avait toujours un leader, quelqu’un qui décide, et toi tu apportes ta contribution. Là, on est tous des leaders. En plus, personne ne peut dire que la compo est celle du batteur, ou la mienne, on fait tout tous ensemble.
Et ça apporte une diversité de couleurs qui fait aussi l’identité de ECHT ! ?
D.D. : C’est une grosse force qu’on a. On arrive à le faire marcher, ça crée une émulation qui devient ce qui est ce truc extra qui est qu’on n’aurait jamais fait ça tout seul, mais le résultat de nous quatre, nos confrontations et nos accords, ça donne ce « truc ». Mais j’ai besoin, moi aussi, d’explorer d’autres choses pour justement ne pas être frustré dans un groupe comme ECHT !, de ne pas me limiter à un genre, à une spécificité. J’ai toujours eu ça dans mes projets, et j’essaye toujours de garder une espèce d’éventail, différents terrains de jeu que je peux explorer. J’ai encore d’autres groupes, je suis sideman dans Easy Pieces, ou Edges, qui ont des styles vraiment à eux aussi et dans lesquels j’explore une palette de jeu que je n’ai pas l’occasion d‘explorer ailleurs. Le solo, c’était une volonté de trouver un espace de jeu total où je ne me refuserais rien. Ce qui a été puissant, c’était le fait que je voulais sortir quelque chose rapidement. Je mets beaucoup de temps à composer tout seul, j’ai du mal à me satisfaire – j’y viendrai, j’en suis sûr, c’est quelque chose que je vais explorer – mais là, de prendre la musique de quelqu’un d’autre, c’est ce qui m’a donné la facilité de savoir exactement ce que je voulais faire, je savais ce que j’aimais là-dedans.
Est-ce que le fait d’être généreux et de donner de toi dans un projet collectif te pousse à faire un projet où tu peux être plus égoïste, sans vouloir être péjoratif ? Ou peut-être c’est l’inverse, que le fait de faire des choses pour soi donne envie de faire des choses plus collectives ?
D.D. : Je ne l’ai pas ressenti comme ça, c’était plus une volonté de me projeter autre part en fait, d’explorer quelque chose d’autre.
Il n’y a pas de vraie complémentarité dans les deux approches ?
D.D. : Si, en fait. Moi, ça me nourrit. L’un nourrit l’autre, mais ce n’était pas le moteur à la base. Et je comprends ce que tu veux dire, mais l’impulsion, c’est vraiment l’envie d’explorer un nouvel endroit, j’ai envie de jouer solo, et j’ai envie de faire un projet ou je prends toutes les décisions. Après, il se trouve que pour ECHT !, je m’étais mis ce challenge tout seul de relever la musique d’Aphex Twin, de m’en inspirer. On est quand même sur un style, en tous cas pour nous, pour la musique de ECHT !, clairement c’est une figure très importante, C’est une grosse source d’inspiration, et de relever ses compos, parce qu’il n’y a pas de partition. Il se trouve que je les ai jouées un peu au piano chez moi pour tester certaines idées, et en fait, ça sonnait super bien. Ça s’est fait un peu par hasard, et je me suis dit que j’en ferais bien un album. Le but premier n’était pas de me produire dans un premier temps, je voulais juste faire l’album, j’avais de la matière, j’avais relevé plein de morceaux, une grosse vingtaine. J’ai été chercher çà et là, « tiens, celui-ci sonne bien », « tiens, ça c’est intéressant », « ah oui, et celui-là aussi ».
Et ces imbrications s’imbriquaient dans d’autres qui s’imbriquaient elles-mêmes dans d’autres, j’imagine…
D.D. : Oui, c’est tout à fait ça. Je voulais suivre cette pulsion, cette envie, et les morceaux en appelaient d’autres. – Et je répète, c’est à la fois flippant d’être seul en scène, mais c’est aussi et surtout incroyablement enthousiasmant de se retrouver tout seul sur scène et d’avoir toute cette liberté finalement. Je peux tout changer, c’est pas grave.
Le fait d’avoir toute cette matière-là et que j’adore sa musique, je me suis dit que j’avais un propos : le fait de le jouer au piano. Il a des pièces au piano, mais la plupart des pièces que je reprends ne sont pas tirées de son répertoire piano. Je trouvais intéressant le point de vue qui vise à trouver quelque chose de personnel dans la musique de quelqu’un d’autre, ce qui n’est pas facile non plus. C’est aussi un challenge, parce que tu peux te faire engloutir par la figure à laquelle tu rends hommage.
Tu viens à nouveau de répondre à deux questions que je n’aurai pas à poser, et qui sont « Comment as-tu choisi de t’attaquer à un monument comme Aphex Twin », et « Quel est ton processus créatif », alors cette question, tu vas me laisser te la poser !
D.D. : (Rires généreux)
«Simplement rejouer les œuvres d’Aphex Twin au piano, ça ne m’intéressait pas trop. Il y a déjà plein de gens qui font ça sur YouTube.»
Comment est-ce que tu places le curseur entre la musique d’Aphex Twin telle qu’elle est et l’interprétation que toi tu vas en avoir, la coloration des morceaux, le fait qu’ils vont être identifiables, ou justement parfois plus trop identifiables parce que c’est une totale interprétation dans un tout autre style ou genre musical ? Comment est-ce que tu places le curseur pour, toi, continuer à t’éclater, mais dans lequel d’autres personnes vont pouvoir se projeter, parce qu’il y a aussi la question du fait que tu « vends un album d’Aphex Twin ». Si tu fais un truc en disant « c’est du Aphex Twin » mais que personne ne retrouve Aphex Twin, tu vas avoir un vrai problème avec certaines personnes ! (Rires)
D.D. : (Rires) En fait, je me suis rapidement dit que c’est ça qui allait m’exciter, c’était d’avoir un point de vue, de tenir justement un propos. Simplement rejouer ses œuvres au piano, j’aurais pas appelé l’album pareil, déjà, et puis ça m’intéressait pas trop, y’a déjà plein de gens qui font ça sur YouTube. Y’a zéro apport. Le but est juste de rester le plus fidèle à l’œuvre, même si au piano, fatalement, tu ne pourras pas tout faire parce qu’il y a une grande exploration de sons, de filtres dans sa musique, et que tu ne peux pas rejouer. J’ai très vite évacué cette idée. Par contre, ce curseur dont tu me parles, c’était le gros challenge ! Où est-ce que je me dis vraiment je m’en fous si jamais ça ressemble pas du tout…
On le ressent bien, il y a des morceaux où on sent bien que tu as complètement déconstruit la musique de Aphex pour la reconstruire toi-même, vers quelque chose qui finalement s’éloigne plus de l’original…
D.D. : Je l’ai vu comme une lettre d’amour musicale, et il ne fallait pas qu’il y ait trop de respect non plus. Au début, je me suis un peu perdu, j’étais trop respectueux, je ne changeais pas trop et je faisais des impros. J’ai réécouté plusieurs morceaux par après. Vous ne trouverez pas ces morceaux sur mon premier album parce que c’est là que je me suis dit que ce n’était pas si intéressant de rester trop fidèle et d’avoir le thème un peu arrangé, et ensuite une impro par-dessus. Alors j’ai essayé une retranscription de deux-trois morceaux. Ça prenait déjà une autre couleur, et ensuite, j’ai écrit une vraie réponse, c’est-à-dire que j’ai repris le concept. Sinon, pour le reste, j’essaye de réarranger la matière et de prendre ce qui moi me plaît, et Il se trouve qu’il y a beaucoup de choses qui me plaisent (rires). Ça se peut que ça ne parle pas à certains fans d’Aphex Twin, mais je me parle à moi-même en tant que fan d’Aphex Twin, et je me demande ce que moi j’avais envie de retrouver dedans. J’ai essayé de me satisfaire moi-même. C’est assez facile de se perdre avec ce genre de question. Tu risques de rater ta cible.
Il ne faut pas sur-intellectualiser… et je trouve personnellement que tu as placé ce curseur à un endroit assez bien choisi, entre justement ces rythmes et des mélodies qu’on peut retrouver, et une touche beaucoup plus personnelle. Tu as dit un truc très intéressant qui est « dans le premier album ».
D.D. : Oui. Mais là, c’est déjà le deuxième !
C’est bien ça qui est intéressant ! Il y en aura d’autres ?
D.D. : Il y a tellement de matière !
La discographie d’Aphex Twin est tellement vaste et variée !
D.D. : Oui, et là, ce soir, je vais jouer deux morceaux qui ne sont ni sur le premier ni sur le deuxième album et que je n’ai même pas enregistrés. J’ai clairement la matière pour encore faire je ne sais pas combien d’albums. Après, je ne sais pas combien de temps je vais tenir. Je vais peut-être explorer d’autres choses et puis j’y reviendrai plus tard.
Oui, t’es pas au bureau, t’es pas obligé de devenir le mec qui fait du Aphex Twin toute sa vie.
D.D. : C’est exactement ça, je ne veux pas devenir le type qui joue Aphex au piano ! Mais je ne m’arrêterai pas à deux. Il y a beaucoup trop de trucs que j’aime ! Pour en revenir à cette histoire de curseur, c’est vrai que le gros challenge était effectivement de savoir comment je m’approprie sa musique et en même temps comment est-ce que je rends hommage à cette même musique, mais finalement ça a été assez naturel. C’était beaucoup plus facile de faire ça que d’écrire mes propres compos. Je me remets beaucoup plus en question, je me demande toujours si je ne peux pas faire mieux. Chez lui, je sais exactement ce que j’aime. Dans les morceaux, je savais déjà ce que j’allais pouvoir utiliser, c’était plus une question de monter le projet. Ne pas me censurer, je devais évacuer certaines choses, il y a des trucs que je sentais que je devais faire, mais aussi, je savais que je n’allais pas pouvoir tout montrer. Et là encore, le fait que je joue tout au piano, donc je n’ai pas d’effets, c’est une question que je me suis posée, aussi : Est-ce que j’utilise des effets ? Est-ce que je prends un batteur avec ? Non, je voulais utiliser la limitation du piano. Et puis ça va colorer le truc aussi, ça va forcément arranger la base, et ça va éliminer plein de choses aussi. Et puis le piano a un son incroyablement orchestral. Ce n’est pas comme la trompette par exemple ; j’ai dix doigts pour faire toutes ces notes. Ça donne plein de possibilités, je peux faire plein de choses. Je ne vais pas dire que c’était facile, mais en tous cas, c’était complexe, mais simple à la fois, tout coulait de source, c’était très fun à faire. Au début du projet, je n’étais pas plus sûr que ça que j’allais le terminer, puis c’est en le jouant devant d’autres personnes, puis en me disant tiens, je pourrais jouer tel ou tel morceau comme ceci ou comme ça. Je ne pensais en tous cas pas du tout que j’allais faire deux albums ! Et d’ailleurs, ce fameux curseur, je trouve que je l’ai beaucoup mieux placé que dans le premier album, j’avais l’expérience de ce premier album. Je trouve que ce processus de création a maturé et a évolué, et j’ai plus pu choisir ce que je voulais garder, ne pas être trop respectueux, quitte à perdre des gens en route. Moi, tel truc m’inspire ça, je veux aller là-dedans, j’y vais. D’une certaine manière, je trouve que sur ce deuxième, on entend encore plus Aphex et en même temps, encore plus moi.
«Je ne me suis pas demandé ce qu’il en penserait, parce que finalement, j’aimerais tellement qu’il écoute cette musique !»
C’est donc pour ça que je ressens encore plus Aphex dans ce dernier album que dans le premier. Tu le dis toi-même. S’il y a plus de toi, il y a plus d’Aphex aussi. Tu as réussi à donner plus de ta couleur et aussi plus colorer la musique d’Aphex qu’on retrouve aussi de toute façon.
D.D. : J’ai vraiment pu jouer avec ça et ne pas me demander ce que les gens allaient en penser, ou même de ce que lui en penserait, parce que finalement, j’aimerais tellement qu’il écoute cette musique !
Tu as essayé de lui envoyer ?
D.D. : Oui, bien sûr, mais il est assez inaccessible.
C’est un peu l’ermite de la musique ! Il est compliqué…
D.D. : Oui, mais j’y crois ! J’ai quelques pistes, là, de gens qui le connaissent … (rires)
J’aimerais beaucoup. Mais je ne suis pas du tout sûr que ça lui plaira. D’ailleurs, je ne me suis jamais dit que j’allais faire quelque chose qui lui plaise. Clairement, c’est une lettre d’amour, mais si ça tombe, lui n’est pas amoureux de moi, et ce n’est pas grave ! Je veux faire ce qui m’amuse là-dedans, et c’est sans doute pour ça aussi que j’ai eu envie de ne pas être trop respectueux. Après, quand tu écoutes mon album, tu vas bien vite comprendre que son univers me parle. Parmi les personnes qui viennent me voir en concert, il y a des fans d’Aphex Twin, il y a des amateurs de piano solo, et qui ne connaissent absolument pas Aphex Twin, ce qui est parfois surprenant, c’est une méga-star, mais qui est aussi underground.
Il est fascinant. Il est aussi mystérieux que visible, il est aussi ouvert que secret.
D.D. : Et sa musique l’est tout autant. Ces gens viennent me trouver après les concerts et me disent vouloir découvrir sa musique.
Ça tombe finalement assez bien qu’il ait une discographie aussi variée. Il faut se lever tôt pour trouver quelqu’un qui n’aime pas au moins un morceau d’Aphex Twin.
D.D. : Oui, et moi, je fais partie de ces gens-là. Je l’ai découvert ado, avec « Come to Daddy » en plus, que je surkiffe maintenant, cette espèce de morceau troll, qui est super drôle. Quand j’ai vu ça à quinze ans avec le clip de Chris Cuningham, j’étais un peu choqué !
C’est comme « Windowlicker », ce clip est complètement fou !
D.D. : Celui-là m’aurait déjà plus attrapé, le clip est fou, mais la musique l’est encore plus ! Mais « Come to Daddy, » comme « Rubber Johnny », ces deux-là sont méga-glauque. Dans ma tête, Aphex Twin, c’était juste ça et j’ai pas été voir plus loin. Ce n’est que plus tard que j’y suis retourné et je me suis vraiment dit qu’il était incroyable. Il a fait une quantité incroyable de choses.
Et parfois sous un autre nom, il y a Richard D. James, il y a Aphex Twin, il y a AFX, Caustic Window,…
D.D. : … The Tuss, il a plein de pseudos !
Oui, et tous ces pseudos lui permettent de faire des choses radicalement différentes et de créer autant d’univers musicaux.
D.D. : Oui, mais tu les reconnais !
«L’album qui m’a donné le déclic sur le fait que je pouvais me permettre de réaliser ce projet est « After Bach » de Brad Mehldau.»
Oui, c’est ça qui est terrible ! Ce mec a un univers qui est tellement marqué et qui lui est tellement propre, tu retrouves cet univers et tu peux clairement identifier sa musique au travers de ses différents projets.
D.D. : Et pour encore revenir à nouveau sur cette histoire de curseur : je me souviens de l’album qui m’a donné ce déclic sur le fait que je pouvais aussi me permettre de réaliser ce projet et qu’ll fallait que je me lance, c’était « After Bach » de Brad Mehldau, un pianiste incroyable avec un univers très particulier, qui fait partie de mes grosses influences. Il est très jazz, et il reprend aussi beaucoup Radiohead, il reprend les Beatles au piano, et chaque fois, il met sa patte à lui, et c’est Les Beatles par Brad Mehldau, c’est pas juste les Beatles au piano, c’est très identifiable, on sait que c’est sa musique à lui. En l’entendant, il me fait penser à une espèce de figure mythologique, et c’est difficile de ne pas se perdre dans la grandeur d’un artiste avec une telle patte. C’est comme reprendre Monk. C’est tellement un style identifiable en deux notes que ça en devient difficile de reprendre des monuments comme ceux-là et de faire son truc, voire même d’être intéressant. Il a fallu évacuer ça assez vite parce qu’il faut se le permettre et surtout, parce que « tant pis, c’est pas grave ». Encore une fois, trop rester enfermé dans la musique de l’artiste, trop essayer que ça reste identifiable, « est-ce que lui va aimer ? », « est-ce qu’on va vraiment reconnaître ? », ça fige la démarche. En prenant le point de vue de se dire « Moi j’aime ça ou ça là-dedans, j’ai envie de faire ça ou ça », ça permet de lever certains doutes et d’avancer sans trop me poser de questions. Ça en est devenu incroyablement fun, et c’est aussi pour ça que je me retrouve à en faire un deuxième, et oui, il y aura des suites, c’est sûr. Je ne sais pas quand, mais il y en aura d’autres. Ça m’amuse beaucoup trop pour que je m’arrête là !
Et bien on se réjouit !
D.D. : Ah oui ?
Ah carrément !
D.D. : Eh bien merci ! C’est pareil pour moi ! (rires)
Une question qui n’a absolument rien à voir avec ton album : il y a beaucoup de Belges qui vont à Paris. Et là, on a un Français qui vient à Bruxelles ! C’est dingue !
D.D. : (Rires) Oui ! Ce sont des parcours de vie… ça fait quand même seize ans que je suis là maintenant ! Pour moi, la scène que je représente, elle est clairement belge. En tant qu’artiste, je me sens belge. Vraiment. Je fais partie de la scène belge, les gens que je connais le plus sont d’ici, là où je me suis construit, c’est ici !
Et pour preuve, ECHT ! est un groupe qui se REVENDIQUE être Bruxello-Bruxellois ! Tout dans le groupe est marqué de Bruxelles. Le nom, la diversité de couleurs, comme le métissage de Bruxelles. Tu réponds à la sous-question, qui est justement liée à cette scène musicale belge qui est très colorée par rapport à la scène et à l’identité musicale française qui est beaucoup plus épurée, qui est beaucoup plus carrée, qui est très définie finalement par l’identité française. Alors qu’en Belgique, on s’en fout un peu de faire n’importe quoi.
D.D. : Je partage un peu ce que tu dis dans le sens où …
… excuse-moi, je te coupe, je ne veux pas dire que la scène musicale française est pauvre et pas très variée, il y a des choses très intéressantes, mais il n’y a pas cette liberté de style qu’on a en Belgique.
D.D. : Je vois exactement ce que tu veux dire, je le vois juste légèrement différemment dans le sens où la Belgique est un tout petit pays, et il y a une conscience d’être petit, il y a une ouverture sur les autres et sur ce qui se passe ailleurs qui est dingue. Quand je suis arrivé, je l’ai ressenti assez vite. Et puis surtout, ici, on s’en fout des cases. Le gâteau n’est pas très gros, alors les artistes ne se limitent pas à un style. Ils ne vont pas nécessairement là où on les attend, et ne font pas nécessairement ce qu’on attend d’eux. Ça permet les plus grands écarts et surtout c’est hyper riche artistiquement. Et cette richesse, moi, je la trouve incroyable et nourrissante. Quand je suis venu, je devais rester un an, peut-être deux, mais ça fait seize ans que je suis là, et je ne repartirai pas en fait ! En plus, tu es au centre de l’Europe, tu peux aller où tu veux.
On n’a peut-être pas une mer toute bleue, mais on n’est pas mal mis.
D.D. : Je viens de Montpelier, ce n’est clairement pas la mer qui me retient ! La lumière, aussi, me manque beaucoup. Mais pour tout le reste, en tant qu’artiste à Bruxelles, c’est incroyable. Je ne serais pas artiste, je ne serais probablement pas à Bruxelles. En France, le gâteau est beaucoup plus gros. Tu es obligé d’être « labellisé » d’une manière ou d’une autre, tu dois rentrer dans une case, ça fonctionne plus par « famille », ça va être beaucoup plus cadré. Je te rejoins complètement parce qu’il y a trop de projets, trop de groupes. Si tu fais le grand-écart tout le temps, comparé à des gens qui se spécialisent, tu ne tiens pas la comparaison. Je ne voudrais pas faire de généralités, mais en Belgique, t’as pas ça, en tous cas, je le ressens beaucoup moins. Je pense que ça crée une richesse incroyable, ce qui fait qu’il y a autant d’artistes belges qui sont si intéressants. C’est quand même dingue pour un si petit pays, d’avoir autant de gens qui font des trucs hyper intéressants, moi, ça m’inspire beaucoup. Je suis très admiratif. La concentration d’artistes au mètre carré en Belgique est impressionnante, et ça doit sans doute jouer beaucoup dans ce sentiment. Tu peux te permettre beaucoup de choses, et c’est pas grave si t’es pas pile sur la bonne case, tu peux même mélanger les styles. Si tu es jeune, ça t’influence beaucoup sur ta manière de concevoir la musique, et surtout de concevoir le monde de la musique. Ça te permet d’explorer des choses, des couleurs, des nuances, et même sur la scène, les programmateurs de festivals ou de salles peuvent se permettre des trucs plus aventureux. En France, le réservoir d’artistes est peut-être plus grand, les enjeux sont peut-être parfois plus grands, en termes financiers et « marketing », mais ça donne un truc plus calibré, ça reste plus dans les clous. Si tu fais un truc hip-hop, tu dois y aller à fond et être TRÈS hip-hop, tu ne peux pas faire dans la demi-mesure, ça doit être très estampillé et identifié « Hip-Hop » tandis que les projets hybrides, les projets qui brisent les frontières, qui jouent avec les codes, des trucs parfois entre deux sont souvent très intéressants. En Belgique, rentrer dans une case n’est pas un enjeu, en tous cas, ce n’est pas un problème. Je pense profondément que ça participe à la richesse musicale en Belgique. En tous cas, moi, c’est ce qui me séduit profondément et c’est ce qui m’a fait rester il y a longtemps, c’est ce qui m’a fait évoluer ici : le fait de pouvoir faire ce qu’on veut, sans que ça rentre nécessairement dans la case où on nous attend, même a priori des trucs qui ne vont pas marcher, on trouve un moyen de pouvoir les faire marcher. Un projet comme ECHT ! en France, et je ne dis pas qu’on soit les seuls, il y a plein de projets très chouettes dans notre rayon, mais je pense que pour démarrer, c’est beaucoup plus dur et je ne sais pas si ce projet aurait marché là-bas. Après, je dois bien avouer que depuis le temps, je ne connais plus bien la scène française, je connais beaucoup mieux la scène belge en fait ! (Rires).
«On vit une époque où la musique de niche n’a jamais été aussi visible.»
Plus tu te crées un espace entre deux genres, plus tu vas créer un effet de niche, et plus tu crées un effet de niche, moins tu vas pouvoir rassembler un public de masse…
D.D. : Après, on vit dans une époque où la musique de niche n’a jamais été aussi visible, mais en même temps, tu as clairement des plafonds de verre. Arrivé à un certain niveau, c’est plus difficile d’aller au-delà. Mais si tu as un truc à explorer, comme nous avec ECHT ! au début, on avait juste pour ambition de nous amuser, on était quatre jazzmen qui voulaient faire de la musique, on kiffait cette scène-là, on voulait s’amuser, on voulait faire danser les gens, on ne s’est jamais dit « on va jouer à l’AB dans trois mois », y’avait pas du tout ces plans-là, peu de groupes se créent avec cette idée en tête. Parfois, tu débarques avec un certain statut, tu es le fils d’Untel, tu as fait un groupe avec Untel qu’on connaît déjà. Avec ECHT !, on voulait s’amuser. Notre ambition, elle est venue parce qu’il y a eu une rencontre avec un public qui était super réceptif.
Je pense qu’il y a une vraie culture de la musique indépendante en Belgique. La frontière entre « musique de niche » et « musique indépendante » est étroite et les labels indépendants cherchent aussi des trucs de niches pour se démarquer et sortir des trucs originaux.
D.D. : Oui, mais même tu n’as pas l’histoire avec la musique électronique comme tu peux l’avoir avec l’Allemagne ou l’Angleterre par exemple, en Belgique vous saviez ce qui se passait là-bas et vous vous en êtes est nourris, et de là, vous avez créé votre propre truc, plus loin des projecteurs.
C’est sans doute parce que comme tu le disais tout à l’heure, la Belgique est un endroit de passage. En témoignent la fin des années ’80 et début des ’90, faites d’influences et d’interprétation autant que de réappropriation avec la New-Beat, la House, et la hype internationale pour la musique électronique belge.
D.D. : Oui, et il y a une vraie conscience de ça, et il y a un intérêt dans ce qui se passe ailleurs alors que ça aurait pu refermer les œillères et dans un quant-à-soi et c’est pas du tout le cas. Il y a vraiment une ouverture pour l’expérimentation l’aventure, d’autres trucs. Tu le sens, ça, c’est vraiment encré dans la scène belge. Je l’ai vraiment ressenti quand je suis arrivé en 2008-2009, je l’ai vraiment ressenti, et sous plusieurs aspects. C’est très stimulant. Venir ici m’a vraiment ouvert. Là où j’aurais pu me fermer un peu plus et travailler un seul sillon, j’ai été tenté de tester plusieurs choses. J’aime cette multiplicité de recherches et de terrains de jeu. C’est vraiment plus comme ça que je le ressens. Et ce projet-ci en est la preuve, de cet éclectisme de terrains de jeu.
Eh bien, bienvenue en Belgique, on espère que tu vas rester longtemps !
D.D. : C’est prévu ! Je ne pars pas. Artistiquement, je suis bien où je suis. On en reparle dans 20 ans !
Merci pour ton temps, et je te souhaite un excellent concert !
En concert au Ha Concerts, à Gand, le 28 mai.
Dorian Dumont
To the APhEX
W.E.R.F. / N.E.W.S.