« Camera Obscura » de l’obscurité vient la lumière ‐ Entretien avec Pierre Vaiana
Bonjour Pierre, ton nouvel album peut être considéré comme la prolongation de « Amuri & Spiranza » ?
Pierre Vaiana : D’abord au niveau des musiciens, c’est une partie du quintet. Il y a des morceaux que j’avais déjà composés à l’époque du quintet, que j’ai d’ailleurs joués avec le quintet. Oui, il y a une continuation en terme d’écriture et d’univers. Pour moi, c’est vraiment une suite.
L’inspiration est différente, dans la lignée d’un road movie.
P.V. : Pour moi, le road movie, c’est plutôt celui-ci. Après mon gros problème de santé, j’ai été dépassé par des tas de choses qui ont arrêté des projets de toutes sortes. Ça venait après des années de projets, d’échanges avec des pays du sud notamment ; c’est un peu comme un tsunami d’activités qui a fait que j’avais moins de projets personnels après le duo avec Salvatore Bonafede.
« J’ai pensé à des musiciens avec qui je me sentais bien et qui ont inspiré cette musique où on met plus l’accent sur les atmosphères que sur la virtuosité.»
Comment s’est passé le processus de création pour ce projet ?
P.V. : Après cette intervention chirurgicale, j’ai commencé à me reconstruire, en Sicile, où j’ai passé beaucoup de temps : la nature, les paysages, ça m’a vraiment inspiré, et la musique d’ « Amuri & Spiranza » c’est vraiment ça, après un épisode qui marque la fin d’un trop plein d’activités. Quand je me suis remis à composer après cet épisode, j’ai pensé à des musiciens avec qui je me sentais bien et qui ont inspiré cette musique où on met plus l’accent sur les atmosphères que sur la virtuosité, sur des images à partager. Petit à petit, j’ai repris des forces par rapport à mon instrument, et avec ce trio, j’ai l’impression que je prends plus de place que dans le quintet où il y avait l’écriture, mais aussi l’orchestration, j’y étais un peu chef d’orchestre… Et ici, avec le trio, bien que ce soit assez libre – encore qu’il y a des atmosphères bien précises – je prends un peu plus de place au niveau du saxophone ; j’ai vraiment repris du poil de la bête sur l’instrument. Aujourd’hui, je peux dire plus que jamais que j’ai envie de jouer du saxophone. Il y aussi le fait que, dans un trio, on est en dialogue permanent.
Le fait qu’il n’y ait plus de batterie fait que ça sonne plus comme de la musique de chambre.
P.V. : Tout à fait, Artan (Buleshkaj – NDLR) a plus de place dans ce groupe, sa façon d’harmoniser, de trouver des sons, son jeu avec plein de pédales…
Et bien que le groupe soit réduit, on y entend beaucoup d’atmosphères différentes ; on y retrouve aussi l’espièglerie de Pierre Vaiana notamment sur « Motivi Fermu » et « Félix ».
P.V. : D’abord, je suis super-content de refaire un vinyle, comme lors de mes premiers enregistrements. J’ai toujours eu un problème avec le cd ; il faut une heure de musique et je me demande qui aujourd’hui écoute un CD de A à Z, parce que c’est long et on est vite perdu dans la construction d’un CD : quel est le parcours que tu fais sur cette durée ? Refaire un vinyle a été pour moi comme un soulagement, même si ça m’a aussi pris beaucoup de temps avec des changements, des micro-changements, des écoutes… D’abord, il fallait équilibrer les deux faces, puis arriver à créer un parcours du premier au dernier morceau. A la maison, j’ai réinstallé un lecteur vinyle, j’aime la relation avec le disque où tu le retournes ou tu ne le retournes pas, et si tu le retournes, tu sais que tu es dans un parcours d’écoute, et j’ai moins envie de zapper, comme avec le streaming. Finalement, je trouve que les deux sont complémentaires. Je trouve que l’objet est aussi important, tu regardes une belle pochette en écoutant le disque.
Le rôle de Lode Vercampt est important : il amène un souffle différent sur chaque morceau.
P.V. : Au départ, pour « Amuri &Spiranza » il n’y avait pas de violoncelle. En faisant une musique pour le théâtre avec une violoncelliste qui finalement n’est pas venue, Artan m’a parlé d’un violoncelliste que je ne connaissais pas. Tout de suite, ça a été un coup de foudre musical. Ce que j’aime chez Lode, c’est son ouverture et sa versatilité, c’est un personnage très entier, truculent, à la Jérôme Bosch, et quand il est sur son instrument, il joue comme ça. Il joue sur un violoncelle construit par son papa et il n’en veut pas d’autre. Il joue très impliqué, à la croisée des chemins entre musiques classique, contemporaine, jazz, parfois plus folk. Il est dans le groupe de Kris Defoort. Il est sur un album posthume de Ronny Verbist en trio guitare-accordéon-violoncelle, un peu vieux style presque dixieland. Dans le trio, on s’est posé la question de ne pas cantonner Lode dans le rôle de contrebasse sur un violoncelle, ce qui était limitatif, il fallait le libérer de ce rôle pour rétablir le duo sax-violoncelle. D’où aussi la présence Nic Thys pour libérer un peu le violoncelle. Au 140, on jouera avec Félix Zurstrassen.
D’où le titre « Félix » ?
P.V. : Non pas vraiment. Dans le jeu des prénoms, j’écris des morceaux qui ont des prénoms comme titres : ici, il y a « Félix », « Sofia », Pètru », « Kosimo ». C’est parfois lié à une personne, parfois à la symbolique du prénom ou les deux : ici, par exemple, « Félix » est dédié à Félix Simtaine avec qui j’ai débuté sur le disque « Trinacle » et le fait que dans le jeu de batterie de Félix, quand j’ai réécouté Coltrane hier, j’ai retrouvé la joie de jouer de Félix, son côté très festif. Et puis, je suis allé l’an passé pour la première fois à La Nouvelle-Orléans avec François et j’ai entendu tous ces batteurs, on n’est plus dans le dixieland, ça a changé ; dans chaque club, il y a des batteurs, voire plusieurs batteurs à la fois, j’ai adoré ça. J’ai réécouté « Old and New Dreams » avec Ed Blackwell. J’adore Idris Muhammad, Bill Stewart, il y a un côté festif, joyeux dans leur musique, et Félix ça veut dire la joie.
« Luna d’Argentu » apporte un côté latin.
P.V. : C’est une chanson que j’ai écrite pour ma femme. Il y a deux ans pour son anniversaire, on a fait des cadeaux à partager, et moi je lui ai écrit une chanson en sicilien, une chanson d’amour basée sur son travail de sculpteur. Je voulais le chanter en sicilien sans que ça sonne comme une musique traditionnelle.
«Je me suis rendu à l’évidence : ma voie c’est le soprano.»
Tu es resté fidèle au soprano avec un son très reconnaissable.
P.V. : C’est mon premier instrument. A 14-15 ans j’écoutais « Cap de Nuit », Marc Moulin à la radio avec un générique au soprano. J’avais un enregistreur à bandes avec un micro et je le mettais devant la radio et j’écoutais en boucle les émissions. Mes préférés étaient Coltrane et Sidney Bechet, deux sopranos. Dans les juke-box, il y avait du jazz : dans un café près de l’Académie de Liège où j’allais, il y avait un disque de Coltrane avec « My Favorite Thing » et de l’autre côté « Miles’ Mode ». Quand j’ai vraiment eu envie de faire de la musique, je suis allé à l’Académie de Seraing où on m’a prêté un sax-soprano. Je l’ai joué longtemps, puis l’Académie de Seraing m’a mis dehors parce que je jouais trop jazz, il fallait rendre le sax. J’ai alors appelé Jacques Pelzer qui m’en a prêté un et puis qui m’a revendu un de ses sopranos. C’est donc vraiment mon premier instrument. J’ai joué aussi beaucoup de ténor, mais je me suis rendu à l’évidence : ma voie c’est le soprano. Au début, je me sentais un peu seul sur cet instrument, et j’ai rencontré des musiciens qui se consacraient au seul soprano comme Mathieu Robert. Je trouve le soprano très complet ; pour avoir un son convaincant, il faut une autre manière de le mettre en résonance. Il y a un monde, une proximité avec la voix humaine, et dans le trio, les registres sont très complémentaires.
Il y a aussi la voix de François (Vaiana)
P.V. : Il se fait qu’avec le trio, j’écrivais des paroles que je chantais sur scène, je le fais encore. Pour le studio, c’était bien de faire ça avec mon fils. Il m’avait de son côté invité à jouer pour le « Brussels Vocal Project ». En général, je fais beaucoup de blabla autour de chaque morceau, mais je n’ai pas eu envie de faire ça ici. Je suis parfois dans le storytelling, j’explique aux musiciens de quoi ça parle et c’est important de se faire une histoire, une symbolique quand on joue un morceau. Ici, j’ai vraiment écrit des paroles et François me paraissait être le plus approprié pour ça.
«Le silence est ombre et la lumière est sourde… ça dit tout…»
« Camera Obscura », peux-tu expliquer le titre ?
P.V. : Dans le texte de ce morceau, je dis : « le silence est ombre et la lumière est sourde », ça dit tout. Pour moi, la « camera obscura », c’est comment on appréhende le monde extérieur en tant qu’être humain ; l’image de la camera obscura reflète vraiment bien le rapport qu’on a avec le monde extérieur. Tout objet qui est intensément éclairé peut se refléter à l’intérieur d’une boîte noire qui a une ouverture. C’est comme ça que notre œil fonctionne et je me demande si ça se passe de la même manière pour le reste qu’on perçoit et comment, en tant qu’artiste, on peut traduire notre perception du monde extérieur. On passe par un filtre et ce filtre c’est ta manière à toi d’interpréter, de lire, de décrypter ce qui se passe autour de toi, les événements que tu vis, les gens que tu rencontres, les espaces où tu circules ou la période dans laquelle tu vis. Ce que j’aime aussi dans la symbolique de la camera obscura, c’est qu’il faut faire le noir pour pouvoir laisser entrer la lumière, pour obtenir une image précise, très précise même. Jean-Pierre Peuvion a écouté l’émission de Philippe Baron qui m’était consacrée, et il m’a écrit un truc où il fait référence à un peintre : « J’ai pensé aux tableaux de Pierre Soulages où la lumière vient du noir. » C’est un travail sur l’ombre et la lumière, le plus important étant la lumière. Ces deux choses sont fondatrices pour moi : «au commencement était le verbe », la première chose, c’est la vibration et le son est fondateur. A partir du moment où la lumière brille dans les ténèbres, on ne peut plus imaginer l’obscurité. C’est ce que j’ai voulu exprimer, le rapport entre le son et la lumière.
En concert le 9 avril à la Jazz Station (Bruxelles).
Pierre Vaiana
Camera Obscura
Igloo Records