
Eve Beuvens : En notes et en mots
Après avoir testé plusieurs formules différentes, Eve Beuvens s’attaque avec « Lysis » au format du trio. Mais pas n’importe lequel… Elle s’en explique !
Dans une interview que tu nous avais accordée il y a un peu plus de dix ans, tu affirmais que jamais tu n’arrêterais d’être enseignante. En quoi est-ce si important pour toi ?
Eve Beuvens : C’est une question de proximité peut-être. En tant que musicienne, au moment où je me produis sur une scène, je ne sais pas toujours comment je suis perçue. Je n’ai pas un retour direct. C’est très différent quand je me retrouve avec mes élèves. Tu partages ce qui t’anime, j’aime ce contact. Par ailleurs, le métier de musicien (qui demeure ma priorité) devient plus difficile à exercer depuis quelques années. Les concerts se font plus rares, le démarchage est plus compliqué. A mon niveau, l’enseignement constitue aussi une garantie de revenus.
A l’époque, tu parlais aussi de communiquer ta passion pour la musique. N’as-tu pas l’impression que cette passion, tu peux aussi la transmettre avec ta propre musique ? Que ce soit en concert ou sur disque ?
E.B. : Oui, bien sûr. Parfois, quand je vais voir moi-même un concert, je me sens heureuse les jours qui suivent…
«Même si ce disque est sorti en trio, il reflète plus ma personnalité.»
Tu as dirigé plusieurs formules, seule ou à deux (avec le saxophoniste Mikael Godée) : le quartet « Heptatomic », une formation un peu plus étendue, le solo et à présent un trio. Y a-t-il une formule avec laquelle tu te sens plus à ton aise, qui te procure plus d’émotion ?
E.B. : A chaque formule son époque… Même si ce disque est sorti en trio, il reflète plus ma personnalité. Je me trouve aujourd’hui dans un moment de ma vie où j’ai mûri. Je perçois plus clairement ce que je veux faire, ce que je veux raconter en tant que musicienne. Avec « Lysis », j’ai l’impression que l’auditeur peut me connaître plus intimement. Il y a eu le solo bien évidemment, qui est une mise à nu, mais ici, le jeu à trois m’a poussée à me surprendre moi-même.
On va bien entendu revenir à ce disque… Mais parmi toutes les formules que nous venons d’évoquer, on constate l’absence d’un classique piano / contrebasse / batterie…
E.B. : En effet, même si « Noordzee », mon premier album, a plus ou moins été enregistré en trio, avec Joachim Badenhorst invité sur quelques morceaux… A cette époque, je jouais en trio avec Yannick Peeters et Lionel Beuvens. Je l’ai moins ressenti en solo, mais pour le trio, il y a cette chape historique qui pèse si lourd quand on est pianiste…
C’est intéressant que tu évites la formule classique du trio et que tu choisisses celle-ci… Il y en a tellement !
E.B. : (elle rit) Ah ! Mais oui, c’est vrai ça !
«J’ai un petit souci avec les paroles en français. Je trouve cela trop direct.»
Ce que je note aussi, c’est que tu interviens très rarement en tant que sidewoman… Ton nom n’apparaît pas sur un grand nombre de pochettes… Cela provient-il d’une volonté de te concentrer avant toute chose sur ta propre musique ?
E.B. : Je jouais plus comme sidewoman il y a une dizaine d’années. Il y a eu le quintet d’Alex Beaurain, Thomas Champagne ou le quartet de Cezaruisz Gadzina… En effet, je ne le fais plus en ce moment. Je suis têtue, j’ai une vision plus claire de ce que j’ai envie de faire. Même si je pourrais bien entendu m’adapter dans un projet qui n’est pas le mien. Pour moi, le fait de jouer principalement en tant que meneuse de projet n’est pas cause de frustration. Mais j’aime beaucoup les collaborations, comme c’est le cas avec Mikael Godée ou avec Aurélie Charneux et Marine Horbaczewski avec qui je viens de commencer un nouveau projet et où chacune amène des idées et des compositions.
J’imagine aussi qu’en termes de disponibilité, ce n’est pas facile de cumuler plusieurs projets quand on est soi-même impliqué comme leader.
E.B. : Exactement ! Mener un projet, ça demande du temps. Certains musiciens le font et mènent une carrière à la fois de sideman et de leader. Mais ce n’est pas évident, car les salles attendent une certaine exclusivité. Ce qui fait que, paradoxalement, si tu joues trop souvent, tu ne joues plus nulle part avec ton propre projet…
Rêvons un peu ! Mort ou vivant… A qui répondrais-tu « oui » si quelqu’un te demandait de rejoindre son groupe ou d’enregistrer pour lui ?
E.B. : Ce serait tentant de jouer dans le quartet du trompettiste norvégien Mathias Eick !
Avec ton nouvel album, on découvre ta passion pour les mots. Ceux de lointains poètes américains. Pas de références françaises, pourquoi ?
E.B. : J’ai un petit souci avec les paroles en français. Je trouve cela trop direct. Je préfère que le propos soit plus léger, plus subtil… qu’il y ait une distance. J’ai puisé dans cette littérature-là parce que je savais que la musique pour accompagner les mots serait éthérée… Et je trouvais important que les textes soient très clairs, pas trop longs, facilement compréhensibles. Avec des textes décousus, le disque aurait manqué d’une certaine forme d’ancrage.
«Lysis… En vérité, je trouve que ce mot est beau.»
C’est étrange… Pourquoi alors ne pas avoir choisi un chanteur ou une chanteuse traditionnels ? Les textes sont diffusés par la voix cryptée de Lynn Cassiers.
E.B. : J’avais envie d’une forme d’ambiguïté, d’ambivalence. Le résultat ne m’aurait pas satisfaite si elle avait chanté des textes énigmatiques de façon cryptée. Il ne fallait pas que ce soit trop abstrait. Et d’autre part, si ces textes avaient été interprétés de manière traditionnelle, la musique aurait manqué de profondeur.
Au fait, au début, quand tu as lancé ce projet, tu l’appelais « Tri(W)o(rds) ». Pourquoi avoir changé son nom ?
E.B. : Je dois avouer que ce premier nom, je l’avais choisi un peu à la va-vite… Sans grande conviction. Puis il y a eu « Angel’s Trio », mais je trouvais ça trop nébuleux. « Lysis », ça m’a pris du temps de fixer mon choix sur celui-là.
Un mot qui peut prendre deux sens… Scientifique ou philosophique. Personnellement, quel sens lui donnes-tu ?
E.B. : Scientifique. Les choses qui fusionnent, qui peuvent se fissurer. C’est un processus de transformation. En vérité, je trouve que ce mot est beau.
Au Spring Brosella (Bruxelles), le jeudi 20 mars et à L’An Vert (Liège) le samedi 19 avril.
Eve Beuvens
Lysis
Igloo Records