
IWD #2 : Adia Vanheerentals (Jazz’Halo, België)

L’hyper-focalisation sur le son est déterminante pour le trio Bodem
Après avoir obtenu son diplôme de saxophone soprano et ténor au département jazz du Conservatoire d’Anvers, Adia Vanheerentals (26 ans) a été sélectionnée par Klara Radio comme musicienne prometteuse pour la quatrième édition de « De Twintigers » au début de 2024. Elle y a bénéficié d’une diffusion et d’une visibilité via VRT Max.
Avec son propre groupe Bodem (composé également de Anke Verslype et Willem Malfliet), elle a sorti son premier album « Kleine Mars » sur le nouveau label de Nicolas Rombouts, Mokuhi Sonorities, en 2023. L’année dernière, elle s’est produite dans tout le pays, notamment à Jazz in ’t Park, à la Conférence européenne du jazz à Gand et à l’événement de lancement de Jazz Middelheim à Anvers.
Adia Vanheerentals joue du saxophone depuis l’âge de 9 ans et elle a découvert le jazz grâce à sa tante Véronique, qui tient le bistrot « Take Five Minutes in Paris » à Anvers. Le premier disque de jazz dont Adia s’est souvenue s’intitulait « Women In Jazz », morceau interprété par Nina Simone et Ella Fitzgerald. Pendant ses humanités artistiques, elle a suivi les cours de Tom Van Dyck et a ainsi commencé à écouter du jazz de manière plus consciente : Branford Marsalis, Michael Brecker, Dave Liebman… mais le musicien qui lui tient encore le plus à cœur aujourd’hui, c’est Steve Lacy.
Au conservatoire, elle a suivi l’enseignement de Kurt Van Herck et Ben Sluijs, entre autres, et a alterné avec Frederik Leroux lors d’une dernière période. C’est une approche toute différente de la musique en général qu’elle a abordée après une interruption temporaire du conservatoire.
«J’écris parce que j’ai de l’empathie pour la musique.»
Qu’est-ce qui vous a amenée à arrêter temporairement vos études ?
Adia Vanheerentals : À l’époque, je ne me sentais pas si résiliente. J’ai essuyé les critiques tout en continuant à me battre. Puis j’ai décidé de laisser mon saxophone de côté pendant un certain temps. Ensuite, je me suis mise à composer pour déterminer le type de musique que je voulais faire moi-même. J’ai peu d’affinités avec le jazz traditionnel. Pour moi, c’est un genre musical qui vient d’Amérique et d’un passé lointain. Je ne sais pas vraiment comment m’y prendre. J’ai véritablement éprouvé le besoin de suivre ma propre voie, de m’exprimer dans ma musique. Il est tellement plus facile de composer sa propre musique que de se tourner vers la musique d’il y a cent ans.
Comment décririez-vous votre genre musical ?
A.V. : Je pense que ma musique a certainement beaucoup à voir avec le jazz, parce qu’elle implique toujours l’improvisation, mais dans un cadre défini. Il peut s’agir d’incursions personnelles avec lesquelles je me mets au piano, je chante, je trouve intuitivement une mélodie sur une harmonie, jusqu’à ce que quelque chose de beau émerge. Je poursuis mon improvisation jusqu’à ce que la boucle soit bouclée, jusqu’à ce qu’elle devienne fluide et circulaire. Je ne suis pas fan des signatures temporelles compliquées ou des intervalles difficiles. Il faut que cela émerge spontanément, librement, et c’est alors parfait. Il est difficile de déterminer précisément mes sources d’inspiration, car j’écoute de nombreux types de musique. Tout se met en place lorsque je m’assois au piano. J’écris parce que j’ai de l’empathie pour la musique, je veux créer une musique personnelle à partir de moi-même. Ce que j’écris ne correspond peut-être pas toujours à ce que l’on entend par jazz, mais je ne saurais pas comment le décrire.

Adia Vanheerentals © Rataplan Daria Miasoedova
Quels artistes vous influencent ou vous inspirent ?
A.V. : Très tôt, je me suis inspirée de Steve Lacy. Le saxophone soprano est mon instrument de prédilection et, avec Lacy, tout un monde s’est ouvert à moi, du jazz traditionnel au classique en passant par le free jazz, en particulier l’univers de Thelonious Monk et le jazz moderne. Il y a également Ingrid Laubrock, qui est née en Allemagne mais s’est installée à New York. Elle est impressionnante au saxophone soprano et au saxophone ténor. Elle a donné une master class au conservatoire et écrit des compositions originales dans lesquelles elle tente d’aborder le jazz standard d’une manière différente. J’ai aussi beaucoup d’admiration pour le saxophoniste islandais Óskar Guðjónsson, qui pratique un jazz doux et folklorique. Et sur la scène contemporaine, je suis également influencée par le saxophoniste britannique Shabaka Hutchings. Il a temporairement quitté le groupe Sons of Kemet et la pratique du saxophone.
Comment avez-vous formé votre propre trio Bodem ?
A.V. : Au cours de mon année sabbatique en 2019, j’ai dressé une liste des musiciens avec lesquels ma musique s’accorderait le mieux. Le guitariste Willem Malfiet et la batteuse Anke Verslype en faisaient partie. Ils sont tous les deux préoccupés par le son plutôt que par la virtuosité, et cela me plaît beaucoup. Cette hyperfocalisation sur le son est ce que je trouve fort et ce qui définit mon trio Bodem. Au début, je ne connaissais pas Anke personnellement. Elle travaillait sur son projet Aki. Elle était cependant ouverte à de nouveaux projets. Quant à Willem, j’ai fait sa connaissance par l’intermédiaire d’amis communs. Le premier été après l’apparition du Covid, il avait reçu un budget pour réaliser un album avec des musiciens de Volta, qui est devenu entretemps un centre musical à Molenbeek. Et Willem m’a invitée à y participer. Contrairement au premier album « Kleine Mars », nous avons pris plus de temps en studio afin de réaliser notre dernier album « Lush and Alive ». Nous avons travaillé en mode overdubs pour que la prestation du trio résonne davantage.
Intitulez-vous toujours vos compositions de manière très distincte ? « Bosaardig », « Fluiting », « Tranende Meneren » …
A.V. : Pour le nouvel album « Lush and Alive », j’ai attendu longtemps avant d’attribuer les titres aux compositions. Je voulais d’abord des titres en anglais, mais comme je pense moins dans cette langue, j’ai opté pour une moitié de titres néerlandais. Je pense souvent par associations. J’écoute et j’imagine quelque chose au cours du processus. La composition vient toujours en premier lieu, ensuite seulement le titre. Pour le morceau intitulé « Bosaardig », par exemple, j’ai dû songer à la nature. J’ai trouvé ce mot amusant, comme le titre « Parkelen » auquel j’avais songé dans un précédent album. La référence à la nature se dessine en filigrane (Adia fait référence au mouvement « Natuurpunt », la plus grande association pour la protection de la nature en Flandre – note du traducteur). Et pour le titre « Tranende Meneren », une chanson qui évoque le deuil, je ne voulais pas que ce soit trop explicite. Je préfère laisser aux auditeurs le soin d’imaginer quelque chose par eux-mêmes.

Adia Vanheerentals © Geert Vandepoele
Comment abordez-vous les performances en live ?
A.V. : Au Singel, à Anvers, nous entrerons en résidence le 22 mars pour procéder à plusieurs essais en live. Comme notre album « Lush And Alive » a été enregistré avec des overdubs, il s’agira de voir comment nous transmettrons cela en live. En tout cas, nous n’allons pas jouer avec les effets. Nous souhaitons rester aussi ouverts que possible. Je tiens à conserver l’ambiance jazz, à laisser les choses se dérouler dans l’instant, spontanément. C’est moi qui décide de la liste des morceaux, mais nous restons libres sur le plan musical. Nous invitons encore l’artiste visuel Joris Perdieus à la résidence. Il propose des projections sur nous-mêmes lorsque nous faisons de la musique. Nous les emporterons dans la tournée du JazzLab (une tournée qui parcourt la Flandre – NDLR).
A côté de Bodem, vous êtes également impliquée dans d’autres projets…
A.V. : En solo, j’ai sorti un LP vinyle une face chez Ultra Eczema. Il s’intitule « Here Are 5 Reasons To Meditate », c’est de l’improvisation libre. Et j’écris actuellement pour un album de saxophone en solo, en collaboration avec un label new-yorkais, Relative Pitch Records. L’année dernière, j’ai eu une résidence avec Waarlijk, au Rataplan, à Anvers. Il y en aura une autre au Schouwburg De Kern, à Wilrijk, le dimanche 27 avril prochain. Cet après-midi-là, j’y animerai plusieurs show cases. Avec Waarlijk, je présenterai un nouveau quintette avec Hanne De Backer au saxophone, Gregory Van Seghbroeck au sousaphone, João Lobo à la batterie et Fien Desmet au chant. Tout comme au Rataplan, je souhaite encourager le public à vivre la musique intensément par la danse et l’interaction. J’ai également invité la pianiste classique Maya Dhondt pour une performance en solo. Frederik Leroux et Ruben Machtelinckx présenteront « Poor Isa ». Il y aura sans doute une quatrième prestation, mais cela reste une surprise pour l’instant… Ces projets naissent à l’intérieur de moi-même. Je joue toujours en trio avec la violoniste Elizabeth Klinck et la pianiste Maya Dhondt, deux musiciennes de formation classique. C’est de la musique de chambre où j’improvise au saxophone. Enfin, totalement ancrée dans le jazz, j’accompagne la chanteuse de jazz Anaïs Vijgen et nous swinguons en quintet.
Faites-vous encore certains rêves ?
A.V. : Avec Bodem, j’espère jouer de l’autre côté de la frontière linguistique, ce qui n’est toujours pas évident. Et si nous perçons d’abord dans le Bénélux, nous pourrons ensuite penser à l’Europe. J’envisage de continuer en tant que groupe avec Waarlijk et je veux également jouer l’effet dynamique d’un Brass Band en interaction avec le public. Les concerts de jazz se jouent de manière plutôt statique, d’un côté il y a la scène, de l’autre le public. Je souhaite rompre avec cette tradition. Par ailleurs, je ne suis pas très douée pour rêver plus grand. Parfois, je croise des gens comme, par exemple, Fire ! Orchestra, l’orchestre de Mats Gustafsson avec Johan Berthling et Andreas Werlin. Ce sont des musiciens avec lesquels je rêve vraiment de jouer. Nous partageons la même ligne de pensée. J’ai également beaucoup d’admiration pour Ambrose Akinmusire. Une autre expérience particulière a été de jouer au Festival de Jazz Brand ! en novembre 2024. Cel Overberghe avait dû s’absenter. J’ai alors spontanément formé un trio avec Hanne De Backer et Ornella Noulet, et cela a donné lieu à 40 minutes d’improvisation pure, un moment très sympa !
Y a-t-il une vision bien précise que vous désirez poursuivre ?
A.V. : Il existe une tendance à transformer son identité en musique, que l’on crée à partir d’une certaine origine. Je trouve la nature activiste intéressante et ce que réalise Isaiah Collier m’attire beaucoup. C’est aussi ce que Max Roach et Abbey Lincoln ont poursuivi. Cela appartient véritablement au jazz, mais ne correspond pas à ma réalité. J’ai des racines africaines, évidemment, mais je suis née et j’ai grandi au cœur d’Anvers. Et puis, je suis une femme. Pourtant, cela ne détermine pas ma façon de penser sur le plan musical, même s’il m’arrive parfois de faire une déclaration féministe.
Bodem en concert : Flagey (Bruxelles) le 4 avril et Théâtre Marni (Bruxelles) le 13 mai.
Une publication
Jazz’halo
Traduction libre : Alain Graff