José Bedeur, 80 ans et toujours avec “grand-mère” !
José Bedeur, membre du club très sélect :
“Les octogénaires de la contrebasse”.
Quatre-vingt ans dont septante de musique ! José Bedeur a une vie digne d’un roman : enseignant, boulanger, mineur à Zolder, éleveur de chèvres, étudiant en électro-acoustique et en audio-psycho-phonologie, il est avant tout un musicien, compositeur, arrangeur qui a touché avec le même enthousiasme au Dixieland, au Be-Bop, au Free Jazz ou à la musique contemporaine tout comme à la variété. On a fêté ses 80 ans à « Ça Jazz à Huy » avant l’heure, il les fête aussi avec un album en duo pour des retrouvailles avec le compère des années 80, Charles Loos.
Ton premier instrument est le violoncelle. Quel a été ton cheminement pour passer de cet instrument à la contrebasse ?
Ma mère m’emmène au Conservatoire de Huy, en culottes courtes, où nous sommes reçus par Mr Bernard , directeur de l’époque, qui savait s’y prendre : le violon et le piano sont complets, et le violoncelle a peu de succès. Alors, il me fait chanter une gamme et me dit : « C’est très bien, tu seras violoncelliste… Et je me suis retrouvé au violoncelle, bel instrument ! Ce n’est que plus tard que j’ai compris que, heureusement, il me convenait, parce que j’étais à l’aise dans les fréquences entre basse et ténor.
J’ai beaucoup travaillé l’instrument, 5 ans de solfège et dix ans de violoncelle. Mais à 18 ans, je ne savais toujours pas ce que j’allais faire, je savais juste ce que je ne voulais pas : mes parents auraient voulu que je sois curé : non merci ! Puis, ils sont descendus d’un échelon, ils voulaient que je devienne pharmacien : de nouveau non merci !… Alors quoi ? Deux pistes : devenir un soliste international, je ne m’en sentais pas capable; l’alternative était l‘orchestre symphonique, ce qui me plaisait assez bien, mais les musiciens que je connaissais m’ont dit : écoute, nous on ne se laisse pas faire : à 16h je me lève et je dis « chef, c’est l’heure, on arrête ! » Alors, houlala ! Ce n’était pas mon truc de devenir musicien-fonctionnaire-syndiqué…
Heureusement le jazz arrivait, on pleurait après des musiciens à l’époque, – notamment l’orchestre avec lequel je suis parti plus tard en Espagne. J’ai acheté une contrebasse, j’ai mis des cordes accordées la-ré-sol-do comme le violoncelle, et j’ai travaillé longtemps ainsi, ce qui était assez difficile car il faut tout le temps changer de position. A Madrid, j’ai donc acheté une seconde contrebasse que je laissais dans l’appartement, je mettais sur un pupitre les partitions que je venais de jouer avec l’orchestre et je m’efforçais de les rejouer mais cette fois avec une contrebasse accordée normalement sol-ré-la-mi. Un jour, je me suis dit : ce que je viens de jouer sur l’une, je sais aussi le faire sur l’autre, et c’était beaucoup plus facile !
Celle avec laquelle je joue avec Charles Loos aujourd’hui est une française 3/4, do-sol-ré-la; le mi grave n’y sonnant pas bien, j’ai tout monté d’une quarte par rapport à une contrebasse normale, c’est ce qui fait que les gens disent parfois « Ah oui Bedeur, c’est celui qui joue fort haut. » Je me rapproche donc du violoncelle… qui reste l’instrument de mon cœur, même si ce n’est plus mon instrument principal.
C’est à Huy que tu commences à jouer beaucoup, dans les années 1950 ?
Il y avait pénurie de musiciens car on jouait de la musique partout : thés dansants, bals, concerts…toute l’année. L’« L’Harmonie », promenade de l’île, avec sa grande salle et son kiosque était en fait un centre culturel animé par le merveilleux Jo Stof. J’ai fondé des groupes qui eurent beaucoup de succès : les Daltoniens, puis le « Melody Swing », et rejoint les « Chakadous » du Liégeois Jean-Marie Troisfontaine… Il y eut aussi le grenier « Chez Begon » dans la rue Griange où les Jean-Paul Hubin, Charles Henneghien, René Risac, Jacques Discry et plein d’autres copains créeront le Jazz Club de Huy où défileront les meilleurs musiciens belges et français… Je faisais aussi de la variété, d’abord avec mon mentor et voisin Fernand Launoy, puis avec le grand orchestre du Liégeois Jean St Paul, le quintette du trompettiste namurois Robert Nicolas et le combo du chanteur guitariste José Hontoir : on jouait au casino de Middelkerke, on y faisait la saison d’été, et quand c’était fini on jouait pour le même patron les weekends au casino de Dinant. Une anecdote à ce propos: à Dinant, différents personnages se présentaient pour jouer avec nous gratuitement, juste pour se faire connaître ; et parmi eux, il y avait un chanteur qui insistait beaucoup, on l’accompagnait dans des morceaux qu’on ne connaissait pas, il jouait dans des tonalités affreuses car il débarquait en hiver avec une guitare complètement désaccordée : c’était Jacques Brel !
Mon premier groupe professionnel sera un groupe bruxellois avec Jerry Eve, un chef tromboniste, la chanteuse bretonne Micky Morgan, le saxophoniste feu-Willy Van de Walle, un pianiste gantois et un batteur bruxellois : en 1959, on a tourné en Europe, mais surtout en Espagne où j’avais ma carte du syndicat. On jouait tous les jours et on gagnait bien sa vie, j’avais un appartement à Madrid. J’étais même devenu agent en Espagne pour une marque autrichienne de cordes en acier qui remplaçaient les cordes en boyau, tout le monde voulait en avoir. Je jouais aussi avec le merveilleux pianiste aveugle catalan feu-Tete Montoliu, des musiciens noirs américains de la base aérienne voisine…Le bonheur !
Au début des années 1960, tu reviens en Belgique.
Oui, pour des raisons affectives. J’ai arrêté la musique et suis devenu professeur de langues, mais à contre-cœur et dans une pauvreté toute neuve ; j’ai donc racheté, à tempérament, une contrebasse ; avec le pianiste Jean-Marie Troisfontaine et le batteur Tony Liégeois, et grâce à notre impresario américain Joe Napoli, on a joué à Comblain, à Antibes, à Prague… même dans les pays de l’Est, où je dépensais tout ce que je gagnais ; par exemple, après le festival de Prague, les autres rentraient en Belgique et moi je restais quelques semaines avant de revenir… Jean-Marie et moi étions un peu marginaux à l’époque : un jour, nous avons décidé de ne plus nous tracasser pour l’argent et nous avons décrété qu’en faisant la manche, il y avait moyen de se payer un bon repas par jour, ce qui devait être suffisant. Nous nous sommes installés sur la passerelle à Liège, avons joué de la musique, chanté, rencontré des gens et chaque soir, on allait au restaurant !! J’étais aussi à cette époque le contrebassiste de Bobby Jaspar, René Thomas, Jacques Pelzer, non pas parce que j’étais le meilleur – le meilleur c’était Benoit Quersin, mais il était parti au Congo -, mais parce que j’étais sur place. Le batteur du groupe n’était pas fixe, c’était toujours quelqu’un de passage, mais de haut niveau. Je jouais beaucoup avec eux, j’accompagnais des chanteurs et des poètes, mais ça ne me rapportait guère ! Ce qui fait que j’ai repris l’enseignement en abandonnant quasi complètement la musique pendant les années 70.
C’est Charles Loos qui te remet dans le circuit.
Oui, ce merveilleux jeune pianiste venait de sortir son 1er double 33 tours solo « Egotriste » en 1978. Il m’a téléphoné, il n’avait pas envie de tourner seul ; il m’a sauvé ! J’ai rejoué intensément avec lui dans les années 80. Quand je dis qu’il m’a sauvé, ce fut très dur… Pourquoi ? Parce que quand on arrête aussi longtemps, la musculature s’atrophie ; elle était toujours là, mais durcie et j’ai dû faire énormément d’exercices de assouplissement , un vrai calvaire : je jouais trois morceaux avec Charles et j’avais mal, puis 4-5 morceaux… Le concert suivant j’arrivais à faire 5 ou 6 morceaux, je travaillais tout le temps pour assouplir, j’avais créé toute une mathématique de la reconstruction de la souplesse des muscles. Pendant les années 1970, j’avais été absent sur le marché, et on t’oublie vite ; dans un article de journal de l’époque, on parlait de Charles qui allait jouer avec un contrebassiste oublié… Dans les années 1990, j’ai vécu un autre drame qui est l’accueil d’une petite Roumaine leucémique, je me suis trouvé à Bruxelles avec un fardeau d’un million de francs belges par an pour la soigner, et j’ai fait appel aux amis, des gens comme Jean-Louis Rassinfosse ou Charles m’ont beaucoup aidé… Ce rebondissement des années 80 avec Charles me donne aujourd’hui l’envie de relire mon passé. Je constate que j’ai eu deux périodes intenses : les années 1950 et 1960 ont été fabuleuses, les années 1970 plouf ! Mais en même temps positives, car j’ai appris à bien enseigner… et à jouer en même temps : j’ai beaucoup écrit et joué pour le théâtre, joué dan des groupes originaux comme Julverne, Z de Pirli Zurstrassen, la guitariste Véronique Gillet, Ixhor, Tacoma, Bocmo, joué à Paris avec le trio du pianiste hollandais Michiel Vander Esch, fait du free jazz, du free tout court avec le groupe bruxellois Inaudible, créé le sextette Jazz Migrators puis le septette dixieland Sandyland en hommage au trompettiste Herman Sandy avec lequel j’ai beaucoup travaillé, ainsi qu’avec le quartette de Willy Van de Walle, retrouvé après des décennies, et jusqu’ici avec le groupe du pianiste Christian Leroy et le clarinettiste Philippe Saucez Métarythmes de L’Air, le quartette du saxophoniste Michel Mainil et bien d’autres…
Si tu devais citer trois moments-clés dans ta carrière…
Voici : le premier, un ami avait un disque 78t New Orleans, c’était une musique d’enterrement : New Orleans Function dont la première face était lente et triste, mais sur la deuxième, au retour de l’enterrement, la musique était enlevée et je me suis dit mais qu’est ce que c’est que ça ? C’est la musique que j’aime. Ensuite, dans un café à Namur, il y avait –comme partout- un jukebox où j’ai découvert Lover Man joué par Charlie Parker, ce fut une illumination ! Le troisième : sur ma contrebasse où j’avais des cordes en boyaux puis en nylon, il fallait que je tire avec deux doigts pour me faire entendre à dix mètres. Et puis un jour, j’ai entendu Scott Lafaro et Gary Peacock qui avaient des cordes en acier et des micros et tricotaient sur leurs contrebasses, c’était fabuleux. Le passage aux cordes en acier a été une grande étape pour moi. J’ai continué après cela à entretenir une correspondance avec Gary Peacock, je dois encore avoir ça quelque part… Tu sais, il est bouddhiste et moi aussi.
Avec le recul, comment vois-tu les choses ?
Une des interrogations du musicien est : « Est-ce que la musique vaut qu’on lui sacrifie tout ? » Je n’ai pas la réponse. Suis-je au service de la musique ou la musique est-elle à mon service ? C’est frustrant pour un musicien de ne pas se consacrer entièrement à la musique, mais si on le fait, c’est frustrant autrement. J’ai bien vécu le contexte de l’après-guerre où on pleurait après nous -la demande excédait l’offre-. Il n’y avait pas de cours de jazz, seulement des profs de musique classique et d’accordéon. Aujourd’hui, à une époque où il y a beaucoup moins de travail, il y a plein de fort bons musiciens… En plus sont apparues des machines qui remplacent des musiciens … La disparition des big-bands a aussi causé un gros problème, et on a réduit petit à petit le nombre de musiciens et aujourd’hui, je joue en duo avec Charles… On connait des chanteurs avec d’excellentes bandes enregistrées derrière eux… Je ne sais pas où on va… Une autre chose qui me turlupine : on élève aujourd’hui à la compétition, alors que moi je rêve de collaboration ; déjà quand j’étais à Paris, on voulait bien me trouver du travail à condition que je dise que j’étais le meilleur, et je n’aimais pas ça, avant tout parce que ce n’était pas vrai. J’ai aussi côtoyé les drogues avec Bobby Jaspar, René Thomas et Jacques Pelzer, moi je n’en prenais pas, mais aujourd’hui on en vend sur internet et aux portes des écoles…
Et je rejoins maintenant le club très fermé des Paul Dubois et Jean Warland qui jouaient encore passé 80 ans… Tiens comme on est en Belgique, je voudrais rendre hommage à celui que je considère comme le plus grand –et en même temps le moins connu- des contrebassistes belges : Freddy Deronde, prince incontesté de l’improvisation…
Oserais-je conclure par quelques considérations positives pour un avenir nuageux ? Le jazz, musique du XXe siècle, de ceux qui furent jeunes avec moi, est aujourd’hui en concurrence avec les musiques du monde. Cette ouverture est certainement un bien et la plupart de ces musiques font place aux improvisations, moments privilégiés où les musiciens jouent avec leur âme. Et le jazz –et il n’est pas seul !- reste(ra) un moyen privilégié de communication et donc de compréhension et de bonheur. Mon (notre) ami Jean-Pol Schroeder ne va-t-il pas jusqu’à dire que le jazz est un incomparable art de vivre ?
Propos recueillis (devant un plateau de fromage et une bouteille de rouge) par Jean-Pierre Goffin
Son premier album à 80 ans
À 80 ans, voici (enfin) le premier album en co-leader du contrebassiste hutois. Privilégiant d’habitude le rôle dans l’ombre de l’accompagnateur, c’est avec le pianiste Charles Loos, son compère des années 80, qu’il sort « Le Jeune Homme et la Vie » (sur le label Mogno), titre du premier morceau de l’album et composé par le pianiste. « Charles a écrit six pièces et m’a demandé d’en écrire six autres. », une collaboration d’égal à égal de douze morceaux entrecoupés de trois miniatures intitulées malicieusement « Four Times Twenty » (quatre fois vingt !). Chaque morceau accompagné d’une dédicace est délicieux, qu’il évoque la période bebop, le blues ou le reggae et met en évidence la grande écoute mutuelle qui anime le duo. Charles Loos et José Bedeur joueront à Huy au centre culturel le 21 avril.
Présentation : 3G Jazz, Belgium from zero4 on Vimeo.