Intakt Records, Vents Free du Nord
Intakt Records : vents free du Nord
Intakt Records, label créé par la pianiste Irène Schweizer, a comme son homologue suisse Hat Hut, consacré son travail d’édition au free jazz et à la musique improvisée contemporaine. Trois sorties récentes en témoignent.
Et tout d’abord, le retour de trois vieux compères du free d’Europe du Nord : le pianiste allemand Alexander von Schlippenbach, le saxophoniste britannique Evan Parker et le batteur Paul Lovens. Les trois compères étaient déjà présents lors de la création du Gobe Unity Orchestra, un véritable vivier du free jazz européen dont l’existence s’est prolongée de 1966 à 2006 et a accueilli des musiciens improvisateurs tels que Peter Brötzmann, Willem Breuker, Albert Mangelsdorff, Manfred Schoof, Michel Pilz ou… Enrico Rava.
Alexander von Schlippenbach s’est aussi illustré au sein du Berlin Jazz Contemporary Orchestra et a présenté ce projet fou de rassembler toutes les compositions de Monk, en passant de l’une à l’autre, avec “Monk’s Casino”, en compagnie du trompettiste Alex Dörner et du clarinettiste basse Rudi Mahall (un projet présenté notamment au festival Jazz Brugge). Figure de proue du free jazz britannique, Evan Parker a fait partie du Brotherhood of Breaath du Sud-Africain Chris Mc Gregor, du London Jazz Composers Orchestra de Barry Guy, a joué avec Steve Lacy comme Fred van Hove : avec le pianiste anversois, on l’a entendu dernièrement au Middelheim avec Bart Maris, Peter Brötzmann et Ken Vandermark. Mais il a aussi enregistré des albums moins libertaires comme ce “Birmingham Concert” avec son compatriote Paul Dunmall. Quant à Paul Lovens, il a croisé le gratin du free, de Joëlle Léandre à Peter Kowald. Mais ces trois fidèles complices ne se sont pas seulement croisés au sein du Globe Unity, on les a retrouvés ensemble, notamment en 1994, pour le “50th Birthday Concert” d’Evan Parker (Leo Records), en quintet avec le contrebassiste Barry Guy et un deuxième batteur, Paul Lytton. Puis, en 2000, pour l’album “2 x 3 = 5”, toujours chez Leo Records, lors d’un jazz à Mulhouse enregistré par… Jean-Marc Foussat. Voici maintenant les trois compères réunis pour “Features”: 12 compositions-improvisations spontanées qui permettent aux trois musiciens de dialoguer librement, mais loin des explosions free d’une certaine époque. Même assagis, les papys du free font de la résistance.
Le deuxième album “Hotel Zauberberg”, confronte deux univers et deux générations très différentes : la pianiste d’origine japonaise Aki Takase, compagne d’Alexander von Schlippenbach née en 1948 et la violoniste classique d’origine allemande Ayumi Paul née en 1980. Si Aki Takase est célèbre pour ses prestations en solo (“Shima Shoka”), elle s’est aussi souvent confrontée au duo : avec David Murray (“Blue Monk”), avec Maria Joao (un concert mémorable au Château d’Oupeye) ou avec… Alexander von Schlippenbach (“Piano duets”). Violoniste plusieurs fois récompensée, Ayumi Paul a d’abord étudié à Berlin puis à la Indiana University. Elle aborde aussi bien le répertoire classique que contemporain et a collaboré avec des “artistes visuels” comme Ilit Azoulay. Elle a joué avec des musiciens classiques et contemporains comme la violoncelliste Audrey Chen ou le guitariste Marc Sinan mais aussi avec Ab Baars, le saxophoniste et clarinettiste de l’Intant Composer Pool. Au répertoire, 18 assez courtes plages (une à quatre minutes), à l’exception de Donnerschlag de Takase (6’20), qui réunissent essentiellement des compositions de la pianiste japonaise, quatre compositions communes mais aussi un menuet de Mozart et un prélude de Bach. Une musique à la croisée des chemins, un exercice d’équilibristes entre la sonorité limpide du violon et le jeu volontiers percussif d’Aki Takase.
Le troisième album réunit, pour sa part, deux musiciens américains de tout premier plan : le saxophoniste Oliver Lake et le contrebassiste William Parker. S’il a fait partie du Human Arts Ensemble, avec Lester Bowie, Oliver Lake est surtout connu comme l’un des fondateurs, dans les années 1970, du World Saxophone Quartet, avec David Murray, Julius Hemphil et Hamiett Bluiett (“Point Of No Return” en 1977). Il a continué à faire partie du groupe après le remplacement de Hemphil par Arthur Blythe (“Metamorphosis” en 1990) ou John Purcell (“Four Now” en 1995) jusqu’à ce “Political Blues” de 2006. Mais il a aussi dirigé différentes formations à son nom un trio avec Reggier Workman et Andrew Cyrille (“Encounter” en 2000), un quartet avec steel pan et un organ quartet avec Jared Gold à l’orgue Hammond (“What I heard” en 2014). Le voici en duo avec William Parker, une des figures de proue du renouveau du jazz américain dans les années 1990. Il a fait partie du groupe de Cecil Taylor, comme de David S. Ware ou Charles Gayle. S’il est spécialiste du solo (“Testimony” en 1994), il a fondé The Little Huey Creative Music Orchestra, en hommage au pianiste Huey Jackson (“Flowers Grow In The Room” en 1994, “Sunrise In The Tone World” en 1997, avec Assif Tsahar et Vinny Golia) et formé, avec Rob Brown (saxophone alto) et Susie Ibarra (batterie) un trio (“Compassion” en 1996) puis un quintet avec, en plus Assif Tsahar (saxophone ténor) et Cooper-Moore (piano). Mais il a aussi rencontré des musiciens européens comme Peter Brötzmann, Derek bailey ou Joëllle Léandre. Pour “To Roy”, ils ont rassemblé deux compositions-improvisations communes (2 Of Us, To Roy), 5 compositions de Lake et 4 de Parker, dont un étonnant Variation On A Theme Of Marvin Gaye. Comme le montre ce morceau, on est là à la croisée des chemins entre jazz libertaire (Chek, Flight Plan, Net Down) et musique d’inspiration plus “populaire” (première plage et ce Victor Jara, d’inspiration politique, dédiée à ce chanteur chilien qui fut amputé des deux mains par le régime du général Pinochet). Une ligne de basse très solide sert de trame sur laquelle le saxophone volubile de Lake vient se greffer.
Claude Loxhay