Jacques Mahieux, So Long…

Jacques Mahieux, So Long…

Jacques Mahieux, 1946-2016.

Il devait participer à la Biennale de Jazz 2016, ce samedi 12 mars, en trio, avec son fils Nicolas, à la contrebasse, et le pianiste Jérémy Ternoy, nordiste comme les Mahieux. Hier, la roue en a décidé autrement, Jacques Mahieux a été terrassé par une crise cardiaque. La nouvelle a parcouru le milieu de la note bleue à la vitesse des réseaux sociaux qui se sont ainsi fait les témoins de la place particulière qu’occupait cet artiste aussi attachant qu’il était humble et généreux.

Olivier Benoitdirecteur musical de l’Orchestre National de Jazz :

” Mon cher Jacques, mon grand Jacques, musicien immense que j’admirais, humble, majestueux, toi qui m’as tout appris, y compris ce qu’est profondément le jazz, qui ma appris à aimer le vin aussi, excellent cuisinier, toi qui m’as accueilli avec Nicolas alors que nous n’étions que des débutants il y a 25 ans, je te pleure de toutes mes larmes, jamais je ne t’oublierai.

En bonne intelligence avec Claude Loxhay, qui a eu l’occasion de rencontrer Jacques Mahieux à plusieurs reprises pour Jazzaround, voici une nouvelle fois ce portrait/entretien d’un Honnête Homme, avec une introduction de Claude :

“Certains entretiens débouchent sur de véritables rencontres. Alors que je viens de terminer de transcrire la première partie de l’entretien accordé par Henri Texier à Amiens, à l’occasion des 30 ans de Label Bleu, j’apprends la disparition de Jacques Mahieux, le batteur de l’album “Paris-Batignolles” (premier opus d’Henri pour Label Bleu), victime d’un infarctus. Je l’avais encore rencontré l’été dernier, au Gaume Jazz Festival, comme 20 ans auparavant, à Jazz au Château d’Oupeye, rendez-vous des férus de… Jazzamor. Comme Henri, Jacques ressemblait à sa musique: généreux, chaleureux, passionné. Un musicien peut disparaître, ses albums restent comme des étoiles au firmament du jazz, comme une lueur au plus profond de notre coeur.” 

“Janis the pearl”

Jacques Mahieux au Gaume Jazz Festival 2015

Avec son lot habituel de créations belges (Lionel Beuvens, Emmanuel Baily,  Adrien Lambinet, Oak Tree + Anu Junnonen), et de groupes confirmés (Mâäk, LG Jazz Collective, Kind of Pink, Tuur Florizoone en compagnie d’Eric Vloeimans), un projet français attire inévitablement l’attention dans le cadre du Gaume Jazz Festival 2015 : « Janis the Pearl », hommage rendu à Janis Joplin par l’orchestre du vibraphoniste Frank Tortiller, en compagnie de Jacques Mahieux. L’occasion pour Jazzaround de se pencher sur la carrière de ce batteur et chanteur à l’humour caustique.

Quelques éléments biographiques pour les nouvelles générations de jazzfans

 

Jacques Mahieux par lui-même :

 

« Or donc, j’ai vu le jour le 24 juin 1946 à Guise (Aisne), patrie de Camille Desmoulins, révolutionnaire pur, mais pas assez dur pour résister à la décollation, et de Jean-Baptiste Godin, Fouriériste soft et chauffagiste… »

 

« Je dois mes premières émotions musicales à mon père qui jouait, en autodidacte, de la mandoline, et qui nous gratifiait parfois d’un petit concert « live » et dominical, ainsi qu’à la radio bien sûr, où l’écoute d’Henri Salvador me plongeait, paraît-il, dans un ravissement qui ne s’est jamais démenti depuis… »

 

« Mes premières z’idoles furent les membres du «Mandoline Club de Paris », dont je découvris avec stupeur, à l’occasion d’un show télé d’Averty, longtemps après, qu’il s’agissait d’un invraisemblable conglomérat de rombières auprès desquelles Geneviève Tabouis et Francette Lazard eussent pu prétendre au statut de prix de beauté. La télé tue le rêve, ça ne date pas d’hier… »

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« Et puis, un beau jour, « Bechet Creole blues » dans le poste et, comme disait Bernard Lubat, ‘depuis que j’ai entendu ‘les Oignons’, je pleure… »

 

« Après avoir refusé d’apprendre à jouer du tambour pour cause de port d’uniforme obligatoire, un oncle me montre comment monter les gammes sur la clarinette, et me voilà parti à la godille dans les méandres du New Orleans. A l’école Normale d’Instituteurs de Laon, où j’atterris en 1960, existe un orchestre de danse. Avec un camarade pianiste qui m’apprend le film des douze mesures du blues, nous fondons un sous-ensemble New Orleans qui se taille de jolis succès dans les bals des coopératives scolaires du département de l’Aisne. J’y chante déjà, en anglais phonétique et en imitant la voix d’Armstrong, le ‘Back o’town blues ‘ du prénommé, ce qui me vaudra la réflexion suivante d’un Thiérachien de base : ‘Tu chantes pas mal, dommage que t’aies la voix aussi abîmée’. Entretemps, je prends Ray Charles dans la gueule, via Salut les Copains, puis Mingus et Coltrane, via Pour ceux qui aiment le jazz… »

 

« J’achète par hasard l’album ‘Outward bound’ de Dolphy et les huit premières mesures de batterie de Roy Haynes dans l’intro du premier morceau (G.W. Je crois) décident de mon avenir. En 65, je poursuis mollement des études littéraires à Amiens, j’apprends l’anglais et les trois accords de base de la guitare, toujours en autodidacte, à cause de Bob Dylan. J’achète ma première batterie et j’essaie de reproduire, avec les moyens du bord, ce que j’entends sur disques et ce que j’ai l’occasion de voir (le quartet de Monk à la Maison de la Culture d’Amiens entre autres). Septembre 67, prof de français à Guise, ville natale, avec la ferme intention de ‘faire musicien’ dès que l’état de mon épargne le permettra. Là-dessus, arrive mai 68, et en septembre de la même année, je ‘descends’ à Paris avec ma batterie sous le bras… et pas grand-chose d’autre… »

 

« Là se nouent les liens, qui existent toujours, avec Jef Sicard, Patricio Villaroel, Gérard Marais, Jean-François Canape, etc, d’où sortiront le Dharma Quintet et ses trois disques pour le label SFP,  ‘Mr Robinson’ en juillet 70, ‘Snoopy time’ en trio durant l’hiver 70-71 et ‘End Starting’ en mai 71. En 72, le Dharma se fixe à Annecy, sans moi. Je donne quelques ‘cours’ de batterie dans un foyer de post-cure pour toxicomanes, je tourne en duo (Glucose confectionnerie) avec Mico Nissim, j’enregistre, en 74, mon premier disque de chanteur : ‘Chansons à regarder en écoutant passer les trains’, avec Mico, G.Detto, guitariste de Graeme Allwright et moi à tout le reste… »

 

« Vaches maigres, squelettiques même, j’irai jusqu’à être barman au Grand Magic Circus et puis je pars à Lille où je rencontre Philippe Deschepper et Jean-Luc Ponthieux. Je me remets à la batterie, plutôt délaissée entretemps, hormis quelques séances avec Champion Jack Dupree. Mico me rappelle un jour pour remplacer François Laizeau dans le trio de Claude Barthélemy. Henri Texier, de passage en solo à Lille, entend le trio Deschepper-Ponthieux-Mahieux et nous kidnappe l’un après l’autre, et c’est reparti… »

 

 

Jacques Mahieux : le batteur-sideman

Comme Jacques Mahieux l’indique dans sa lettre du 4 octobre 1993, ses principaux relais, soit la crème du jazz français de l’époque, sont en place dès les années 1980 et les albums vont se succéder. Pour commencer avec Henri Texier qui forme un quartet en compagnie de Louis Sclavis, Philippe Deschepper et Jacques pour enregistrer, en 1983, « La Compañera », avec Michel Marre en invité. Le même quartet accueillera Joe Lovano, en 1986, pour « Paris-Batignolles » enregistré en public au festival de Jazz d’Amiens. Près de dix ans plus tard, « Captain Maroilles » retrouve le contrebassiste, avec le Sonjal Septet, pour « Mad Nomads » en 1995.

De son côté , Philippe Deschepper fait appel à Jacques, Henri Texier, Michel Godard, Gérard Marais et… Steve Swallow pour « Sad Novi Sad » en 1986, puis pour Baby Boom en 88 avec le groupe EAO. L’année suivante, on retrouve le batteur au sein du Super String System de Didier Levallet dans lequel il côtoie, entre autres, Dominique Pifarely, Debora Seffer et Jean-Charles Capon.

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Quant à Gérard Marais, c’est l’un des compagnons les plus fidèles du batteur de Guise : d’abord, en 1984, pour son Big Band de Guitares, en compagnie, notamment de Claude Barthélemy, Raymond Boni ou Philippe Deschepper et Jean-Luc Ponthieux à la basse. Suivra cette vraie réunion de leaders que constitue le sextet de Gérard Marais : Michel Godard au tuba, Yves Robert au trombone, Jean-François Canape à la trompette, Henri Texier à la contrebasse et Jacques à la batterie : « Katchinas » est enregistré en 1991. Jacques Mahieux : « pour parler en termes de foot, Gérard vient de faire son disque d’avant-centre, il m’avait dit, une fois, que, comme guitariste, il n’était pas un avant-centre mais un milieu de terrain. Et maintenant, il vient de faire un album où il tient le rôle d’avant de pointe… ».  Dans la foulée, le sextet se produit au festival Banlieues Bleues et au Jazz au Château d’Oupeye (« Oupeye, ça aussi, c’est un super souvenir. J’ai toujours le T shirt du festival : ça doit être collector aujourd’hui »). Le second répertoire s’élabore : l’album « Sous le vent » sort en 1997.

Jacques a aussi retrouvé Gérard Marais pour « Est » en 93 avec Louis Sclavis, Dominique Pifarely et Renaud Garcia Fons, pour « Musique, guerre et paix », opéra jazz avec livret de Michel Rostain en 1995, puis pour « Natural Reserve », en 2001, avec Steve Swallow et Vincent Courtois. Autre guitariste de la nouvelle scène française, Claude Barthélemy fait appel à Jacques pour son album trio « Moderne » en 1983 : on y retrouve une composition du batteur, Mank de Monk,  et un morceau chanté  Catch As Satch Michel Godard, qui a fait partie du sextet de Gérard Marais, a, pour sa part, fait appel à Jacques en compagnie du saxophoniste Jean-Marc Padovani pour « Comedy » en 1986 puis, en 1993, pour un album « concept » en compagnie du Bagad de Quimperlé en 1993 et de quelques solistes de jazz comme Philippe Deschepper ou Michael Riessler. Autre fidèle compagnon de route, le clarinettiste Sylvain Kassap a fait appel à Jacques pour son octet comprenant, entre autres, Michel Godard, Yves Robert, Claude Barthélemy, pour « Saxifrages » en 1985, puis, en 1990,  pour « Senecio » , en compagnie de Jean-François Canape, Michel Godard et Philippe Deschepper. Enfin, en 2003, pour l’album du saxophoniste américain Anthony Ortega « On Evidence » en 2003. Substitut d’Henri Texier au sein du sextet de Gérard Marais (entre autres au festival Jazz au Château d’Oupeye), Renaud Garcia Fons fera appel à Jacques pour son album « Alborea » en 1996, en compagnie de Jean-Louis Matinier et Yves Torchinsky.

Resté longtemps sideman et jamais leader, Jean-François Canape enregistrera, enfin, son premier album personnel « K.O.N.P.S », en trio avec Jacques et Michel Godard, en 1999. Jean-Marc Padovani, croisé sur « Comedy », fera appel à Jacques pour « Out, A Tribute to Eric Dolphy », avec son septet, en 2003. En-dehors de ces fidèles de la première heure, le grand Jacques enregistrera avec la formation « Paris-Musette » et Marcel Azzola, en 1990, à l’heure où la France découvrait l’accordéon « jazz » : Richard Galliano, Jean-Louis Matinier.

Et, parmi les derniers à avoir fait appel au batteur de Thiérache, le guitariste Pascal Bréchet, d’abord pour « Josika » en 1992, en compagnie de Jef Sicard et Jean-Luc Ponthieux puis pour un intéressant projet « Autour de Monk » avec Jean-François Canape et… “notre” Phil Abraham. Ensuite, ce sera le pianiste Jean-Marie Machado, pour « Lyrisme » avec Paolo Fresu et Andy Sheppard en 2001 puis pour « Andaloucia », en 2004, en sextet avec Andy Sheppard, Klaus Stotter, Gary Valente et…Bart De Nolf, enfin, pour « Sueurs de sang, Trio time », en 2007, avec Jean-Philippe Viret à la contrebasse. Plus tard, le saxophoniste Eric Plandé conviera Jacques Mahieux pour l’album « Abyss »(2005), en compagnie de Claude Barthélemy et Nicolas Mahieux (contrebasse), le fils de Jacques, puis à « Between The Lines », en 2006, en compagnie de Joachim Kühn et François Verly (percussion) et, enfin, à « Human Nature » en 2011. Enfin, le jeune guitariste Pierre Tranier fera appel à lui pour « Structures minimales », en 2008, avec le trompettiste Geoffroy Tamisier. Voilà donc un tour d’horizon, non exhaustif, de la discographie de Jacques en tant que sideman, dans la mesure où il n’existe pas de site internet reprenant sa discographie complète. A l’époque des NTIC (Nouvelles technologies e l’information et de la communication), Jacques Mahieux est resté résolument ancré dans la « culture du papier .

Jacques Mahieux : le batteur leader

Après environ trente ans de partenariats dévoués, on attendait toujours, pour reprendre la comparaison footballistique, son premier album de « capitaine » en tant que batteur. En 1999, ce sera chose faite avec « Franche Musique », sorti sur le label Hopi qui a produit la plupart des albums de Gérard Marais.  Pour l’occasion, le compagnon des  Deschepper, Texier, Marais, Godard et de tant d’autres,  a réuni une équipe de jeunes loups prometteurs, une vraie « famille » : à la contrebasse, son fils Nicolas, formé au Conservatoire de Lille avec Yves Torchinsky, Gérard Marais et Jean-François Canape ; à la guitare, un autre ancien élève de Lille, Olivier Benoît qui a assimilé toute la syntaxe contemporaine de l’instrument, d’Abercrombie à Frisell; aux saxophones, Vincent Mascart, substitut occasionnel de Julien Lourau au sein du Sonjal Septet d’Henri Texier mais aussi soliste du groupe « Koreni » de Bojan Z. En homme qui sait prendre son temps, Mahieux a peaufiné son projet jusque dans la conception d’ensemble de l’album. Entre deux belles compositions personnelles qui ouvrent et ferment l’album, trois « Haï Ku » permettent à chacun de ses compagnons de se mettre en évidence en solo absolu, vient ensuite une véritable série d’hommages à ses complices du Collectif Zhivaro : Nao Incomodar de Texier, Senecio de Kassap, Lidos de Barthélemy, Out Of de Levallet, et Manèges de Marais. Chaque thème est de surcroît l’occasion d’une dédicace aux batteurs admirés par le leader : Frankie Dunlop, Daniel Humair, Paul Motian, Han Bennink, Pete La Roca, Bob Moses et, enfin, Roy Haynes, célébré dans le solo final de Vive le Roy. Comme le magazine Jazzaround le disait alors : « Un projet totalement abouti  pour une ‘franche musique’ tout en équilibre. Jacques Mahieux ou comment faire chanter une batterie »

Lettre du 02 juillet 1999 (archives Claude Loxhay)

 

L’album reçoit un excellent accueil de la presse mais il faudra, pourtant attendre douze ans pour que Jacques Mahieux sorte un nouvel album : « Peaux d’âmes » avec le Mahieux « Family Life » Quartet, sur le label lillois Circum. Pour ce nouveau titre à double sens, Jacques a réuni sa « Family Life » : à nouveau, son fils Nicolas à la contrebasse, qui, depuis le précédent album, a joué avec François Corneloup, Bojan Z, Sylvain Kassap ou Sébastien Texier et fait partie du deuxième Orchestre National de Jazz de Claude Barthélemy et, à la guitare, Olivier Benoît, complice de Christophe Marguet à diverses reprises, notamment pour un sextet comprenant Michel Massot et l’actuel leader de l’Orchestre National de Jazz. Au saxophone, cette fois, Géraldine Laurent, l’altiste survitaminée que l’on avait découverte au sein du quartet Romano-Texier, en compagnie du clarinettiste italien Mauro Negri mais aussi au sein du sextet de Mico Nissim (« Ornette/Dolphy Tribute/Consequences » avec Stéphane Guillaume à la clarinette basse). Enfin, au Fender sur trois plages, Jérémie Ternoy, pianiste formé au Conservatoire de Lille, membre du dernier quartet de Gérard Marais (« Inner Village » avec Henri Texiet et Christophe Marguet).

Contrairement à « Franche Musique », plus de reprises aux anciens complices (Texier, Kassap, Marais, Barthélemy, Levallet) mais une série d’emprunts aux grands batteurs admirés : Flip de Shelly Manne, 45° angle de Denzil Best, Mirrors de Joe Chambers, Station debout pénible de Manuel Denizet, Pee Wee de Tony Williams, Punt de Joey Baron. A ces six emprunts, viennent s’ajouter la reprise de Mank de Monk (déjà joué avec Claude Barthélemy sur l’album « Moderne ») et deux morceaux chantés : Be Serious de Robert Wyatt et Jack’s Blues, adaptation d’un texte de Robert Creely. Si l’on retrouve la guitare échevelée, à l’énergie rock, d’Olivier Benoît (Flip, Station debout pénible), de beaux solos de contrebasse (45° angle, Mirrors) comme une belle alliance avec le Fender Rhodes (Punt), ce sont les envolées de l’alto qui créent le plus la surprise (Mank de Monk) : « Géraldine Laurent ne dédaigne pas l’harmolodie, cette fille est géniale, je la surnommerais bien Million Dollar Baby : on dirait une boxeuse lorsqu’elle est en action ». Le tout drivé avec maestria par Captain Maroilles qui aime alterner les atmosphères : au tempo rapide de Mank de Monk ou Flip, succède le climat apaisé de Mirrors. Une pleine réussite qui encourage l’infatigable Jacques à espérer un nouvel enregistrement : « J’aimerais bien faire un volume deux de «  Peaux d’âmes », ne serait-ce que pour y mettre Gwen, une très belle ballade signée Phily Joe et qu’il a enregistrée en tant que pianiste. »

Jacques Mahieux : le chanteur… « Ce mec a le blues… »

Comme il l’explique dans une de ses lettres, Jacques Mahieux a commencé à chanter, dès les années 1960, au sein du groupe de New Orleans formé avec un copain : Back o’town blues, un classique d’Armstrong. Et déjà alors, ce qui avait frappé, c’était sa voix éraillée : comme il le dit, dans Blues français, « ce mec a le blues », y compris dans la tonalité de sa voix. En 1976, il enregistre, en tant que chanteur, son premier LP, au titre en clin d’œil : « Chansons à regarder en écoutant passer les trains » pour Spalax Music. Douze titres, allant de Chanson du vieux couple à Un jour sans importance : la vie quoi. Trois ans plus tard, deuxième 33 tours pour GF2, intitulé tout simplement « Jacques Mahieux », avec une photo de l’auteur aux longs cheveux. Huit titres originaux, ainsi qu’un Brassens, Bonhomme. Dans les années 1970, on le retrouve aussi, semble-t-il, au sein du groupe Unison dirigé par Jacques Bertin : deux 45 tours, « L’Internationale » et « Changer la vie » de Théodorakis. Le succès n’est pas vraiment au rendez-vous, Jacques préfère se cantonner à la batterie. Mais, de temps à autres, sur les albums des amis, il glisse un petit blues : Catch Satch sur « Moderne » de Claude Barthélemy, Nobody Knows You de Jimmy Cox sur « Comedy » de Michel Godard et Jean-Marc Padovani en 1986, Sea Song de Robert Wyatt sur « Baby Boom » de Philippe Deschepper en 1988.

Ce qui va réellement inciter Mahieux à se forger un répertoire, c’est le Collectif Zhivaro, qui, dans les années 1980, réunit Henri Texier, Didier Levallet, Sylvain Kassap, Claude Barthélemy, Gérard Marais. Un collectif voué uniquement à la musique live, à la découverte et aux rencontres multiples : « Je me contentais de chanter à l’une ou l’autre occasion, dans les orchestres des autres, chez Jean-Marc Padovani, chez Claude Barthélemy, chez Sylvain Kassap (album « Senecio »). Et puis tout est reparti de la faute des Zhivaros. Au départ, je n’étais qu’un invité, mais ils ont pensé que cela leur reviendrait moins cher de me considérer comme membre à part entière, puisqu’en tant que tel, on travaille gracieusement sauf pour les gros événements. Mais, pour cela, il fallait que je fasse mes preuves de leader. Ils m’ont demandé de prendre une soirée à ma charge et de chanter. Le concert s’est fait, il a fallu pour cela monter très vite un répertoire, avec des reprises. Comme cela ne s’est pas mal passé et que, dans la salle, se trouvait le responsable de la programmation du festival D’Jazz et Polar qui m’a proposé de retenter l’expérience, j’ai décidé de me remettre à la chanson et on a fait le premier disque »

De septembre à décembre 1990, Jacques Mahieux entre en studio avec ses complices musiciens et souvent arrangeurs, Sylvain Kassap (clarinette, saxophone soprano), Philippe Deschepper (guitare), Jean-François Canape (trompette), Fabrice Devienne (piano, synthé), David Pouradier Duteil (batterie) Dominique Pifarely (violon), Michel Godard (tuba) Jean-Luc Ponthieux (basse électrique), Yves Rousseau (contrebasse) et quelques autres, entourant Jacques au chant, à la batterie, à la guitare, voire à la clarinette. Au total, 13 titres pour cet album « Chantage(s) » sorti chez Evidence : certains empruntés à Nick Drake (Know), à Randy Newman (Old Man, Lonely At The Top), Loudon Wainwright (Motel Blues), Kevin Coyne (House On The Hill) ou Jacques Brel (Les Marquises) :  “Je n’ai aucun mal à enfiler les chansons de Brel, c’est des habits qui me vont bien ». Pour le reste, six compositions originales. Mahieux chante le Nord (« nous n’irons plus au fond, plus besoin du charbon pour avoir mauvaise mine »), le « pauvre rocker solitaire » (Motel Blues, Lonely at the top), les « chantages » que l’on subit de l’enfance à l’âge adulte : le galurin sur la tête, la cigarette au coin des lèvres, avec dans le regard, un rien d’ironie désabusée, Jacques Mahieux n’est pas de ceux qui se font des illusions. En 1993, sort un deuxième album, simplement intitulé « Jacques Mahieux » : toujours entouré de Sylvain Kassap, Philippe Deschepper, Yves Rousseau, Fabrice Devienne et David Pouradier Duteil, Captain Maroilles, propose 12 titres. Des reprises signées Loudon Wainwright, Nick Drake, Randy Newman, Kevin Coyne et, en clin d’œil, 59 secondes de Bobby Lapointe et sept compositions originales. Jacques chante « la solitude du coupeur de pont » (Rame), le SDF qui n’a pas compris que « pour réussir, il faut savoir courber l’échine », il célèbre la corrida comme métaphore tragique de la vie (Rouge devant), s’imagine un plan de carrière (« J’ai toujours pensé que la musique/ C’est un bon plan pour se faire du fric/ J’sais pas chanter, je joue de rien/ Mais je connais quand même un moyen/ J’fais du rap…Des girls, des lasers, de la transe/ Tout en play back : faut bien que je danse »), propose un Blues français (« son père était jazzman bien connu/ sa mère ne fait rien non plus… ce mec a le blues/ la mouise lui fait des rentes… ») mais il peut aussi composer une berceuse pour son fils (Mémo pour Théo). Un mélange d’émotions à fleur de peau, d’ironie mordante et de réalisme désabusé. Ce n’est pas un hasard, si la pochette reprend la phrase de Francis Bacon : « Je suis profondément optimiste à propos de rien ».

La qualité des textes est là, la musique se marie aux paroles en toute complicité mais ce « format » ne trouve pas sa place auprès des radios commerciales. Jacques ne renonce pourtant pas, quand il enregistre « K.O.N.P.S » avec ses complices Jean-François Canape et Michel Godard, il nous rechante un Black Snake Blues de derrière les fagots. En 1995, à l’invitation d’André-Paul Laixhay, il forme avec Marc Lelangue un duo en hommage aux chansons de Ferré Grignard pour le festival de Welkenraedt. Et, en 2011, pour « Peaux d’âmes », il remet en musique Jack’s Blues de Robert Creely et reprend Be Serious de Robert Wyatt : « J’envie réellement les chrétiens/ J’envie les musulmans aussi/ Ca doit être grand d’être si sûr/ Comme un top indou ou juif… » C’est plus difficile d’être inquiet de tout.

Mais, en 2012, le vibraphoniste Frank Tortiller va lui soumettre un fameux projet : « Janis The Pearl ». En 2005, alors qu’il était directeur artistique de l’Orchestre National de Jazz, Frank Tortiller a tout d’abord proposé un « Close To Heaven » à la gloire de Led Zeppelin. Et maintenant, le voici engagé dans un hommage à la chanteuse Janis Joplin, la chanteuse soul, grande admiratrice de Bessie Smith, disparue à l’âge de 27 ans d’une surdose d’héroïne. Pour l’occasion le vibraphoniste a rassemblé un nonet : quatre anciens de l’Orchestre National de Jazz, soit Jean Gobinet à la trompette, Jean-Louis Pommier au trombone, Yves Torchinsky à la contrebasse et Patrice Héral à la batterie, auxquels sont venus s’ajouter Mathieu Michel (trompette), croisé au sein du Vienna Art Orchestra, Anthony Caillet à l’euphonium et au bugle, Mathieu Vial-Collet à la guitare et, last but not least, Jacques Mahieux au chant. Au répertoire, trois compositions de Janis Joplin : Kozmic Blues de l’album « I Go Tem Ol’Kosmic Blues Again Mama » de 1969, More Over et Mercedes Benz, grands succès de son dernier album de 1970 « Pearl », comme ce  Half Moon de John Hall. Complètent le répertoire, Piece Of My Heart de Bert Berns que Janis Joplin chantait au sein du Big Brother And The Holding Company en 1968, Chelsea Hotel écrit par Leonard Cohen en hommage à cet hôtel de Manhattan qui a accueilli tant de chanteurs en détresse et, enfin, cinq compositions de Frank Tortiller, avec des lyrics signés par Alice Fitzgerald ou Jacques Mahieux lui-même comme ce Drinks Are On Pearl : « Quant au Janis, il s’y trouve une chanson Drinks Are On Pearl dont j’ai commis le texte et dont je suis fier d’autant plus que Frank y a posé une musique à faire pleurer un djihadiste. Janis en était déjà à la deuxième mouture de son testament, et elle y avait spécifié de réserver 2500 dollars (en 1971, c’était pas rien) pour organiser une Big Fiesta après son départ, ce qui fut fait et les cartons d’invitation-faire part portaient la mention Drinks Are On Pearl (le surnom de Janis) »

L’album s’ouvre sur Kozmic Blues : la voix éraillée de Jacques se conjugue parfaitement à la sonorité feutrée des trompettes. Move Over impose, avec les cuivres, son tempo d’enfer, avant que la voix n’explose. Drinks Are On Pearl est introduit par le vibraphone, en complicité avec la voix sur un tempo apaisé. Avec Mercedez Benz, on retrouve toute la causticité chère à Mahieux : « Oh Lord won’t you buy me a Mercedes Benz/ My friends all drive Porsches… ». Half Moon est introduit par un scat de Patrice Héral sur lequel les paroles viennent se greffer sur un groove d’enfer. Si on retrouve ce tempo survolté sur If There Is One, les plages suivantes, dont Sister Laura dédié à la sœur de Janis, retrouvent un climat plus apaisé, comme ce Chelsea Hotel magnifiquement introduit au vibraphone. Un parfait mariage entre la voix éraillée de Jacques Mahieux et la masse sonore de l’orchestre, sur des arrangements soignés au couteau. Un vrai projet “transgenre”, à découvrir au prochain Gaume Jazz le samedi 8 août.

Claude Loxhay