Jazz Middelheim 2015, impressions
Jazz Middelheim 2015, impressions…
par Claude Loxhay et Jean-Pierre Goffin
photos de Johan Van Eycken
Jazz Middelheim, vendredi 14 août, journée américaine.
Débuts des concerts, sous le magnifique chapiteau, à 15 h 30 : hommage au Conservatoire d’Anvers. Anneleen Boehme, l’excellente contrebassiste du Lab Trio, est entourée de la Coréenne Cho Rong Kim au piano, de Geert Hendrickx à la guitare, Simon Rancan à la batterie et coachée par Chris Speed, le saxophoniste de “Howard Peach” (album Werf-El Negocito) et du Claudia Quintet de John Hollenbeck.Une formation sax-piano-guitare, même inconsciemment on pense au quintet Mark Turner-Brad Mehladau-Kurt Rosenwinkel. Esthétiquement, on n’en est pas si éloigné, au travers d’une succession de compositions originales ponctuées du Strawberry Jam de Speed.
17 h 30: le musicien en résidence, le pianiste Jason Moran. On connaît ses albums avec les saxophonistes Charles Lloyd, Steve Coleman ou Greg Osby. Ici, il présente un projet tout différent en trio. Ron Miles au cornet, le compagnon notamment de Bill Frisell (albums “Circuit Rider” et “Quiver”) que Moran rencontre justement le dimanche. A la guitare, Mary Halvorson qui a étudié et enregistré avec Anthony Braxton, joué avec Tim Berne, enregistré avec Chris Speed (“Revurse Blue”) et Jon Irabagon (“Saturn Sings”) : avec ses multiples pédales, elle obtient des sonorités mordorées comme avec un bottleneck. Jason Moran se montre très expansif, avec parfois des effets de piano préparé (planchette de bois et une sorte de maracas posées sur les cordes du piano) : après Fiasco de Motian et No Doubt d’Andrew Hill, une série de compositions originales mais avec une impression de musique très introspective, très écrite (Mary Halvorson, le nez plongé dans ses partitions).
Avec Archie Shepp et son Attica Blues Orchestra, la musique décolle : 15 musiciens et deux chanteuses (Cecile McLorin Salvant et Marion Rampal), une section de saxophones impétueuse emmenée par l’expansif Jean-Philippe Scali (saxophone baryton). Par rapport à l’album “I Hear The Sound” et au concert de Jazz à Liège en 2014, pas de quatuor à cordes (ce qui dynamise encore l’orchestre), pas d’Amina Claudine Myers dans les chœurs et, à la place de Reggie Washington, Darryl Hall (présent sur un des thèmes du disque), tantôt à la contrebasse, tantôt à la basse électrique. Au ténor, Archie Shepp fait toujours preuve de sa puissance de coffre et, s’il est moins convaincant au soprano (il n’y recourra qu’à l’intro de Steam pour revenir rapidement au ténor rageur), au chant, il est un admirable blues shouter. Vont se succéder les grands succès de l’album : Quiet Dawn de Cal Massey avec Marion Rampal au chant et un beau solo de saxophone baryton, Blues for Brother G. Jackson avec brillant solo de guitare (Pierre Durand) et de saxophone ténor (François Théberge), The Cry Of My People de Cal Massey avec envolée de trompette (Olivier Micoli), Steam avec l’impériale Cecile McLorin Salvant et Olivier Chaussade à l’alto, Come Sunday d’Ellington interprété à trois voix, le très enlevé Mama Too Tight emmené par la basse électrique et le drive de Famadou Don Moye, avec un superbe passage de blues shouter et un fiévreux chase entre alto et trombone, Déjà Vu avec McLorin Salvant en contrechant de la flûte de François Théberge. Comme le proclame les choristes : “I got the feeling”. Standing ovation et rappel pour un Mama Too Tight d’enfer.
A 21 h 30, Joe Lovano et Chris Potter dans un Sax Supreme du tonnerre : au piano, le prometteur Lawrence Fields, diplômé de Berklee et membre du quintet de Joe Lovano et Dave Douglas présent au festival de Gand en 2012; à la contrebasse, le vétéran Cecil Mc Bee qui a joué avec la crème des saxophonistes, soit Sam Rivers, Wayne Shorter ou Pharoah Sanders mais aussi avec Elvin Jones; à la batterie, le bouillant Jonathan Blake, membre du Mingus Big band, qui a enregistré avec Tom Harrell, Jack Walrath ou Oliver Blake et a enregistré en trio avec Chris Potter et Ben Street : un drive inflexible. L’occasion de célébrer le 50e anniversaire de “A Love Supreme” de Coltrane, dont le quintet interprète, avec fougue, Acknowledgement (le premier mouvement de la suite que John Coltrane joua, en seconde prise, avec Archie Shepp, plage qui figure sur la réédition du mythique album mais pas sur le LP d’origine). Une vraie sax battle d’enfer, l’un enchaînant sur les envolées de l’autre. Pas de référence à la période de la fin des années 1960, notamment avec Pharoah Sanders (pour cela, rendez-vous avec le duo Jeroen van Herzeele et Giovanni Barcela), mais plutôt celle du milieu des années 1960 (“A love Supreme”, “Crescent”) mais avec un détour vers un grand classique plus apaisé, I Want To Talk About You de Billy Ekstine que l’on pouvait découvrir, entre autres, sur les albums “Live at Birdland” ou The European Tour”. Standing ovation largement méritée, ponctuée par un rappel : le Mr P.C., dédié à Paul Chambers qui figure notamment sur l’album “The European Tour”. De grands moments.
Au Club Stage, quatre belles performances de Jeroen van Herzeele : une vraie musique de transe qui n’est pas sans rappeler aussi l’univers de Trane, celui flamboyant des derniers albums. D’abord en duo avec Giovanni Barcella, un batteur phénoménal (album “Sessions 2009” chez El Negocito), avec Fabian Fiorini, un vrai déluge de notes (album “Da Mo” chez Werf, avec Jean-Jacques Avenel à la contrebasse et Barcella à la batterie), en trio avec Gratitude (album “Alive’ qui vient de sortir sur le label El Negocito) puis en quintet avec tout le monde : des moments flamboyants.
Mais une parenthèse : dans les festivals belges, l’heure est visiblement au “revival”. Au Gaume, on revisite Pink Floyd (Philippe Laloy) et Janis Joplin (Tortiller). A Anvers, on célèbre Coltrane avec Lovano et Potter, Fats Waller avec Jason Moran, Ray Charles avec Eric Legnini, Armstrong avec Dr John. Côté européen, on réinvite Texier-Romano-Sclavis comme si chacun des trois n’avait pas de nouvelle actualité, à croire que la scène européenne d’aujourd’hui n’existe plus. Et, à titre d’exemple, l’Orchestre National de Jazz d’Olivier Benoît ou le Megaoctet d’Andy Emler qui va sortir un nouvel album avec Laurent Blondiau ? Le public actuel n’est-il sensible qu’aux sirènes du passé ?
Claude Loxhay
Jazz Middelheim 2015 : cinq étoiles.
Deux jours, ce n’est qu’un demi-aperçu d’un festival magnitude 8 sur l’échelle du jazz. Trop bref résumé, mais qui toutefois en dit déjà pas mal sur les passionnantes vibrations perçues par nos oreilles conquises.
Le vendredi 14 août, parlons d’abord de bouchons. Ceux qu’on éviterait bien sur la route menant à Anvers : interminable attente sur le ring de Bruxelles branché sur Radio Klara qui diffuse le concert d’un étrange trio, celui de Jason Moran (musicien en résidence du festival) avec le trompettiste Ron Miles et la guitariste Mary Holverson. Une musique apparemment très écrite, parfois, voire souvent complexe, bref le genre de musique qu’il est difficile de partager sur la bande de droite entre deux camions. Les autres bouchons sont ceux dont on se passe avec plaisir dans la grande tente du Park Den Brandt : la sono y est spectaculairement excellente et, placé au milieu de chapiteau, on ne perd ni une pincée de corde ni un glissando des solos du vénérable Cecil McBee à la contrebasse, ni le moindre effleurement de clavier par Lawrence Fields, et au même moment, on n’est jamais écrasé par les frappes justes, énergiques et subtiles de Jonathan Blake à la batterie ( dont la disposition des fûts et des cymbales sur le même plan attire l’attention).
Que dire aussi de la puissance de Joe Lovano et Chris Potter sans aucune saturation, sans jamais masquer le jeu des partenaires. Tout ceci participe au plaisir de la musique et quelle musique : « Sax Supreme » s’est formé autour de deux des saxophonistes les plus enthousiasmants de ces dernières décennies pour célébrer la musique de John Coltrane et plus précisément les cinquante ans d’une de ses œuvres majeures « A Love Supreme ». Le programme tourne essentiellement autour de ce chef d’œuvre avec un fabuleux « Acknowledgement »; les deux tenors se livrent par moment à une véritable « sax battle » comme on n’en entend plus, des échanges d’une invention incroyable, d’une virtuosité vertigineuse.
Cecil McBee joue comme dans ses meilleurs moments, et les deux « jeunots » (on avait l’impression d’avoir cinq générations de musiciens sur la même scène) nous éblouissent : Lawrence Fields qu’on avait déjà vu au Gent Jazz 2012 aux côtés du même Lovano et de Dave Douglas, a pris une étoffe étonnante, délivrant des solos qui démarrent comme une recherche tâtonnante et se terminent en feu d’artifice, Jonathan Blake donne la pulsion et les couleurs à chaque pièce et s’envole dans quelques solos d’une grande rigueur. Les classiques coltraniens « I Wanna Talk About You » (avec une coda comme John Coltrane jouait souvent sur ce thème) et « Mr PC » terminent un concert d’enfer. LE concert du Middelheim 2015 ? Non ! Peut-être bien LE concert de l’année 2015 !
C’était la soirée des sax-tenors, puisque le concert précédent nous avait donné le grand plaisir de retrouvailles avec l’« Attica Blues Orchestra » d’Archie Shepp qu’on avait découvert à « Jazz à Liège » en 2014. Cette fois, pas de quatuor à cordes, et quelques changements dans la formation : pas de Claudine Amina Myers cette fois, ni de Reggie Washington à la basse (mais bien Daryl Hall), aussi la présence de Cecil McLorin Salvant aux côtés de Marion Rampal. Petite tournant aussi dans la ligne des souffleurs français, le big band fonctionnant avec un personnel élargi qui varie d’un concert à l’autre. Était-ce la rigueur imposée par un quatuor à cordes ou la multiplication des concerts, mais la prestation anversoise m’est apparue plus « libre » que la liégeoise, ce qui pouvait provoquer quelques (petites) hésitations de ci-de là, parfaitement intégrées à l’esprit de la musique d’Archie Shepp, par ailleurs fantastique chanteur sur les pièces blues. Soirée « ténors » à laquelle s’associait un de nos maîtres belges en la personne de Jeroen Van Herzeele à la tête de son « Gratitude Trio » ( Alfred Vilayleck à la basse électrique et Louis Favre aux drums), bien dans l’esprit de la soirée, c’est-à-dire coltranien à souhait, vigoureux, vindicatif, inventif dans une formation parfaitement au point et dont le cédé est paru sur le label El Negocito records.
Dernier jour du festival, le dimanche 16. Un horaire inédit, mais bien pratique : début des concerts à 12h30 et le dernier démarre à 18h30 ! A l’heure du lunch, Jason Moran revient pour une dernière fois sur la scène anversoise pour un nouveau trio : le pianiste, Bill Frisell et Alicia Hall Moran n’en sont pas à leur première prestation commune et on le sent d’entrée de jeu. Le répertoire unit les trois complices : le gospel « Sometimes I Feel Like A Motherless Child », le traditional « Shenandoah » ou Gershwin avec « My Man’s Gone » mettent en évidence la magnifique voix de l’épouse de Jason Moran alors que le pianiste et le guitariste « tricotent » librement derrière la cantatrice, un concert captivant de bout en bout. Avec Steve Kuhn, on partait à la rencontre d’un des premiers pianistes de John Coltrane. Entouré de Steve Swallow et d’un Joey Baron particulièrement en forme et d’humeur festive, le pianiste débute sur deux ou trois pièces lentes (« My Shining Hours », « Adagio » de l’album ECM « Wisteria ») avant de déployer une énergie progressive sur « Emily » de Johnny Mandell, un thème fétiche de Bill Evans, que Kuhn développe de façon très originale. « Trance » (une pièce plus ancienne du leader) et « Ocean In The Sky » clôturent un concert tout en finesse, sublimé par un Baron des grands jours.
Cette année était aussi l’occasion de fêter le vingtième anniversaire du premier volet de « Carnet de Route », le parcours du trio « Romano – Sclavis – Texier » auquel manquait pour ce concert la présence de Guy Le Querrec. Groupe emblématique du jazz français, le trio a repris les thèmes-fétiches de leurs albums avec une prédilection pour « African Flashback » : « Berbère », « Afrikan Politik 69 » enchaîné par « Surreal Politik », un costaud « Look The Lobis » avec une performance en respiration circulaire de Louis Sclavis impressionnante sont les moments forts d’un concert inspiré et sincère, loin de la routine qu’on pourrait craindre après vingt de pratique commune : il suffisait de voir le sourire d’Aldo Romano et d’entendre l’interview de Louis Sclavis pour Radio Klara pour se rendre à l’évidence : ces trois-là se sont bien plu au Middelheim. Et puis terminer en rappel par « Viso di Donna » aura fait craquer les derniers (mais y en avait-il ?) sceptiques.
Clôturer le festival avec le trio de Bill Frisell, c’était partir sur des chemins du jazz peu conventionnels, le guitariste se plaisant ces dernières années à revisiter le répertoire de l’ « American Songbook » plutôt rock que jazz. En dehors d’un délicat « Laura » (de David Raskin pour le film d’Otto Preminger), on croisait les « Kinks », les « Beach Boys », Johnny Cash, un blues original (« Blues For Los Angeles » de Frisell ?), mais aussi « Apache » des Shadows… De quoi secouer le public plus traditionnel, mais aussi de ravir ceux qui collés à leur chaise, n’ont pas raté une note des trente-cinq premières enchaînées d’une traite par le trio. Près de cent minutes de plaisir par un des « guitar heroes » du jazz moderne, un régal.
Avec ses quelque 16.000 spectateurs, l’édition 2015 se voit en légère baisse de fréquentation, mais en tout cas pas en baisse d’inspiration : sur les six concerts vus cette année, tous méritaient le détour, tant par leur diversité que par leur qualité. Les bruits de couloir font craindre pour l’avenir du festival… ça ne peut être qu’une mauvaise blague…
Jean-Pierre Goffin