Flagey, première de “Secrets” !
(c) Koen Bross
Le trio Michel Massot – Tuur Florizoone – Marine Horbaczwski est, par essence, une formation hors du commun: les trombone et tubas de Michel représentatifs d’un jazz libertaire, l’accordéon de Tuur avec ses accents folks mélancoliques et le violoncelle de Marine très ancré dans la tradition classique distillent une subtile alchimie sonore qui vous emmène dans des “balades éphémères” (titre de leur deuxième album), hors des sentiers battus et au travers de compositions originales entièrement dévolues à cette triade : “Nous ne composons pas pour chaque instrument en particulier, mais pour le groupe dans son ensemble” (Florizoone).
Vendredi 25 septembre, qu’allait engendrer la rencontre avec la voix soprano de Claron Mc Fadden, aussi à l’aise dans le répertoire baroque (Rameau, Mozart) qu’en musique contemporaine (“Pierrot lunaire” de Schönberg). Diplômée de l’Eastman School of Music de Rochester (Etat de New York) en 1984, elle s’est ensuite établie aux Pays-Bas et, dès 1985, a été l’interprète de “L’Eroe cinese”, l’opéra de Johann Adolph Hasse, compositeur du XVIIIe, pour poursuivre avec des œuvres de Rameau mais aussi “Shell Skock”, un opéra sur un livret de Nick Cave. Les choix de Claron Mc Fadden font preuve d’un éclectisme parfaitement assumé. A ce titre, elle avait déjà rencontré plusieurs de nos compatriotes: Kris Defoort pour son opéra “The Woman Who Walked Into Doors”, Alain Platel pour son spectacle de danse contemporaine “Pitié” sur une musique de Fabrizio Cassol et pour “VSPRS” avec Aka Moon ou Fabrizio Cassol pour son album “Strange Fruit”. Avant tout préoccupée par l’émotion, Claron se dit autant admiratrice de Maria Callas que de Sarah Vaughan, ce qu’elle avait illustré, en compagnie de l’Artvark Saxophone Quartet, dans son projet “Sly Meets Callas” présenté notamment au festival Jazz Brugge de 2012.
Qui le trio Massot – Florizoone – Horbaczewski allait-il inviter : la soprano classique ou la chanteuse éprise de jazz ? Et si on inversait les termes : la soprano Claron Mc Fadden invite le trio Massot – Florizoone – Horbaczewski ? Dans l’écrin du studio1 de Flagey (une salle comble, portée à plus ou moins 250 places grâce à l’ajout de deux rangées de chaises), c’est elle qui présente les musiciens et annonce le thème central de ce nouveau projet : les secrets. “Secrets” est un spectacle de théâtre musical, entièrement basé sur les secrets, des anecdotes et pensées confiées anonymement par des gens ordinaires comme vous et moi. “Qu’est-ce qu’un secret ? Pourquoi en avons-nous besoin ? Pourquoi ne peut-on les garder ? Qu’adviendrait-il si des individus nous donnaient la permission de donner la parole à leurs histoires les plus personnelles? ” (Claron). Quelque 130 “secrets” ont ainsi été récoltés, au travers de “boîtes à secrets” déposées en Belgique comme aux Pays-Bas, de récits recueillis par des confidents et grâce à un site internet sécurisé.
(c) Koen Broos
“Des premiers baisers aux sentiments de culpabilité, de perte et de colère… Ce sont des histoires aussi individuelles qu’universelles ” (Claron). Vont ainsi se succéder, en anglais, néerlandais ou français, plus de cent secrets grands ou petits, anecdotiques ou intimes, mais toujours empreints d’une réelle dimension humaine qui transcende une expérience purement personnelle : la vie, l’amour, la mort. Des secrets récités, sussurés, chantés, psalmodiés, mêlés de rires ou de vocalises qui se marient parfaitement au chant de l’accordéon, du violoncelle, du trombone (avec ou sans sourdine) et de l’éléphantesque sousaphone. Des souvenirs émus (souvenirs d’échange de baisers entre filles, de baignades dans le lac Kivu), des tranches de vie au cours desquelles l’ironie du sort se mêle au tragique (comme l’histoire de cette dame qui, jusqu’à 69 ans, a consacré sa vie à sa mère, s’est mariée à 70 ans mais dont l’époux meurt un mois après le mariage). Des souvenirs croustillants comme ceux de cette ouvreuse de cinéma à Bruxelles et de ses “habitués” qui viennent pour elle plutôt que pour le film, avec bonbons ou champagne à l’appui. Des souvenirs cocasses comme celui de cette dame ravie d’être restée bloquée dans un ascenseur à Séville, pendant près de deux heures… oui, mais en présence de Julio Iglesias ! Des récits empreints de folie ordinaire : “J’entends des voix dans ma tête”, “Après ma mort, je voudrais être réincarnée en oiseau“.
(c) Koen Broos
“Chaque secret a un rythme spécifique et sa propre musicalité” (Claron) : ce qu’ont parfaitement compris Michel, Tuur et Marine qui signent la musique. “L’instrumental, en plus de la voix de Claron, est suffisamment particulier pour pouvoir s’aventurer dans des arrangement stylistiquement étranges. Est-ce que tout a été composé? Bien sûr que non. Parfois, nous improvisons sans composition, parfois nous n’improvisons pas, on interprète la musique” (Tuur). Typique de ce mélange entre écriture et improvisation, cette séquence qui tourne autour de trois phrases d’inspiration hybride : “I’m more intelligent than my wife. I could strangle my mother in law. I’ve never had an orgasm in my entire life“. Trois phrases répétées à l’infini, sur un rythme de plus en plus rapide, une performance vocale qui débouche sur une succession de syllabes “scattées” en parfaite osmose avec la musique qui s’emballe au travers d’improbables improvisations. Ce 25 septembre, le public de Flagey assistait à une première mondiale : le projet va sûrement évoluer. Les textes sont parfaitement interchangeables, leur enchaînement peut être modifié pour changer le rythme du spectacle.
Musicalement, le mariage entre la voix de soprano de Claron Mc Fadden et l’alchimie sonore du trio est parfaitement réussi. Visuellement, ce “spectacle musical” auquel ont collaboré un scénographe et un responsable du décor et des lumières, pêche par un certain statisme, si on le compare au projet “Sly Meets Callas”. Sur scène, les quatre saxophonistes de l’Artvark, en formule purement acoustique, étaient constamment en mouvement, ils changeaient de place en fonction des alliances de sons recherchées, Claron Mc Fadden elle-même se déplaçait pour se rapprocher de l’un puis de l’autre dans un dialogue intime.
(c) Koen Broos
A l’inverse, devant le décor conçu par Peter Quasters – une sorte de palissade surmontée de verrières sur lesquelles sont projetés images et fragments de textes -, les quatre protagonistes de “Secrets” restent quelque peu figés derrière leur partition ou leur micro sur pied, à l’exception de Michel qui ne peut s’empêcher de “danser” sa musique. Bien sûr, on voit mal Martine se déplacer le violoncelle à la main et Claron reste fatalement prisonnière de ses partitions où sont inscrits des textes épars et difficilement mémorisables. Cette impression est peut-être très subjective, induite par l’impression de mouvements laissée par “Sly Meets Callas”. Dans tous les cas, le public de Flagey a été parfaitement conquis et a obtenu, grâce à ses salves d’applaudissements, un rappel révélateur de la faculté d’improvisation de ces quatre confidents de “secrets”.
Claude Loxhay