Toine Thys, DERvISH sur Senne
Toine Thys, DERvISH sur Senne
propos recueillis par Lucien Midavaine
Pour le premier concert de sa saison 2015-2016, le Cercle de Jazz de l’Université libre de Bruxelles a proposé à Toine Thys de venir présenter son projet électro-jazz DERvISH sur le campus de l’université ! Le groupe a enregistré un EP sorti en décembre 2014 et se retrouvera en studio le mois prochain pour enregistrer un premier album. Mais pour l’instant, le musicien part en Corée du Sud pour rencontrer des percussionnistes de musique traditionnelle qui vont accompagner son trio (avec Arno Krijger et Antoine Pierre). À deux jours de son départ, nous l’avons rencontré chez lui. À cette occasion, il nous parle de DERvISH, de saxophone électronique et de son engagement pour la culture en Belgique.
DERvISH est ton dernier projet en date ?
Oui, j’ai toujours au moins deux projets en parallèle, pour un peu assouvir mes différents appétits. Donc, j’ai mon projet jazz avec le trio qui continue et qui tourne bien. À côté de ça, j’essaye de développer une musique différente, qui prend plus de temps parce que c’est assez nouveau pour moi.
Comment en es-tu arrivé à cette formule de DERvISH ?
L’idée de départ c’est que ça fait dix ans que je cherche comment électrifier mon saxophone. La majeure partie du temps, je fais du sax acoustique. Je fais ça toute la journée et je ferai ça toute ma vie, mais parfois j’ai envie de transformer le son pour faire d’autres musiques. Par exemple, j’ai envie de jouer de l’électro mais je n’entends pas nécessairement du sax sur de l’électro; ou alors pendant dix minutes sur les soixante minutes d’un l’album. Je trouve ça très bien, il n’en faut pas plus. Mon idée est donc de passer le son du sax – avec un système assez complexe de micros – dans une série d’effets qui permettent de vraiment transformer le son. En fait, j’essaye de transformer mon son en une sorte de son de clavier, de synthétiseur, mais que je maitrise au saxophone.
C’est une idée qui vient de toi ou de la rencontre avec les autres musiciens ?
Je suis très ami avec Patrick Dorcean, qui est pour moi un des meilleurs batteurs qu’on ait en Belgique, de loin. On a donc monté ensemble un projet qui donne une belle place aux effets électroniques, et basé sur le groove. On écoute ensemble beaucoup d’électro, on s’échange des disques… Puis est arrivé Dries Laheye, un bassiste flamand qui est vraiment un des chefs de file de tout le renouveau de la scène jazz en Belgique, et en Flandre surtout. Il fait partie du groupe Stuff qui tourne énormément. C’est vraiment une musique qui est à la croisée entre électro, dance et jazz, dans le sens où il y a de l’improvisation. Ces musiciens-là sont vraiment en train d’investir une nouvelle musique. Il y a un nouveau public qui se créé. Dries est vraiment une inspiration pour nous; chaque fois qu’on le voit, il nous donne au moins dix disques à écouter. Ça fait une bonne source de nouvelles infos fraiches qu’on intègre dans DERvISH. Il y a aussi un nouveau venu, aux claviers, depuis deux mois : Niels Broos. C’est un néerlandais avec un parcours atypique. Il a fait des études de jazz au conservatoire avec une aisance effrayante, et maintenant il a complétement quitté cet univers-là. Il est dans des groupes de groove, d’électro, pop et jazz; vraiment les têtes chercheuses du jazz. Il manipule les nouveaux éléments MIDI (Musical Instrument Digital Interface, ndlr) et l’électronique pour reproduire de vieux sons. À l’inverse, il joue aussi de vieux claviers pour en donner une couleur électro. Je pense que c’est l’élément qui nous manquait pour vraiment aboutir à un bel OVNI.
À propos des influences que vous citez (Boards of Canada, Flying Lotus, Amon Tobin, Dorian Concept), il y a une différence notable avec votre travail car tous ces musiciens travaillent presque exclusivement derrière un ordinateur, sans aucun « véritable » instrument…
Je pense que l’idée c’est de prendre les sources qui nous parlent, de s’en inspirer, puis de prendre une certaine liberté. Nous, on est des instrumentistes tous les quatre. Mais je pense que ça fait bien dix ou quinze ans que des musiciens essayent de reproduire ce qui se fait avec des machines avec des instruments traditionnels. Ou de l’intégrer du moins. L’un des premiers à avoir fait ça je pense que c’était Squarepusher, un bassiste londonien qui faisait de la musique en utilisant des machines et en jouant de la basse par-dessus. C’était les débuts du drum and bass. Après on a eu toute une vague de batteurs qui ont commencé à jouer extrêmement vite les rythmes qui étaient en fait créés par ordinateur. Mais le disque nous permet – avec tous les techniciens et les DJ qu’on a autour de nous – de prendre les pistes qu’on enregistre en studio et de retravailler en machine. Sur l’EP il y a pas mal de travail de post-production. Il y a des sons de batterie que Patrick a joués et qu’on a remplacés par des sons électros. C’est un mélange vraiment hybride qu’on n’entend pas nécessairement, mais quand on écoute bien, au casque, ça ajoute vraiment quelque chose. Cependant, on utilise parfois aussi des machines en concert. Patrick est un expert là-dedans. On a passé des journées entières à écouter à deux, au casque, pour trouver des sons, trouver des idées… En concert, il utilise aussi un drumpad avec des sons préenregistrés avec sa batterie et on a des machines qui tournent pour ajouter des sons ou des couches préenregistrées.
DERvISH est aussi dans une ambiance vraiment différente de la musique de ton trio…
Probablement que l’univers de la musique électro est souvent plus sombre. En tout cas les influences qu’on a citées, auxquelles on pourrait ajouter Thom Yorke et Radiohead, qui est devenu très électro avec les années. C’est magnifique mais c’est aussi plus sombre… Maintenant, je trouve que tout n’est pas sombre dans la musique de DERvISH, mais c’est certainement un univers globalement plus sombre, plus tendu… Après que ça soit joyeux ou pas… Je suis une personnalité assez joyeuse, mais même dans la musique de “Grizzly” (dernier album du Toine Thys Trio, ndlr) il y a toujours les deux côtés qui sont présents : il y a quelque chose d’euphorique dans certains morceaux mais il y a d’autres morceaux avec quelque chose de sous-jacent… Donc, plusieurs niveaux de lecture à la musique. Parfois il y a une certaine profondeur qui est latente, même si, en apparence, c’est très festif….
Pour ce projet, tu joues également de l’EWI ou d’autres saxophones ?
Non, je ne joue pas d’EWI. Ça pourrait être une belle solution, mais l’EWI c’est un véritable instrument et pour ce projet je préfère le sax car il y a encore cette inflexion, cette maitrise du souffle. En plus, pour l’instant, je tourne beaucoup et je n’ai pas le temps d’apprendre un nouvel instrument, comme l’EWI. En ce moment, dans mes différents projets, je joue surtout du saxophone ténor, du saxophone soprano et de la clarinette basse. On pourrait rajouter un quatrième instrument qui est le saxophone ténor avec effets. C’est vraiment un instrument en soit, qui demande du travail. C’est un grand investissement technique : il y a quinze mètres de câbles, soixante connexions, plein de pédales, de combinaisons… Donc, dans DERvISH, je viens avec un saxophone et quarante kilos de matériel. Il y a un collègue saxophoniste en France qui utilise beaucoup les effets qui s’appelle Guillaume Perret. C’est vraiment unique ce qu’il fait mais complétement dans une autre esthétique. C’est plutôt un mélange de jazz, de musique celtique et de rock metal. C’est lui qui m’a renseigné le système que j’utilise mais le résultat final est vraiment différent.
J’ai l’impression que c’est quelque chose qu’on voit de plus en plus souvent; les effets sur un saxophone…
Il y a pas mal de musiciens – saxophonistes ou trompettistes – qui utilisent deux trois pédales, pour donner une couleur. J’ai fait ça pas mal et on peut l’intégrer dans un groupe éventuellement normal. Mais ce que je fais (avec DERvISH, ndlr), je pense que c’est vraiment extrême. On n’entend jamais le vrai son du sax. Il y a toute une série de couleurs différentes qui font que c’est vraiment un nouvel instrument.
En plus de tes projets musicaux, tu es particulièrement impliqué dans la promotion et la défense de la culture en Belgique. Ces derniers temps, on a l’impression d’assister à un recul de l’intérêt de l’État dans la culture, qui se traduit notamment financièrement… Quelle est ton impression à ce sujet ?
C’est dramatique quelque part… En même temps, c’est notre monde qui évolue très vite. On peut imaginer que certaines institutions ne peuvent plus continuer à exister comme elles ont existé pendant cinquante ans. Elles doivent complétement changer leur stratégie, redéfinir leur public cible. Donc, il faut continuer à évoluer. Ce qui m’inquiète plus – et le manque d’engagement de l’État pour la culture en est peut-être la traduction – ce sont les réactions de certaines personnes, voire la haine de certaines personnes. Parfois, j’ai l’impression que beaucoup de gens ont l’impression d’avoir été exclu d’une certaine culture, par exemple la culture de l’opéra, de la musique classique ou du jazz. Ils se sentent avoir été exclu, ou ils ont été manipulé pour penser ça, je pense qu’il y a ça aussi. Aujourd’hui, je sens une espèce de haine. Il suffit de voir quand on annonce des coupes budgétaires. En France, cette année, ils ont coupé les subventions de cent festivals de jazz, sur sept-cent ou huit-cent, je pense. J’ai déjà vu des annonces sur le net avec plein de commentaires qui disaient que c’est une bonne chose, que c’est quelque chose qui ne rapporte pas d’argent, que c’est une musique destinée uniquement à une certaine élite. Il n’y a pas que des commentaires comme ça, mais ces gens qui osent s’exprimer sur un forum public d’une telle manière, ça m’inquiète; ces gens qui voient la culture comme un ennemi. Et eux, au contraire vont revendiquer une culture de masse, une musique formatée, construite et étudiée pour viser des segments de marchés. Quelque chose d’un peu triste et parfois de vraiment mauvaise qualité. Mais j’ai toujours la foi. Je pense que dans tous les changements, il y a de bonnes choses, mais il faut être vigilant…
Cela fait combien de temps que tu es impliqué, notamment avec FACIR (Fédération des Auteurs Compositeurs et Interprètes Réunis) ?
J’ai fait plusieurs choses avant FACIR. Il y a quelques années je prenais la parole aux assemblées générales de la SABAM en criant… Je suis un peu un tribun, j’aime bien prendre la parole pour dénoncer des choses que je trouve vraiment malhonnêtes. Là, c’était à propos de choses qui visaient les petits ayants-droits, ceux qui rapportent et gagnent peu d’argent, comparé aux gros producteurs de musique pop. Après je me suis occupé des Lundis D’Hortense. Maintenant, je m’occupe plus de FACIR. Ça me correspond mieux. Je trouve que c’est une équipe super et une vraie liberté de parole. On peut vraiment dire clairement ce que l’on pense, aller trouver les institutions, prendre la parole en public ou dans les médias en dénonçant les dysfonctionnements, parfois majeurs, par rapport à la culture. Donc ça fait quatre ans que je suis impliqué dans FACIR. Ce qu’on pointe aussi, c’est un désintérêt particulier en Belgique pour ce qui vient de Belgique. En Belgique francophone, il y a une ombre de suspicion qui plane sur toute production venant de Belgique. Il faut vraiment qu’on soit célébré et reconnu à l’étranger pour qu’on nous prenne au sérieux ici. Je pense que c’est vraiment une erreur parce que justement les étrangers, notamment les français, ont beaucoup de respect et d’intérêt pour tout ce qui se passe en Belgique et, en fait, plus que les Belges eux-mêmes.
Comment expliques-tu ce désintérêt ?
Déjà, c’est quelque chose d’assez francophone. Les flamands n’ont pas du tout la même réaction, ils sont plus prompts à apprécier et à mettre en valeur ce qui vient de chez eux. Parfois, c’est un peu trop « pro-flamand » mais c’est une bonne chose que d’avoir de l’intérêt et de la fierté, entre autre pour ce qui vient de chez soi. Chez nous, il y a une espèce de manque de confiance, allié à une espèce d’autodérision. C’est un peu la face cachée de l’autodérision qu’on trouve tellement sympathique et qui peut être une force. Savoir rire de soi est vraiment une grande force. Mais après, il faut savoir se prendre au sérieux et je pense que ça manque. Ça vient extrêmement fort des médias : il y a un échec total des médias du service public qui manquent complément dans leur rôle de découvreurs de talents et de mise en valeur des talents belges. Dans les programmations de radio et de TV, on est pratiquement inexistant et lorsque que l’on passe on est souvent regardé avec condescendance. C’est un discours que rejoignent tous les opérateurs culturels. La RTBF ne contribue que vraiment trop peu au développement de toute l’industrie et de toute la créativité de chez nous. Donc, on essaye tous de s’exporter, pour trouver à l’étranger ce qu’on ne trouve pas en Belgique. Je pense que ce n’est pas une mauvaise idée dans l’absolu mais on est tous réduit à une espèce d’économie de survie. Qui induit parfois beaucoup de créativité mais à un moment, pour passer à l’étape d’après; atteindre un large public et arriver à une bonne qualité de production, il y a un manque de moyens… En fait, il y a une chaîne ; si un artiste est diffusé en radio, les gens vont le connaitre, acheter sa musique et venir le voir en concert. Donc, ça va générer de la vente de billets, le fonctionnement des salles, les programmateurs, tout le travail des techniciens, tous le merchandising, la vente de tous les produits dérivés. Ça va aussi faire tourner les managers, les bookers, les agents, tout le monde de la presse et de la promotion. Ça va faire s’impliquer des producteurs, parce qu’ils ont une chance d’avoir un retour sur investissement. Enfin, ça va faire tourner les musiciens, et susciter toute une créativité. Donc, il y a tout un circuit qui peut être alimenté par une certaine visibilité. Lorsqu’on ne reçoit pas assez de visibilité par les médias du service public, toute cette grande machine de milliers d’emplois est grippée. Je pense que c’est là qu’on se trouve en ce moment.