Ivan Paduart : l’Enivrance mélodique
L’ « Enivrance » mélodique d’Ivan Paduart.
Sortie d’un nouvel album en trio, « Enivrance », et une vingtaine de dates de concerts ( dans diverses configurations) d’ici la fin de l’année. Impossible de passer à côté de l’actualité musicale du pianiste. Une rencontre s’imposait donc.
Richard Galliano, Didier Lockwood, Tom Harrell, Rick Margitza, Manu Katché, Bert Joris, Toon Roos,… A côté de ces multiples collaborations, tu reviens toujours à la formule en trio.
C’est ma formule de prédilection que j’additionne de temps à autres d’un soliste comme Rick Margitza, Toon Roos, Bert Joris, Olivier Ker Ourio, Denise King,… Le trio ce sont des musiciens de haut vol avec qui j’ai depuis des années une longue complicité, c’est la première raison. On se sent très bien, on a une interaction très fluide, ça va très très vite, ça ne veut pas dire qu’on joue vite, mais que le signal envoyé entre musiciens crée une osmose qui est jubilatoire, d’autant qu’avec ces deux musiciens, je pense qu’on a atteint une alchimie qui fonctionne bien. La deuxième raison, c’est que la formule du trio me donne plus de latitude, je suis le capitaine du bateau, j’adore prendre la barre ; quand on accompagne un soliste ce n’est pas tout à fait pareil, c’est génial, c’est magique, bien sûr, mais on est tenu par certaines contingences et je ne suis pas tout à fait maître de la situation.
Une formule en trio avec deux musiciens qui sont aussi devenus des fidèles.
Philippe Aerts a un son très chaud, très plein. De façon subliminale, il complète le son et il a un timing extraordinaire, il n’en fait jamais trop : chez certains bassistes, on sent la nervosité, ils n’ont pas la sérénité , l’aisance de Philippe… Quant à Hans van Oosterhout, c’est un batteur fluide, polyvalent, et je pense que ses incursions dans la musique pop ont nourri son langage – il a accompagné Vaya Con Dios, Viktor Lazslo – et le fait d’avoir joué binaire nourrit davantage son vocabulaire, il est très efficace. Un batteur qui n’est que swingueur ou qui ne met que du groove ne m’intéresse pas, un batteur qui n’est que binaire ou que ternaire ne m’intéresse pas non plus, et lui il sait passer de l’un à l’autre, il est très volubile, c’est ce que j’aime.
Vous avez participé tous les trois à des projets de Galliano, un hasard ?
Ça vient d’un projet de 1991, il y a 24 ans. Philippe Baron m’avait fait le cadeau d’inviter quelqu’un pour un enregistrement , une captation au Botanique pour la RTBF, une époque où la radio avait encore de l’argent pour soutenir le jazz… J’ai alors invité Richard Galliano, qui était déjà connu mais qui n’avait pas encore la notoriété qui est la sienne aujourd’hui. Ça s’est fait très naturellement, on a donné des concerts, puis enregistré un album, puis deux, puis trois… A l’époque c’était déjà Philippe Aerts qui était à la contrebasse et Bruno Castellucci à la batterie. Puis Richard Galliano m’a renvoyé l’ascenseur et m’a invité plusieurs fois pour des projets en France, notamment pour promotionner en tournée un album qu’il avait fait avec Charlie Haden et Gonzalo Rubalcaba, puis aussi pour un projet de concert au Festival de Marciac avec Manu Katché et Richard Bona. On est resté en contact et il a pris Philippe dans beaucoup de ses projets, tout comme Hans.
Dans toutes tes compositions, il y a une priorité qui est de soigner la belle mélodie.
J’ai l’impression que la dimension de la musique parfois se perd dans la tendance démonstrative, à impressionner plus qu’à émouvoir. Ça ne doit pas être simpliste, mais la mélodie doit être quelque chose qu’on peut chanter chez soi, dans sa salle de bain. Si je résume, je dirais que la complexité ne doit pas être un but. Je crains que pour pas mal de jeunes musiciens ce soit un but de complexifier les choses, plutôt que d’être un moyen. J’ai envie de leur dire : écouter Bach, c’est le maître absolu de la mélodie. Ça peut faire hurler quand je dis ça, mais je peux trouver la musique de Bach assommante sur le plan rythmique, harmoniquement c’est très beau, mais les apports ultérieurs ont fait évoluer les choses. Le découpage mélodique est par contre extraordinaire, même trois siècles plus tard, Bach reste indétrônable, ce sont de véritables joyaux sur le plan mélodique. Jacques Loussier a fait toute sa carrière sur Bach, le compositeur classique chez qui on va le plus piocher dans les musiques non classiques, c’est Bach, une espèce de source intarissable. Un musicien qui doit se ressourcer sur le plan mélodique, c’est chez Bach qu’il doit chercher. Pour en revenir à la question : oui, c’est la mélodie qui est au centre de tout ; tu peux avoir les plus belles harmonies du monde, si il n’y a pas une mélodie qui tient la route, c’est raté.
Il y a un style propre à Ivan Paduart, tu pourrais le définir ?
Ce n’est pas facile de parler de soi. Il y a une influence inconsciente, c’est sûr, mais je pense que c’est l’auditeur qui est le mieux placé pour sentir les influences. Je peux dire quels sont les musiciens qui me touchent mais de là à dire qu’ils m’ont influencé… Je peux citer en vrac Bill Evans, Lyle Mays, Herbie Hancock, Kenny Kirkland, c’est pas compliqué, ce sont les incontournables… Ce que je pense, au niveau des compositions, c’est que le classique m’a plus inspiré. Je suis pétri de jazz, bien sûr, la grande jubilation du jazz c’est l’improvisation, mais les grands standards du jazz ils ne font jamais que 24 ou 30 mesures. En musique classique, on développe, il y a une deuxième voix, puis un contrepoint, une approche plus profonde, plus complexe de la mélodie et moi, j’y trouve plus d’inspiration : si j’écoute plus intensément les grands impressionniste, Franck, Debussy, Lekeu, il y plus de chance qu’après les avoir écoutés, j’aie envie de composer plus que si j’écoute Parker ou Lester Young pour lesquels j’ai une admiration immense. En jazz, on développe dans l’instant de l’improvisation, en classique c’est plus sur le papier…
Le tire de l’album, « Enivrance », est plutôt curieux…
Enivrance est un mot qui n’existe pas, mais j’ai sorti ce mot qui m’est venu tout seul.
Anour Brahem, lui, vient de sortir un album qui s’appelle « Souvenance »
Oui, c’est un mot qui évoque plus de la nostalgie… J’aime bien la nostalgie, mais ça ne fait pas fort avancer les choses… Je trouve « enivrance » plus positif… Enivrer est plus joli que soûler, enivrer est plus poétique, on peut enivrer avec une odeur, une musique, des mots…
«Paresse Infinie» m’a fait sourire car je n’ai jamais eu l’impression qu’Ivan Paduart était un inactif…
Les apparences sont trompeuses…. J’ai une ligne conduite qui consiste à sortir un album, voire deux, par an, j’essaie de m’y tenir, mais on vit dans une société où le rendement, le stress ambiant font qu’on fonctionne à l’antipode des Africains, et je me dis que parfois ça peut faire du bien de succomber à la paresse… On a tellement de contraintes, on n’a presque plus droit à la paresse.
Et « Lambertinade » ?
C’est très simple, ma copine s’appelle Isabelle Lambert !
Un autre musicien qui fait partie de ton univers c’est Quentin Dujardin.
On s’est rencontré il y a douze ans environ sur un projet avec Nicolas Fizman et Fred Malempré aux percussions. On n’est pas issu du même milieu musical, même si on a fait du classique tous les deux ; il a beaucoup écouté de musique du monde, les Gnawas, la musique malgache… Je suis aussi intéressé par le métissage. Le but était de catalyser nos genres respectifs pour les unir. On s’est retrouvé l’an passé, on a rejoué ensemble et on joue trois ou quatre fois par mois ensemble.
Et début novembre, vous êtes ensemble en studio avec de solides partenaires.
On a décidé d’enregistrer avec des musiciens qui ont une personnalité forte : Manu Katché a un groove que j’aime beaucoup, Richard Bona aussi et en plus il chante. Nous avons aussi décidé d’inviter deux solistes : Bert Joris avec qui j’ai déjà beaucoup joué et qui a une sonorité de trompette que j’aime, puis Olivier Ker Ourio un harmoniciste ; pour les harmonicistes, c’est très difficile de se départir du maître absolu qu’est Toots Thielemans et Olivier y arrive, il est réunionnais et il y a des rythmes composés qu’il a amalgamé qui sont très intéressants : tu cliques sur « Youtube » et tu trouveras son thème « Siroko », c’est très frais, ça sent les îles, il trouve une voie différente qui n’en fait pas un clône de Toots. Il y a trois compositions de Quentin et les autres sont de moi. Le mariage trompette- harmonica peut être dangereux avec leur registre très aigu, mais avec Bert Joris je suis sûr que ça se passera bien.
Avec son trio, en solo, en duo avec Olivier Collette ou Quentin Dujardin, dans les formations de Phil Abraham, Jan De Haas, avec Denise King, Toon Roos ou Greg Houben, toutes les dates de concerts d’Ivan Paduart se trouvent sur son site ivanpaduart.com/concerts
Propos recueillis par Jean-Pierre Goffin