Andy Emler Megaoctet, Présences d’Esprits
Andy Emler Megaoctet, Présences d’Esprits
Créée pour favoriser la rencontre entre les orchestres de plus de huit musiciens, l’association Grands Formats s’est imposée comme une agora revendicative et créative où se croisent les figures du jazz hexagonal pensé en collectif. Parmi elles, deux personnalités, Andy Emler et Jean-Rémy Guédon ont uni leurs forces le temps d’une création. Enregistré au fameux studio 105 de la Maison Ronde, Présences d’Esprits rassemble les neuf instrumentistes du MegaOctet et les huit d’Archimusic. Cette fusion, scellée par la plume d’Emler, a tous les attributs de la friandise.
S’y ajoute l’électron libre Elise Caron, parfait liant entre ces deux formations auxquelles elle a tant donné (elle a déjà croisé la route du MegaOctet, et occupait le cœur des Sade Songs d’Archimusic). Sa voix-instrument distille à foison humour et folie douce, entre babil d’origine incontrôlée et éclats burlesques. Ainsi, dans les deux parties d’« Un certain malaise », entre les échanges incessants des batteurs, du groove de David Pouradier-Duteil aux envolées coloristes d’Eric Echampard, Elise Caron souffle sur les braises d’un cénacle vociférant.
La disposition en miroir, de part et d’autre du pianiste, choisie pour les deux formations jointes par leurs rythmiques respectives, évoque une de ces séances houleuses du parlement britannique où une folie soudaine s’empare des esprits sans écorner leur flegme légendaire. On aurait pu redouter que cette infinie palette de timbres s’avère indigeste, à l’instar de ces crèmes chantilly sucrées qui vous alourdissent l’estomac dès le premier regard ; ce serait méconnaître le maître-queux, capable de transformer en mousseline la sauce la plus riche. Sur les cinq titres de l’album, un seul provient du répertoire du MegaOctet, le reste ayant été imaginé pour l’occasion afin d’amalgamer les forces en puissance. « Mirrors », un hommage à Zawinul (sur E Total), ne se contente pas ici de s’adjoindre Archimusic : Présences d’Esprits est une formation à part entière, qui compte dix-huit membres et possède son identité propre. Un axiome asséné dès « Le principe d’Archimeg » et sa formidable discussion entre les contrebassistes Claude Tchamitchian et Yves Rousseau. Ce subtil agencement des timbres joue à la fois sur l’échange permanent entre orchestres et sur une spatialisation aux dimensions mouvantes. C’est legroupe qui intéresse Emler, et sa conception de l’album tient du choix éditorial. Histoire d’exposer au mieux ce nuancier, les tentations individuelles qu’on percevait dans le concert de Radio France (organisé par Xavier Prévost dans son regretté « Jazz sur le Vif », rayé de la grille par la nouvelle direction de France Musique), sont gommées au profit du creuset. Emler s’y est lui-même fondu afin de laisser libre cours à la dynamique d’ensemble. Et l’auditeur se laisse aller à un enthousiasme gourmand face à cette densité fougueuse, dont chaque détail est admirablement rendu par le savoir-faire reconnu des techniciens de Radio France.
Subsiste un regret teinté d’inquiétude : qu’adviendra-t-il de ces concerts à la Maison de la Radio après la suppression, en juin, du Bureau du Jazz ? Présences d’esprits, ce bijou 18 carats proposé par l’orfèvre Emler et le label Signature n’en est que plus précieux. Reste à souhaiter qu’il ne reste pas dans l’histoire comme le dernier disque de jazz enregistré dans un studio d’une radio publique.
Franpi Barriaux