Antoine “Octave” Pierre

Antoine “Octave” Pierre

Antoine “Octave” Pierre :

Next.Ape, une planète pas nette.

Photos © France Paquay

Octaves de la Musique 2019 : le batteur et compositeur Antoine Pierre est le lauréat dans la catégorie jazz pour son projet URBEX, l’occasion pour Jazzaround de publier l’entretien réalisé par Yves “Joseph Boulier” T. au Reflektor, autour de Next.Ape, un autre projet d’Antoine Pierre, très around jazz !

Chez Antoine Pierre, l’éclectisme est naturel… Il en a besoin, il le vit. Il a donc ajouté une nouvelle corde à son arc, Next.Ape, dont on a pu admirer la consistance au Reflektor, à Liège, le 16 février 2019 dernier. En attendant l’album promis pour 2020, on a interrogé « le batteur qui monte » : angoisses légitimes sur fond de pensée et de sonorités futuristes.

Tu es né dans un milieu jazz… Tu n’as pas essayé de t’en échapper ?

J’ai toujours été bercé par la musique de jazz. Mon père est musicien (le guitariste Alain Pierre, dont on vient de publier l’album « Sitting In Some Café » chez Spinach Pie Records – NDLR), ma mère très mélomane… Je m’en suis un peu échappé à l’adolescence. J’écoutais du hip-hop, du métal. J’étais fan de groupes comme Slipknot ou Limp Bizkit dont j’aimais l’énergie. Le jazz demeurait néanmoins présent… Je continuais à écouter Pat Metheny, Keith Jarrett, … En fait, j’ai toujours écouté du jazz, mais beaucoup d’autres courants m’intéressent aussi !

Pourquoi la batterie ? Tu as démarré avec cet instrument ?

Non, ce n’était pas mon premier instrument. J’ai commencé par le saxophone. J’étais cependant fasciné par les batteurs, sans doute parce que j’écoutais du métal. Mais je n’en ai jamais joué… J’ai demandé à mes parents s’ils acceptaient que j’achète une batterie. J’ai eu leur accord (il sourit).

Ben WENDEL

On te largue sur une île déserte… Ton canoë chavire avant que tu puisses poser tes pieds sur la plage… Bref, tu peux sauver un seul des trois albums qui se trouvent à bord : « Toots Thielemans, Philip Catherine & Friends », « Worst Case Scenario » de dEUS ou « Kid A » de Radiohead ?

(sans hésiter) « Kid A », d’office ! J’adore sa production… Tu peux l’écouter sans arrêt, tu découvriras de nouvelles choses…

Une nouvelle preuve d’éclectisme… Est-il toujours naturel ? Peux-tu nous affirmer que tu ne dois jamais te forcer ?

C’est une question de tempérament… L’éclectisme correspond à ce que je suis… J’ai besoin de ça. Très franchement, j’aime tout ! Mon environnement musical est une grande plaine de jeux. J’aime intervenir en qualité de sideman. J’aime aussi avoir de l’espace et du temps pour mes projets personnels.

N’y a-t-il pas également l’obligation pour un jeune musicien de jazz d’aujourd’hui de multiplier les projets pour s’en sortir financièrement ?

Le marché a complètement changé… Je n’ai pas connu l’époque où l’on vendait des milliers d’albums dans les jours qui suivaient leurs sorties. On vend quelques exemplaires de notre EP à la fin des concerts… Essentiellement en vinyle d’ailleurs… Je fais déjà clairement partie d’une génération qui prône l’immatériel… J’ai obtenu mon premier lecteur MP3 à l’âge de onze ans… Je ne pense pas que mon éclectisme répond à un besoin économique… Non, c’est un ressenti. Bien sûr, je suis conscient que le fait de se trouver sur des plateformes d’écoute ne rapporte presque rien… Mais ça reste nécessaire.

Revenons à Next.Ape. Tu as composé toi-même les morceaux. L’as-tu fait en fonction des musiciens qui souhaitaient participer au projet ? Ou bien as-tu cherché les musiciens après avoir composé ?

J’avais un peu de temps entre deux projets… J’ai composé un morceau que j’ai enregistré sur une maquette. Ca sonnait très différent de ce que je fais d’habitude, mais j’aimais beaucoup le potentiel… C’est à partir de là que j’ai cherché les musiciens qui accepteraient de rentrer dans ce projet. Le premier que j’ai contacté, c’est Lorenzo (Di Maio, guitare – NDLR). Nous avons des goûts très similaires, comme des connexions entre nous… Je savais qu’il m’aiderait sur ce coup-là… Je souhaitais aussi m’adjoindre un claviériste capable de jouer les basses en même temps… Jérôme Klein est très bon sur cet exercice-là… En plus, il est aussi batteur. Il comprend parfaitement ce que je fais. Enfin, je souhaitais une voix pour qu’il y ait une vraie rupture avec ce que je fais habituellement… J’ai tout de suite pensé à Veronika (Harcsa, fabuleuse ! – NDLR) que j’avais rencontrée au Conservatoire de Bruxelles et dont j’admirais le travail.

Veronika HARCSA

Pour la tournée en Belgique, tu as invité Ben Wendel de Kneebody… Pour ajouter une touche électro ?

Pas nécessairement… Je l’ai rencontré à New-York, lors d’un concert de Kneebody. Je les trouve plutôt «rock», avec des effets électros… waouw !

Est-ce que les titres de l’album que vous publierez dans un an sont composés ?

Pas tout à fait. C’est en réflexion… J’avais envie de passer de suite à l’étape EP… L’expérience live que nous vivons en ce moment est importante… C’est un processus de jazz. On compose, on répète, on joue sur scène puis seulement on enregistre… En vérité, nous avançons très vite. Nous venons d’enregistrer deux titres en une journée. Nous sommes des musiciens de jazz qui jouons ponctuellement autre chose… Ca demande une autre approche de la production… et on adore ça ! (A ce moment-là, des sons électros proviennent de la salle où le reste du groupe prépare la balance pour le concert du soir… – NDLR). Notre ingénieur-son est très important (il rit). Il est très fort pour relayer l’énergie du « live » en studio et pour peaufiner un travail de production durant les concerts…

Cette fusion… Est-ce que Next.Ape fait partie du nouveau jazz ? Je pense au nouveau jazz anglais et même flamand… Quel est ton avis sur cette scène-là ?

La musique de Next.Ape s’inspire en partie du trip-hop dont j’adore les effets de transe, l’esthétique et les voix cristallines… Je pourrais bien sûr citer Massive Attack, Portishead… Mais aussi des gens comme Björk et bien entendu Radiohead… Mais pour mieux répondre à ta question, je ne sais pas si nous faisons partie de la nouvelle scène jazz… En vérité, je connais mal la scène anglaise… Ce que j’ai entendu ne m’a pas vraiment emballé… Mais je ne fais pas un procès de qualité… Question de goûts… Il y a Stuff., en Flandre… Ils ont une identité très forte. Pour moi, Next.Ape est un mélange de ce que j’aime dans la musique de jazz et dans d’autres styles, comme le rock. J’aime davantage la scène new-yorkaise, que j’ai côtoyée puisque j’y ai vécu. J’adore cette fusion que l’on y rencontre, entre le hip-hop et le jazz ! Je crois que j’aime davantage la scène rock anglaise que la scène américaine et inversement pour le jazz… Par contre, quand je voyage en Europe, en France, aux Pays-Bas, je rencontre des musiciens incroyables… On a vraiment une superbe génération qui arrive !

Next.Ape a un message à communiquer ?

Oui, c’est clair, si tu écoutes les paroles de A Robot Must qui ont été écrites par Veronika. Notre génération peut se poser beaucoup de questions par rapport à l’avenir… Dans pas si longtemps, que deviendra l’être humain ? Le « Next Ape » (le prochain singe – NDLR) ? Quelle forme prendra l’homme ? Je suis fasciné par le côté dystopique de la science-fiction… J’adore les séries « Utopia », « Black Mirror »… La première « Planète des singes » aussi, bien évidemment !

Tu n’es pas très optimiste…

Comment l’être ? Beaucoup de défis nous attendent : des défis politiques, de surpopulation, des défis climatiques, économiques… Je suis conscient que nous sommes des entertainers, mais c’est important aussi que l’on puisse véhiculer un message. Un film est très bon quand il te divertit et qu’il te pousse à te poser les bonnes questions. De façon insinuée… Mais il faut que les choses bougent… A tout prix !


Next.Ape, Next.Ape EP

Jouant à nouveau la carte de l’éclectisme, Antoine Pierre nous emmène cette fois aux confins du trip-hop et de la danse langoureuse. Le sujet est suffisamment grave (qu’adviendra-t-il des générations futures), pour ajouter une couche de spleen supplémentaire dans l’atmosphère. Alors « on danse » : des rythmes soutenus, des mélodies efficaces, des musiciens en phase… et une chanteuse débordante de générosité… Cinq titres qui font un bien fou au conduit auditif, qui vous remontent le moral exactement au bon moment. Vivement la suite !

Yves « Joseph Boulier » T.

 

 

P.S. :

Les pensées d’Antoine Pierre

(texte publié sur la page Facebook d’Antoine)

Retour sur une incroyable tournée de trois semaines avec Urbex. Ce fut une expérience unique pour des tonnes de raisons. Désolé d’avance pour ce post énorme, je veux juste partager cela ! Nous avons eu l’occasion de jouer notre répertoire 12 fois dans différents endroits, avec différentes acoustiques, des réglages différents; 3 pianistes dont les styles sont diamétralement opposés; des invités fantastiques ici et là; des lieux sold-out et d’autres moins occupés; c’était aussi notre première fois aux Pays-Bas !

À dessein, nous n’avons fait aucune setlist. Chaque nuit, de la première note à la dernière, nous avons simplement fermé nos yeux et ouvert nos âmes. Le but était de nous surprendre et de nous connecter les uns avec les autres, au point que le «mode shuffle» était le même pour tous! Pour apporter notre créativité dans des endroits que nous ne connaissons pas encore. Utiliser le matériel du répertoire pour dépasser nos habitudes. Nous sommes partis d’un endroit très sensible constitué de territoires inconnus pour prendre de plus en plus de risques. Prise de risque. PRENDRE LES RISQUES.

En 2015, j’ai profondément changé ma perception des performances en direct. Je vivais à New York depuis un peu moins de six mois et j’étais en Belgique pour une tournée. Je me souviens que tout à coup, j’ai décidé que TOUTES les performances que je ferais seraient jouées comme si chaque fois il s’agissait de la dernière. Je voulais être aussi concentré que possible et donner du sens à chaque note que je jouais. Je voulais faire ressortir mon moi intérieur à chaque concert.

Pour être absolument sincère à ce sujet. Je sais que ça sonne un peu comme «un artiste aux cheveux colorés, au foulard coloré et au vin blanc», mais c’est vraiment ce que j’ai ressenti. Cependant, un jour de cette tournée en 2015, quelque chose s’est passé. Au milieu d’un concert, je me suis soudainement sentie gêné et même effrayé par le public. Cela ne m’était JAMAIS arrivé auparavant. J’ai commencé à paniquer et je me suis senti malade comme f * ck! Pour les 20 prochains concerts qui ont suivi, j’ai eu la même peur dans le ventre à chaque fois que je montais sur la scène.

Je suis retourné à New York et, pendant une leçon avec mon incroyable professeur Dan Weiss, je lui ai parlé de cette expérience et de ma peur du public. Et ce qu’il a dit était très simple: «Eh bien, ils ne jouent pas, mais vous, vous jouez. Alors… “. En fait, il m’a fallu beaucoup de temps pour comprendre ! Je suis rentré en Belgique, j’ai sorti mon premier disque en tant que leader et j’ai commencé à faire une tournée avec ce groupe. Et à ce sentiment de «chaque concert comme le dernier» s’ajoute ce que j’appelle le trouble «veux-bien-faire-chef». Je suis sûr que beaucoup de mes collègues musiciens en font l’expérience !

À mon avis, ce désordre est ce que «l’industrie de la musique» demande tristement (s’il existe une «industrie de la musique»). C’est la dualité entre le désir d’être soi-même lors d’un concert et ce qui vous est demandé du côté des affaires. En d’autres termes :  pouvez-vous créer la musique exactement comme vous le souhaitez si vous voulez réussir dans «l’industrie de la musique» ? Cette pensée, qui à première vue semble être un dilemme, vous amène à prendre des décisions artistiques assez radicales. Dans une certaine mesure, cela peut être positif pour la musique. Par exemple, lorsque vous enregistrez un album, vous avez généralement beaucoup plus de musique que nécessaire et vous devez couper dans le matériau. C’est le petit post-it de «concision» qui est toujours sur votre front !

Cependant, cela peut aussi être très néfaste pour la créativité. Mon exemple est très simple : j’ai un line-up très intense dans mon groupe. Ce sont tous des musiciens incroyables et au début du groupe, je dois admettre que je ne leur fais pas assez confiance. Par conséquent, j’ai écrit BEAUCOUP de choses sur les partitions et les ai ainsi enfermés dans mon écriture. Tellement, que même en situation de concert, je voulais qu’ils s’en tiennent à cela, craignant une ouverture que le répertoire de l’époque aurait pu avoir. Je pensais que trop ouvrir la musique ferait perdre l’intérêt du public et rendrait la musique moins vendable.

J’ai donc vécu avec ce sentiment perpétuellement contradictoire de «tout donner sur le moment» et de «mais pas trop pour vous assurer de vendre des cédés »! C’est une mauvaise façon d’aborder la musique, vous ne pensez pas ? C’est comme si vous aimiez quelqu’un, mais pas trop, pour ne pas risquer de tomber trop haut. Quand j’analyse tout cela, je pense qu’il est fou de constater à quel point le côté économique de la musique peut nuire à l’aspect artistique des choses. ET! Je n’ai même pas mentionné les «problèmes stylistiques du jazz» que l’entreprise essaie d’affirmer… C’est un sujet connecté mais assez différent que je serais heureux de discuter mais ne le faisons pas maintenant.

Nous sommes donc en 2019.

J’ai décidé de prendre le risque de laisser tomber cette idée préconçue que j’avais de ce que l’on attendait de moi et de ce groupe. J’ai décidé de faire pleinement confiance à ma merveilleuse équipe de musiciens et à leur façon de jouer ma musique. Ce serait pour le meilleur ou pour le pire, mais par respect pour le public, nous avons décidé de donner toute l’intensité que nous avions à chaque concert. Eh bien, s’il ya une chose que je peux dire, c’est que la musique s’est améliorée comme jamais auparavant. Nuit après nuit, nous nous sommes littéralement embarqués dans un voyage et le public était définitivement de la partie. Bien sûr, tout le monde n’a pas aimé ça ! Ce n’est pas le propos. Mais nous avons été honnêtes à ce sujet et je peux vous assurer que tout le monde est sorti des concerts en sentant quelque chose de puissant, qu’il s’agisse de bien-être ou de dégoût, de joie ou de rage.

À titre d’exemple, voici quelques remarques formulées tout au long de la visite :

– «Vous êtes le vaudou belge»

– «Ce groupe fait battre mon coeur en arrière»

– «Vous êtes les diables rouges du jazz» (celui-là est vraiment cool)

Pour conclure, je suis vraiment très reconnaissant pour tous ces moments forts de connexion de notre groupe avec le public. Cela n’a rien avoir avec le style, le battage publicitaire, le commerce ou ce genre de conneries * t. Être juste dans le moment et être complètement ouvert dans les émotions avec les êtres humains. LE PARTAGE. Je pense que c’est la chose la plus précieuse que nous ayons en ces temps troublés.

nbsp;