Archie Shepp & Jason Moran : Let My People Go
Voici un duo qui éveille des souvenirs. Celui d’une journée de concerts au Jazz Middelheim 2015, année où Jason Moran était artiste en résidence du festival anversois. Ce jour-là, le pianiste formait un duo intense avec son épouse mezzo-soprano Alicia Moran-Hall. Suivait l’«Attica Blues Orchestra » d’Archie Shepp. Dans les notes du livret, Ashley Kahn se souvient de la première rencontre entre Shepp et Moran dans les coulisses de ce festival. Un an plus tard, ils se retrouvaient à « Jazz à La Villette » dans un Archie Shepp All Stars composé de Ambrose Akinmusire, Richard Davis, Billy Hart et Jason Moran. C’est lors de ce même festival, au cours de l’édition 2017, que se forme ce duo intergénérationnel (Archie Shepp, 80 ans, Jason Moran 42 ans) nourri à la même source, la « Great Black Music » comme persiste à la définir Archie Shepp : « (…) Le mot « jazz » est d’ailleurs un mot français, c’est le mot « jaser » , « to chat » en anglais, ce sont les blancs qui ont donné ce nom à notre musique qui pour nous est la « Great Black Music ». Nous, les noirs, jouons le blues et ce sont les blancs qui nous ont donné le blues… mais le jazz est une musique qui n’existe pas pour nous. Le blues repose sur la voix, et le cri des noirs. » (propos repris d’un débat tenu à Liège en 2014 sur le film « The Sound Beyond the Fury »). Archie Shepp n’en est pas à sa première union avec un pianiste : Horace Parlan (« Goin’Home ») , Mal Waldron ( le sublime « Left Alone Revisited »), Joachim Kühn, Dollar Brand (avant qu’il ne devienne Abdullah Ibrahim), des rencontres touchées par la profondeur d’âme des interprétations. Avant d’écouter la musique, il faut se régaler du graphisme des productions Archie Ball dû au talent de Wozniak, reconnaissable au premier coup d’œil. « Let My People Go » est le témoignage de deux concerts du duo, à la Philharmonie de Paris en 2017, et à Mannheim en 2018. La relation entre le pianiste et le saxophoniste est confondante d’intimité, de connivence. Ces deux-là jouent dans le même esprit, celui d’une famille qui, à travers sa musique, traduit ses multiples souffrances… Et le choix du répertoire est loin d’être anodin : « Sometimes I Feel Like a Motherless Child », « Go Down Moses » apparaissent comme essentiels dans la musique d’Archie Shepp, tout comme Ellington/Strayhorn avec « Isfahan » ou « Lush Life », Monk avec « Round Midnight » et Coltrane avec « Wise One ». Et puis, comme pour prouver que sa musique d’aujourd’hui coule de la même source, il y a « He Cares », une composition prenante de Jason Moran. Dès « Sometimes I Feel Like a Motherless Child”, Jason Moran développe des harmonies profondes toujours en accord avec les voix d’Archie Shepp, celle de son sax soprano comme celle de son chant. Le dialogue est de bout en bout empreint de respect, celui de la musique et celui du peuple noir (un bouleversant « Go Down Moses » comme un cortège funèbre jusqu’aux notes apaisées d’un Jason Moran créatif de bout en bout et le chant final de Shepp), mais aussi d’intériorité. Une atmosphère rendue avec bonheur par le fait que bien qu’il s’agisse d’enregistrements live, les applaudissements ont été coupés entre les morceaux (sauf entre « Wise One » et « Lush Life » qui s’enchaînent), offrant cette respiration indispensable. Citer tel ou tel solo, ou tel instant magique, parait difficile tant l’émotion domine de bout en bout. Comme ce fut le cas tout au long de sa carrière, Archie Shepp n’oublie jamais de mêler à son art un message politique qui, ici, colle une nouvelle fois aux événements vécus en Amérique. Un album essentiel.
Jean-Pierre Goffin