Bailey-Bennink-Parker, Topographie Parisienne

Bailey-Bennink-Parker, Topographie Parisienne

Derek Bailey – Han Bennink – Evan Parker,

Topographie Parisienne – Dunois, April 3d 1981

FOU RECORDS

Une suite au légendaire “Topography Of The Lungs” (cfr. infra) qui avait réuni une première fois les trois improvisateurs il y a presqu’un demi-siècle ? Ou une édition de Company, le groupe à géométrie variable de Derek Bailey ? En effet, un livret de Riccardo Bergerone relève des dates de Company au Dunois en avril 1981 avec ces trois musiciens ( ?). Quasiment trois heures et demie de musique pour une soirée au Dunois. Deux trios Derek Bailey – Han Bennink – Evan Parker de plus de 40 minutes. Deux duos DB-EP de 12 et 27 minutes, un duo DB – HB de 30 minutes, deux duos de HB – EP de 12 minutes et deux solos d’EP de 11 et 10 minutes. Si Evan Parker et Derek Bailey ont collaboré étroitement en duo et dans d’autres ensemble tels Music Improvisation Company et ensuite Company, Spontaneous Music Ensemble (Karyobin et le double cédé légendaire “The Quintessence” par exemple), c’est surtout en duo avec Derek Bailey qu’Han Bennink s’est produit durant des années. Jean- Marc Foussat, le responsable allumé de FOU Records, a été dès cette époque un preneur de sons omniprésent, enthousiaste, désintéressé et généreux. À l’époque, on lui doit de superbes prises de sons : “Aïda”, un solo de Derek Bailey, “Improvisor’s Symposium in Pisa” d’Evan Parker, “Epiphany” de Company etc. Aujourd’hui , après avoir vérifié soigneusement les circonstances du concert et de l’enregistrement auprès des protagonistes et de témoins comme Jean Buzelin, Foussat a décidé d’en publier l’intégralité. Peut-être que Derek Bailey ou Evan Parker en aurait sélectionné de quoi faire deux cédés. Depuis l’époque de l’enregistrement de “Topography Of The Lungs”, album phare enregistré en 1970, qui fait figure de manifeste créateur pour le label indépendant Incus fondé par Bailey, Parker et Tony Oxley, beaucoup d’eau avait déjà coulé sous les ponts. Topography était alors l’expression d’une exploration sonore dans la marge de l’instrument et chaque instrumentiste assume la revendication « non-idiomatique » exprimée par Bailey quelques années plus tard (cfr son livre “Improvisation Its Nature and Practice in Music”) au sein du phénomène du free-jazz complètement libre et agressif tendance panzer-muzik des Brötzmann et Schlippenbach. Mais aussi la musique de cet album est celle d’un collectif soudé et cohérent avec un but musical commun, la découverte de nouvelles sonorités et de modes de jeux et d’improvisations complètement révolutionnaires. En 1981, ce concert met en scène trois individualités différentes qui ont évolué depuis l’année de l’enregistrement de “Topography of The Lungs”. Derek Bailey s’est trouvé un style personnel qui trouvera sa plus belle expression en 1980 dans l’album acoustique “Aïda” (Incus 40) et son jeu virtuose à l’électrique basé sur l’utilisation d’une pédale de volume a acquis en clarté et logique face à ses partenaires. Evan Parker s’est lancé dans la musique en solo au sax soprano (une illusion de polyphonie avec la respiration circulaire) comme on peut l’entendre dans par deux fois dans ce coffret. Et lui aussi a créé un univers très personnel où le traitement oblique d’éléments mélodiques et parfois répétitifs avec une inspiration magique rencontre son goût immodéré pour les techniques de souffle et d’articulation alternatives. Han Bennink a abandonné sa batterie extrême composée de tambours chinois, woodblocks, cloches, racloirs, tablas indiens, une multitude de cymbales et crotales de toutes dimensions et provenances, sans oublier cette grosse caisse gigantesque, pour un kit antique beaucoup plus basique. Son style actuel fait plus référence à la sonorité de Baby Dodds qu’à celle d’Elvin Jones, réintroduisant des rythmes africains tels qu’on les entend sur les enregistrements de terrain ethnologiques qu’il collectionna avidement (Ocora et Unesco). Il adopte une foule d’instruments : on l’entend ici à à la clarinette et au trombone avec lequel il ouvre les hostilités dans le trio du cédé 2 avec un réel talent tout en jouant de la batterie avec les pieds. Un peu plus loin, c’est à l’harmonica qu’il s’insère entre les deux duettistes British. Mais il n’était pas rare qu’il s’escrime avec un violon ou un banjo assis par terre. On l’entend aussi faire tournoyer les pulsations et les frappes sur la surface de ces instruments comme si tout le mobilier d’un appartement volait dans les escaliers en rebondissant sur les marches. Plutôt que de créer un univers basé sur un dénominateur commun, chaque artiste, et spécialement Bennink et Bailey, essaye d’entraîner l’autre vers ses marottes personnelles. Lors du premier trio du cédé 1, on entend à peine Bailey jouer de la guitare acoustique entouré par la puissance sonore des deux autres. Comme il s’agirait de la deuxième et ultime réunion de ces trois musiciens incontournables, ces enregistrements devraient alerter tout qui s’intéresse de près et de loin aux musiques improvisées et rappeler l’importance du 28 Dunois dans la vie musicale de l’improvisation. Steve Beresford vient de faire un commentaire à propos d’un gig du trio au Little Theatre Club , sans doute au début des années 1970. On en retire des moments extraordinaires et des tentatives courageuses pour diversifier leur pratique sonore et tenir le challenge de la durée. Topographie parisienne d’une multiplicité de sonorités et d’actions musicales d’une réelle complicité entre trois artistes majeurs. Ces enregistrements contiennent tous les ingrédients de la free-music, l’énergie explosive frôle la transe, le silence est approché avec moult détails sonores, la folie d’Han Bennink presse Bailey dans ses derniers retranchements, même dans les séquences aérées en inventant des figures rythmiques inoubliables. Si Parker semble imperturbable, il n’hésite pas à faire éclater la colonne d’air et faire chauffer son anche. Malgré les débordements inévitables (Bennink !), une écoute profonde lie les trois musiciens particulièrement en trio. Le Trio du cédé évolue d’ailleurs de manière inattendue, exprimant très valablement la philosophie du projet Company dans sa démarche de renouveler et d’étendre la pratique de l’improvisation. J’ajoute encore qu’on entend le public se marrer avec les facéties (viuselles) du batteur. Certains diront que quatre cédés c’est trop long et excessif. Je maintiens que les échanges et folies contenues ici exercent (encore et toujours) une réelle fascination et qu’elles nous entraînent dans des extrêmes auxquels une session studio n’aboutit pas toujours. Merci Jean-Marc, Han et Evan d’avoir autorisé cette parution inattendue et si hautement réjouissante !

Jean-Michel Van Schouwburg

“Topography Of The Lungs” extrait :