Black Lives, ce qui compte…

Black Lives, ce qui compte…

Adam Falcon © M. Weintrob

« Black Lives » c’est le coup de cœur de la scène jazz, et leur deuxième (on ne dira pas le second) album est une pépite. Rencontre avec deux guitaristes du projet Adam Falcon et Jean-Paul Bourelly.

Adam, comment s’est passé votre premier contact pour « Black Lives » ?

Adam Falcon : Stefany m’a contacté pour contribuer à une chanson sur ce projet particulier ; son mari Reggie Washington et moi ne nous étions plus rencontrés depuis de nombreuses années. Elle a demandé à Reggie de recruter quelques-uns de ses amis. Et pour le second album, j’ai repris « Better Days » que j’avais déjà enregistré il y a des années et auquel Reggie a aussi participé, ainsi que Gene Lake qui lui aussi est partie prenante dans ce projet-ci.

Avez-vous pensé que c’était le bon moment de sortir une nouvelle version de ce morceau ?

A.F. :  Tout à fait ! Nous étions à Paris en train d’enregistrer des morceaux pour le nouvel album. Stefany connaissait cette chanson que j’avais déjà enregistrée en effet, et elle sonne tellement positive qu’elle convenait très bien à ce projet. J’ai donc proposé cette version et Stefany l’a trouvée parfaite !

Pour avoir vu le projet en concert à deux reprises, j’ai eu cette impression d’avoir affaire à une famille plus qu’à un groupe avec un leader. Y a-t-il vraiment un leader dans ce groupe ?

A.F. : Dans un certain sens, oui. C’est Reggie qui donne la plupart des informations, et il travaille beaucoup avec Stefany aussi, qui a eu une vision pour l’ensemble du projet. Mais en ce qui concerne les compositions de chacun, Reggie laisse le flux venir des musiciens. Par exemple, Jacques (Schwarz-Bart) donne les directions à suivre pour son morceau, mais on ne peut parler de leader vraiment, c’est juste qu’il a écrit cette composition. Mais à la base, il est clair que Stefany et Reggie sont à la tête de ce projet.

Jacques Schwarz-Bart © Robert Hansenne

«Il y a eu de la colère mais ici, c’est une énorme célébration.»

Beaucoup de musiciens parmi les aînés du groupe ont vécu l’expérience de cette discrimination dans les années 70/80, et la musique qui l’accompagnait, souvent dure et pleine de ressentiments. Avec ce projet-ci, ça semble différent : on vous voit tous sourire sur la photo de groupe.

A.F. : (rires) Vous avez le sourire de celui qui se retient de pleurer. Mais voilà Jean-Paul (Bourelly) qui arrive, il peut répondre à cette question.

Jean-Paul Bourelly © D.R.

Jean-Paul Bourelly : Pour moi, ce groupe est le reflet de ce que les personnes sont. Pour moi, avant de se lancer dans un projet, il s’agit de voir d’abord de quoi il retourne. À la base, c’est une rencontre de leaders de leurs propres groupes pour exprimer un large éventail de la musique noire. Et vous avez raison, à un moment donné, les gens de mon âge et d’Adam ont dû passer par ces différentes formes de musique. Nous n’avions pas le privilège de pouvoir dire que nous allions faire du « straight ahead jazz » ; de mon côté, j’ai fait du hip hop et des tas d’autres choses caractéristiques de l’époque. Une autre chose importante est que la musique aujourd’hui est jugée selon la culture de la jeunesse, mais les musiciens de ce groupe ont défini leur culture au travers des années, et sont bien meilleurs que ce qu’ils étaient avant. Nous faisons ce que nous faisons et nous remercions Reggie et toute l’équipe de nous avoir réunis pour ce fantastique projet. Pour en revenir à la question, oui, il y a eu de la colère à une époque, mais ici c’est une énorme célébration, entre autres de ce que nous avons gagné, et vous sentez ça dans le live, c’est une célébration de la joie, une façon d’exprimer la joie et le bonheur sur scène.

A.F. : La colère est la reconnaissance d’une frustration, et cette frustration est une blessure, surtout pour ceux qui ont vécu et vivent dans ce contexte. Et parfois, cette expression est une souffrance, mais avec ce groupe, on ne peut rester dans la colère ; avec ce groupe, une façon de faire de la résistance est de montrer la spiritualité, de laisser paraître la joie, la joie à l’intérieur de la lutte… C’est un peu fou de faire ressortir la joie pour exprimer une lutte.

Une question pour Jean-Paul en tant que guitariste : tous les titres de l’album sont des originaux, à l’exception de « Better Days » d’Adam dont on a déjà parlé, mais il y a aussi « Move » de Jef Lee Johnson : est-ce vous qui avez choisi de jouer ce thème ?

J-P B. : Non, Adam, Jef Lee, David Gilmore et moi, nous étions en même temps sur la scène new-yorkaise. Quand Jef Lee est décédé, Reggie m’a invité à Paris pour le concert d’hommage où nous avons joué sa musique aux « Sons d’Hiver ». J’ai été très heureux d’y participer car nous étions dans le même mouvement de musiciens. Je suis toujours connecté aujourd’hui à Jef Lee, nous avions tous les deux le même intérêt pour le new funk, les nouvelles idées de la pop et du blues, et du jazz qui revenait à l’avant-plan. Les guitaristes que j’ai cités, nous sommes tous frères dans ce sens.

Black Lives © Robert Hansenne

La plupart des titres de l’album ont été, me dit Stefany, composés pendant la tournée.

J-P B. : Ça a été quelque chose de très organique. Pour le premier, nous étions séparés, c’était la période covid. Donc, si je connaissais beaucoup de musiciens du groupe, il y en a d’autres que je n’avais jamais rencontrés. Une année et demie sur la route, ça crée des amitiés, on parlait de tout, et les idées de musique sont apparues dans cette atmosphère. On a partagé plein de choses, on avait les mêmes challenges.

A.F. : Je ressens l’album comme quelque chose qui vient d’un seul corps, nous étions tous sur la même page de notre vie, avec les mêmes idées et les mêmes pensées.

J-P B. : Imaginez avoir été dans le désert pendant dix ans et vous venez du même village quelque part, vous avez des tas de choses à raconter, des expériences… Et le fait de se retrouver rend de l’énergie, nous reconnecte et nous implique tous dans le nouveau langage de cette musique.

«Beaucoup de gens aux USA ne sont pas prêts pour ce genre de projet, peut-être intimidés, ou ils ne comprendraient pas.»

Ce projet tourne partout en Europe ; comment envisager qu’il puisse passer aux USA ?

A.F. : J’adorerais ça, bien sûr, mais je pense que c’est dur à vendre, car beaucoup de gens aux USA ne sont pas prêts pour ce genre de projet, peut-être intimidés, ou ne comprendraient pas. Mais une fois qu’ils y seraient confrontés, je pense qu’ils comprendraient parce qu’il n’y a aucune raison d’avoir peur de ce projet. C’est le stigmate de « Black Lives » qui les dérangerait. Et toi, Jean-Paul, qu’en penses-tu ?

J-P B. : Je pense que les structures dans le business de la musique sont différentes : tous les gens qui gèrent la diffusion comme spotify et d’autres ont peut-être 30 ou 35 ans. Mais je pense que les gens sont prêts à écouter ça, ce n’est pas si abstrait, c’est facile à comprendre, mais la façon de communiquer cette musique aux USA est différente : si ça passe par certains canaux, il n’y a pas de problème, mais autrement, ce serait un vrai challenge à cause des distances, de l’argent. En Europe, nous n’avons pas eu un vol de plus d’une heure et demie. C’est totalement différent.

A.F. : J’ai des amis qui ont leur radio indépendante et quand je leur parle de ce projet, ils me disent que leurs auditeurs ne sont peut-être pas prêts pour cette musique ; ils aiment l’idée, mais… Si un gros label mord dans ce projet, alors oui, ça passera aux States, car tous les noms des musiciens séparément, c’est quelque chose !

J-P B. : Je pense qu’aux États-Unis, ils ont besoin d’instruction pour comprendre ce projet. En Europe, vous allez dans un festival et les gens se disent : je connais ce festival, ils ont toujours de la bonne musique, je ne connais pas tous les musiciens de ce groupe, mais ça doit être bon s’ils ont été choisis. Aux USA, il y a la complexité raciale qui joue, mais bien sûr, je ne suis pas seulement une personne noire, je suis simplement une personne… Et c’est quelque chose de compliqué à gérer aux States. Et personnellement, je ne veux pas rabaisser ma musique pour entrer dans ce système, il faut me rencontrer à mi-chemin, et le public doit faire la moitié du chemin.

La musique n’est pas de l’easy-listening, mais elle vous fait bouger, tout en ayant un sens politique.

J-P B. : Ce que nous présentons trouve ses origines dans les Caraïbes, dans l’Afrique de l’Ouest, dans la musique urbaine des villes américaines, et même en Europe où je vis depuis plus de vingt-cinq ans. Nous représentons ça, c’est pour ça que je dis « complexe ».

Vous demandez-vous déjà : What’s next ?

J-P B. : Toujours ! C’est la musique qui nous fait vivre.

Black Lives © Jean-Baptiste Millot

Black Lives
People of Earth
Jammin’colorS / L’autre distribution

Chronique JazzMania

Propos recueillis par Jean-Pierre Goffin