Bruno Castellucci, un batteur dans l’ombre

Bruno Castellucci, un batteur dans l’ombre

Avec le juke-box Rock-Ola de 1958 © Leentje Arnouts

Un nouvel album, une biographie et deux concerts d’anniversaire supplémentaires dans un agenda déjà bien rempli. Le batteur Bruno Castellucci est sous les feux de la rampe. À juste titre, bien sûr, car l’homme possède un carnet d’adresses auquel tous les musiciens de jazz aimeraient jeter un coup d’œil. Et pourtant, il reste la simplicité même, une star mondiale octogénaire sans prétention.

Quelques tasses de café italien fort et, en arrière-plan, un juke-box Rock-Ola construit en 1958 avec des singles de Coleman Hawkins et d’Art Blakey… Bruno Castellucci n’avait besoin de rien de plus pour passer une matinée à parler sans fin de ses aventures au pays du jazz. Accompagné du saxophoniste Michel Mainil, « copain de route » de longue date et auteur de « Bruno Castellucci, Itinéraire d’un sideman », il a évoqué avec enthousiasme les souvenirs les plus colorés, en se référant ou non à l’ouvrage.

La première question s’adresse à Michel Mainil. Comment un musicien devient-il auteur de biographies, car après José Bedeur et Richard Rousselet, Bruno Castellucci est le troisième de la file ?
Michel Mainil : Tout d’abord, je voudrais souligner ici qu’il ne s’agit pas de biographies au sens strict du terme. Si les points de départ sont à chaque fois des faits historiques et connus, j’ajoute ensuite mes propres éléments. D’où, entre autres, un chapitre entier sur les studios d’enregistrement à Bruxelles et un autre sur l’enseignement du jazz. Finalement, tout a démarré « grâce » au COVID et à un agenda qui ne comportait que des pages blanches. Je n’ai pas hésité longtemps. Au bout de quelques jours, j’étais au téléphone avec ma première victime, le contrebassiste José Bedeur. J’y ai tout de suite pris goût. Richard Rousselet a suivi et maintenant Bruno.
Bruno Castellucci : Et il l’a bien fait. « Itinéraire d’un sideman » ne se lit pas comme une énumération stricte de références mais comme une histoire passionnante.

«Il était important pour moi que l’auteur de cette biographie connaisse le sujet de l’intérieur.»

Quel est votre lien mutuel ?
B.C. : Nous jouons ensemble depuis des années. Lorsqu’il m’a proposé ce livre, j’étais très enthousiaste car il est lui-même musicien. Je savais qu’il n’écrirait pas d’un point de vue purement journalistique. Il était important pour moi que l’auteur connaisse le sujet de l’intérieur.

Le titre très discret, est déjà frappant.
B.C. : J’ai toujours été un « sideman », avec des chanteurs, dans un orchestre, dans un big band ou avec une petite formation. Sur l’ensemble de ma carrière, je n’ai finalement enregistré qu’environ cinq disques sous mon nom.

1962, avec Jacques Baily & Coleman Hawkins © Collection privée BC

Vous avez quatre-vingts ans. Qu’est-ce qui vous pousse à continuer à vous produire et même à sortir un nouvel album ?
B.C. : La passion de la musique ! Quand je pars en vacances, c’est amusant les quatre premiers jours. Le cinquième jour, ça me démange. C’est la nourriture spirituelle des musiciens. Chez moi, le rituel commence dès le matin dans la salle de bain où il y a une petite installation de musique. Et c’est ainsi que la journée se poursuit, toujours entourée de musique, souvent jusqu’à la nuit ou même jusqu’au petit matin, car il m’arrive d’oublier le temps.

Vous avez grandi à Châtelet, près de Charleroi, un quartier qui n’est pas spécialement connu pour être un foyer de la musique.
B.C. : Pour moi, tout a commencé la première fois que j’ai joué dans la salle de danse de mes parents. Un heureux hasard, parce que le batteur habituel ne se pointait pas et le guitariste m’avait déjà entendu jouer. J’avais douze ans à l’époque. Au programme, il y avait des boléros et des airs de danse apparentés. J’ai découvert le jazz grâce à l’émission « Salut Les Copains » sur Europe 1, de 23 heures à minuit. Bien sûr, une heure impossible selon mes parents, mais une petite radio portable cachée sous les draps était la solution. Il ne faut pas oublier ici le rôle de Clément Depasse, le coiffeur du quartier, et surtout un personnage haut en couleur qui fut neuf fois champion de Belgique de boxe. Il passait des disques de jazz dans sa boutique et a vite compris que c’était mon truc. Au point que je pouvais non seulement choisir les disques à jouer, mais aussi installer ma batterie chez lui. André Brasseur m’a entendu par hasard. À l’époque, son répertoire comprenait Monk, qui était déjà l’un de mes favoris. Pendant un certain temps, nous avons donc eu un trio avec ce répertoire.

«Je me rendais aux concerts en train. Les contrôleurs m’aidaient à charger et décharger ma batterie.»

C’était pourtant l’âge d’or du yéyé français.
B.C. : Ce mouvement m’a échappé. J’ai joué d’autres musiques populaires au Bar de la Jeune Europe, également avec André Brasseur. Lorsque ce dernier a dû partir à l’armée, je n’ai plus eu d’employeur. Après quelques détours, un quartet a vu le jour avec le trompettiste Robert Nicolas, le saxophoniste ténor Jacques Baily, le pianiste Henri Nicaise et le contrebassiste José Bedeur. Nous nous sommes inscrits à un concours à Dinant où nous avons raflé à peu près tous les prix. C’était en 1962. Ensuite, les choses se sont accélérées. Jacques Pelzer m’a introduit sur la scène liégeoise où j’ai soudain côtoyé tous les grands noms de l’époque. Bobby Jaspar, René Thomas, Maurice Simon, Georges Leclercq et j’en passe. Ces hommes existaient donc réellement et j’ai pu monter sur scène avec eux. L’expérience ultime pour un jeune invité de dix-huit ans. C’étaient des situations incroyables. Je n’avais même pas de voiture et je me rendais aux concerts en train. Les contrôleurs m’aidaient à charger et décharger ma batterie. C’était trop fou, mais c’était amusant et instructif à tous points de vue.

1974 © Lander Lenaerts

Le premier 45 tours sur lequel vous avez joué s’intitulait « Exciting Blues ». Une référence ludique à la « Blues March » d’Art Blakey ?
BC : Il s’agissait d’un single d’André Brasseur édité par un passionné de jazz de Namur. Malheureusement, il n’est jamais passé à la radio à cause de son titre explicite. C’était comme ça à l’époque, en 1961.

Dessin © collection privée Bruno Castellucci

Le circuit des clubs de jazz était un terrain d’action familier pour vous avec en premier des lieux légendaires, comme le Pol’s Jazz Club et le Bierodrome.
B.C. : Il y avait aussi La Rose Noire et, bien sûr, l’éternel Archiduc. Sans oublier le Carton Club devenu la Cartonnerie, le premier club de Pol Lenders. Avec ce nom, il pensait tenir une idée lumineuse : toute personne ayant eu un accident de voiture (« cartonner » avec la voiture – NDLR) et pouvant le prouver avec un document officiel de la police était autorisée à boire gratuitement. Il a rapidement cessé de le faire en raison d’un trop grand succès (rires). Il a ensuite ouvert le Bierodrome et ’t Kelderke sur la Grand-Place. À l’époque, on pouvait même s’y garer. Aujourd’hui, c’est l’enfer pour aller quelque part, surtout avec une batterie.

Avez-vous encore le temps d’assister à des concerts pour votre propre plaisir ?
B.C. : Oui, mais je ne fais pas plus de soixante kilomètres à cause de la forte circulation. On se demande quels sont les gens intelligents qui conçoivent tous ces plans qui provoquent des embouteillages à n’en plus finir. N’est-ce pas de la pollution ?

Un nom qui ne pouvait pas manquer dans le livre est celui de Marc Moulin.
B.C. : Une personne fantastique dont je garde beaucoup de bons souvenirs, d’abord avec Placebo et plus tard avec Sam’ Suffy. C’est difficile à expliquer. Marc était un visionnaire, quelqu’un qui était en avance sur son temps dans divers domaines.

«Lors des stages des Lundis d’Hortense, j’ai rencontré des jeunes qui ne savaient même pas qui était Louis Armstrong !»

Suivez-vous les évolutions actuelles du jazz ?
B.C. : Quand même, bien que je ne sois pas toujours enthousiaste. Pour moi, il devrait toujours y avoir une certaine histoire ou au moins un thème, et cela manque souvent. Le meilleur exemple reste Toots et sa façon de construire les thèmes. Beaucoup ne savent même plus de quoi il s’agit. La tradition se perd. Lors des stages des Lundis d’Hortense, j’ai rencontré des jeunes qui ne savaient même pas qui était Louis Armstrong ! Quelqu’un comme le saxophoniste Gary Smulyan l’a compris. Quand il joue une ballade, on a les larmes aux yeux. Il respecte l’essence d’une chanson. On ne change pas un air d’opéra. « Singing’ In The Rain » reste « Singing In The Rain ». Et puis il y a les DJ qui utilisent le talent des autres pour ramasser du fric. Ils ne se déplacent qu’avec une valise et des clés USB et se font un paquet d’argent. Si vous osez demander deux mille euros pour un quartet de jazz, c’est une honte.

Toots Thielemans devait être présent, bien sûr.
B.C. : Une personne unique à tous niveaux. On le reconnaît dès les deux premières notes, tout comme Coltrane, Miles ou Parker. De la magie à l’état pur. Je me demande pourquoi il est honteux d’interpréter des standards. Parce que c’est de la vieille musique ? Et Mozart ? Toots avait l’habitude de dire que, pour connaître la valeur d’un musicien, il fallait lui faire exécuter un standard. Il n’aurait jamais déprécié quelqu’un qui serait tombé dans le piège de cette façon. Il contournait le problème par une boutade en utilisant une phrase comme « il a bien révisé ses notes ». Le fait est que les gens n’ont plus de cadre, de référence. Les musiciens de jazz sont les troubadours du XXIe siècle qui ne se contentent pas que de divertir le public, mais lui donnent aussi une façon d’écouter. C’est du moins ce que j’essaie de faire. Peut-être que je me trompe, mais dans ce cas, j’en suis fier.

Avec Toots © Christyian Melzer

Le livre contient une citation de Duke Ellington : « Le jazz est un baromètre pour la liberté ». Que signifie pour vous la liberté dans le contexte d’un big band ?
B.C. : Il est vrai que, dans une telle situation, on a moins de liberté, sauf dans les passages en solo. Et c’est une bonne chose, car c’est là que plusieurs aspects entrent en jeu, notamment l’histoire sous-jacente de la composition et des arrangements. Il y a tout un mécanisme derrière, que l’on peut manipuler moins facilement que dans un quatuor. Les deux tournent bien autour de la même base, mais l’élaboration est totalement différente. Il s’agit à chaque fois de se profiler avec un son personnel, quelle que soit la configuration. Dans ce domaine, j’ai beaucoup appris pendant les années où j’ai travaillé avec le big band de Peter Herbolzheimer. Une autre influence était Joe Morello, le batteur faisant partie du Dave Brubeck Quartet.

Au début des années 1980, vous avez fondé le label Quetzal avec Patrick Bauwens. D’où vous est venue cette idée ?
B.C. : Encore un concours de circonstances. Un producteur d’une grande maison de disques m’a demandé de sortir un disque sous mon propre nom. Pour ce faire, j’avais besoin d’une personne extérieure, dotée d’un savoir-faire et d’une oreille objective. Patrick Bauwens m’a semblé être le bon choix. Il avait une émission de radio et était lui-même producteur. Pour des raisons pratiques de distribution, nous avons fondé Quetzal ensemble. C’est ainsi que l’album « Bim Bim » est apparu sur le marché. Plus tard, des enregistrements d’autres artistes ont suivi, notamment Peter Hertmans, Charles Loos et Jean-Pierre Catoul.

Puis vint le disco.
B.C. : Des journées entières à délivrer des rythmes comme une boîte à rythmes humaine. J’ai aussi fait cela pour une grande variété de productions, de Two Man Sound aux artistes de Sylvain Tack et de son label Start. J’arrivais dans le studio sans aucun autre musicien autour de moi, juste une partition avec des motifs rythmiques. C’était assez absurde, mais à nouveau une expérience.

Ainsi, vous avez collaboré au succès mondial « Born To Be Alive ».
B.C. : C’est une histoire à part. Il y a plusieurs versions. Au départ, cela ressemblait même à un tango, et ensuite à un boléro. Mais avec les droits d’auteur, les choses ont complètement dérapé. Le pianiste Guido Delo a donné à la chanson sa version définitive en écrivant les arrangements, mais c’est l’autre personne qui y a mis son nom dessus et qui a empoché les droits. Il a aussi entraîné le producteur Jean Vanloo dans sa chute. Par la suite, il n’a plus rien accompli. Logique pour quelqu’un qui n’a aucun talent.

Avec Quincy Jones © collection privée BC

«J’étais demandé partout, même si pour les rockeurs j’étais un batteur de jazz et que certains musiciens de jazz me considéraient comme un transfuge.»

Vous enseignez toujours. Qu’est-ce qu’un bon batteur ne doit jamais faire ?
B.C. : Très bonne question. Un batteur ne doit jamais se tromper de tempo ou perdre le rythme. Il ne doit jamais accélérer ou ralentir si ce n’est pas nécessaire et doit toujours s’en tenir à la structure et au style de la composition. Jouer « Besame Mucho » comme une chanson de métal, cela ne va pas.
M.M. : Et connaître la mélodie aide aussi, bien sûr.
B.C. : Tout à fait. Dans mon cours au conservatoire, j’attendais de mes étudiants qu’ils connaissent au moins dix morceaux de leur choix à la fin de l’année. A l’exécution, ils devaient également chanter. Les qualités du chant n’étaient pas importantes, mais cela permettait de savoir s’ils comprenaient le morceau et s’ils pouvaient suivre la mélodie de base. Au moment de l’obtention du diplôme, ils avaient donc une connaissance de quelque 70 standards. Là, vous pouvez déjà m’étonner. Un bagage étendu aide à trouver du travail. J’étais demandé partout, même si, pour les rockers, j’étais un batteur de jazz et que certains musiciens de jazz me considéraient comme un transfuge, mais je n’ai jamais manqué de travail grâce à cette vaste connaissance.

Que représente l’Amérique pour vous, en tant que musicien de jazz ?
B.C. : C’est là que se trouvent les origines de la musique que j’aime. J’y ai également joué et enregistré avec Quincy Jones, entre autres. Mais il est faux de croire que tout ce qui vient des États-Unis est automatiquement bon. Il y a aussi de mauvaises choses. Ici, en Belgique, nous avons suffisamment de musiciens costauds, tandis que d’autres, de là, sont vraiment décevants.

En partenariat avec Jazz’Halo

Michel Mainil
Bruno Castellucci, itinéraire d’un sideman
Bossa Flor Editions

Chronique JazzMania

25 €
ISBN : 978-2-931243-01-5
294 pages

Informations utiles : michel.mainil@gmail.com, www.michelmainil.be.

« Itinéraire d’un sideman » regorge d’anecdotes et de références. La discographie complète et détaillée est remarquable pour apprécier le parcours de Castellucci. Outre les grandes icônes du jazz, comme Toots Thielemans, Lee Konitz, Jaco Pastorius, Chet Baker, Jan Akkerman ou encore le WDR Big Band, apparaissent également de nombreux noms du circuit plus commercial pour lesquels Castellucci a enregistré. Parmi eux, Will Tura, Francis Goya, Shirley Bassey, Vaya Con Dios et Jacques Dutronc. Bref, un « sideman », homme à tout faire.

Le livre est disponible dans les librairies suivantes :
Music Company – 30, Rink 1600 St Pieters Leeuw – 02 377 72 39
Librairie Graffiti – 129, Chée de Bruxelles 1410 Waterloo – 02 354 57 96
Librairie Tropismes – 11, Galerie des Princes 1000 Bruxelles – 02 512 88 52

Georges Tonla Briquet
Traduction libre : Luc Utluk