Dan Tepfer et le « Ré-Inventions » de J.S. Bach

Dan Tepfer et le « Ré-Inventions » de J.S. Bach

Dan Tepfer © Noa Dylon

Pianiste franco-américain installé à New York, Dan Tepfer a été un partenaire régulier de Lee Konitz – deux albums en duo – et nous a saisis par ses « Variations » sur les « Variations Goldberg » de Bach. Les « Inventions/Ré-Inventions » du même Bach qu’il sort cette année et qu’il présente au Grand Manège de Namur le 18 décembre, méritent quelques commentaires éclairés par le pianiste.

«Dès mon plus jeune âge, j’ai été conscient que l’on pouvait s’assoir devant un piano et inventer des choses.»

Tout d’abord, qu’est-ce qui vous a amené à l’improvisation ?
Dan Tepfer : J’ai grandi à Paris dans une famille américaine, mon grand-père était pianiste de jazz sur la côte Ouest. Dès mon plus jeune âge, j’ai été conscient qu’on pouvait s’asseoir devant un piano et inventer des choses, cela grâce à mon grand-père et grâce aussi à ma mère, qui avait chanté du jazz avec son père. Elle était chanteuse lyrique au départ et a chanté pendant vingt années dans les chœurs de l’Opéra de Paris. J’étais donc conscient que c’était un mode acceptable pour faire de la musique ; d’un autre côté, j’ai un caractère qui s’y prête, je suis très spontané. Donc, l’idée d’aller simplement sur scène et d’exprimer ce qui a dans mon cœur, ce qui est dans l’instant, me plaît beaucoup.

Bach vous a semblé être un bon outil ?
D.T. : Bach, c’est aussi ma jeunesse. Dès mes six ou sept ans au Conservatoire, mes professeurs me faisaient jouer Bach, j’ai toujours adoré, c’est vraiment une musique qui m’a parlé profondément. Quand on parle d’improvisation, il s’agit de saisir ce qui est fixé et ce qui est libre. Par exemple, dans le jazz, si on joue de manière conventionnelle, on part de la mélodie qui est fixée et des harmonies qui correspondent, ensuite je vais improviser sur le cadre harmonique. On peut trouver beaucoup de moyens de trouver cet équilibre : la musique de Bach a une partie fixe tellement forte et indestructible, comme une montagne qui est là, que nous, musiciens du XXe siècle, on veut réagir par rapport à cette montagne qui nous offre beaucoup de matière. Bach est pour moi un matériau magnifique auquel je peux réagir.

«Le plus gros boulot dans l’improvisation musicale, c’est d’arriver à cette facilité qu’on a en parlant.»

Dan Tepfer © Sylvain Gripoix

Dans les « Inventions », vos « ré-inventions » sont intuitives, renouvelées à chaque concert. C’est un concept différent de ce que vous aviez fait sur les « Variations Goldberg ».
D.T. : Quand on improvise, il y a une partie très intuitive, mais improvisation ne veut pas dire improvisation pure, dans le sens où, comme quand on se parle, on part d’idées, et il faut choisir le bon mot, prendre des décisions conscientes. Pour quelqu’un comme moi qui a improvisé toute sa vie, l’improvisation peut être en partie inconsciente et en partie consciente, ce qui ne veut pas dire prédéterminée, mais ça peut être de manière très consciente.

C’est un peu le même processus que des comédiens sur scène qui ont un texte et qui, par leur facilité de langage, savent lui donner corps.
D.T. : Exactement, et je pense que le plus gros du boulot dans l’improvisation musicale, c’est d’arriver à cette facilité qu’on a en parlant. Pour en revenir à la question précédente, le concept que j’utilise dans les « Inventions » est différent de ce que j’ai entrepris sur les « Variations Goldberg » il y a treize ans. Sur les « Variations », je me saisis de données strictes que s’impose Bach, je réagis à chacune des variations en utilisant un cadre similaire au sien. Par exemple, je prends son cadre harmonique, je prends ses idées mélodiques, en fait je remixe les éléments qu’il a utilisés dans les « Variations », mais à ma sauce. Dans les « Inventions », le projet est différent : mes inventions ne réagissent pas aux « Inventions » de Bach : elles viennent d’elle-même. Tout ce qu’elles partagent avec Bach, c’est un concept narratif par rapport à ce que c’est de raconter une histoire en musique, le lien est à ce niveau d’abstraction. Quand je joue ce projet en concert, les improvisations sont complètement libres et différentes à chaque fois. Ce qui est fixé dans les improvisations libres, c’est ce concept narratif auquel j’obéis strictement au départ d’un personnage principal qui soudainement peut être projeté vers le chaos, vers l’inconnu, et le personnage va devoir retrouver son chemin et la sécurité. C’est le mécanisme qui sous-tend toutes les histoires de chaque invention.

«C’est la démarchde Keith Jarrett qui m’a encouragé à faire ce que je fais.»

En concert, vous jugez utile d’expliquer cette démarche ou est-ce à l’auditeur de trouver ses marques ?
D.T. : Je ne pense pas utile de raconter ce que je vais jouer parce que c’est très abstrait. La démarche, oui, je l’explique parce que je pense que c’est utile. Mais j’espère que la musique tient d’elle-même et que, si je n’expliquais pas, les gens voyageraient avec moi. Expliquer le concept derrière le projet est intéressant.

Y a-t-il des musiciens qui vous ont encouragé, inspirés à vous engager vers cette démarche ?
D.T. : J’ai bien sûr beaucoup de héros musicaux, dont Keith Jarrett fait bien évidemment partie, mais aussi Thelonious Monk, Ahmad Jamal, Brad Mehldau, Chick Corea. Mais par rapport à la question « si il y a quelqu’un qui m’a encouragé dans cette démarche », non. C’est très rare dans le jazz : il y a Keith Jarrett qui est très connu pour ses concerts complètement improvisés, c’est sa démarche qui m’a encouragé à faire ce que je fais, mais finalement, il y a très peu de musiciens qui font ça. En jazz, on part d’un standard, mais ici on invente dans l’instant, c’est très exigeant, c’est un chemin que j’ai suivi de manière assez solitaire et qui me fascine et me passionne depuis dix ans.

Dan Tepfer présente « Inventions/Ré-Inventions » au Grand Manège de Namur le 18 décembre à 20h, dans le cadre des Steinway Christmas Days qui auront lieu du 16 au 21 décembre. Programme complet.

Dan Tepfer
Inventions/Re-inventions
StorySound Records

Propos recueillis par Jean-Pierre Goffin