David Linx à fleur de peau

David Linx à fleur de peau

Crise sanitaire oblige, la sortie de « Skin In The Game » (Cristal Records/Sony Music), le nouvel album de David Linx, a dû être postposée de quelques mois… et c’est une petite merveille ! Avec Gregory Privat, Chris Jennings, Arnaud Dolmen et Manu Codja ! David Linx nous en parle avec enthousiasme et générosité.

David Linx © Didier Wagner

Tu mets ta peau en jeu à chaque morceau que tu chantes sur ce disque ?
David Linx : Je me suis rendu compte que sur la pochette il y a de la peau. C’était une des photos où je m’amusais un peu… Je l’ai testée avec quelques journalistes lors des Victoires de la Musique… « Vous aimez ? Vous n’aimez pas ?… ». « Skin in the Game », c’est une expression afro-américaine qui peut se traduire par « se mouiller ». Tu te trouves dans une certaine situation mais tu ne vas pas le dire à haute voix. « Se mouiller » est un peu léger comme terme, on pourrait plutôt dire « s’impliquer ».

Tu t’impliques dans quoi ici ?
D.L. : Il y a le poème qui est lu par Marlon Moore et que j’ai écrit il y a pas mal d’années. Il s’agit d’une sorte d’inventaire, regarder en arrière, quarante ans de scène… J’ai fait ce disque comme si c’était le dernier. C’est la fin d’un chapitre, je veux changer de rythme après ça. Je n’ai plus envie d’être sur la route après ce disque, je veux un autre rythme de vie… Et « Skin in the Game », c’est un peu ça aussi.  C’est un retour aux sources, un disque que j’aurais pu faire avec Diederik (Wissels), mais que j’ai fait sans lui. C’est musicalement un peu dans la veine des compositions qu’on a faites lui et moi, sauf qu’ici c’est moi qui compose. Musicalement, c’est un disque qui a été facile à faire, mais d’un autre côté difficile parce que j’étais le seul de mon âge… Je me sentais un peu comme Miles, j’avais besoin de jeunes pour me mettre un coup de pied au cul… Et en même temps, c’est le top des musiciens d’aujourd’hui. C’est extrêmement gratifiant pour moi d’avoir ces jeunes musiciens autour de moi.

«Je n’ai plus envie d’être sur la route après ce disque, je veux un autre rythme de vie.»

Dans ton inventaire et le poème lu par Marlon Moore, as-tu pensé à ton expérience avec James Baldwin ?
D.L. : Non, c’est mon disque ! Vous avez remarqué que sur chacun de mes disques il y a un morceau parlé. Sur « Up Close », « Bandarka », « Heartland »… j’inclus toujours un morceau parlé sur mes disques. Ça rappelle bien sûr un peu le disque avec Baldwin, mais je n’ai pas fait attention à ça, c’est un peu normal parce que c’est le début de ma carrière et ça coule de source. »

Gregory Privat, Arnaud Dolmen, des musiciens qui viennent des îles… Pourquoi ce choix ?
D.L. : Ce sont avant tout des musiciens de jazz. En France il y a un problème avec ça. Aux « Victoires de la Musique » par exemple, il y a très peu de musiciens des îles qui sont nominés ou qui gagnent des prix. Quand on a vu que je jouais avec Gregory Privat, on m’a dit : « Ah ça va danser ! »… C’est insultant… Ce sont des musiciens de jazz ! On ne va pas dire : « Ah Tu viens de Paris, alors c’est valse musette ! » C’est clair que leur culture coule dans leurs veines, mais on veut toujours ramener ce qu’ils font à quelque chose de tribal, d’exotique… Je les ai choisis parce que ce sont d’excellents musiciens qui peuvent clairement tout jouer. Ce sont des personnalités, et en plus ils sont gentils (peut-être parce qu’ils veulent être gentils avec papy ! rires) … Parler de la négritude est un sujet très délicat. Est-ce parce que j’ai grandi dedans. Mon parrain est Nathan Davis, j’ai grandi à côté de Kenny Clarke, James Baldwin, Toni Morrisson…. Ce sont des références importantes dans ma vie… Du coup quand je joue avec ces musiciens-ci, je ne dois rien leur expliquer, tout comme je n’ai rien à expliquer quand je joue avec Diederik. Avec ces musiciens, il y a un langage rythmique qui d’emblée est clair. On m’avait demandé il y a deux ans de faire le concert de Saint-Valentin à Radio France pour le grand auditorium de Radio France. J’ai décidé de jouer avec ces musiciens et, ce qui est merveilleux avec eux, c’est que pour le rythme, qui est l’illustration du tempo, je n’avais jamais eu de musiciens qui me suivaient à l’interprétation sans perdre le tempo… C’était très fort. Je crois que le jazz évolue très fort ces dernières années… La batterie a terriblement évolué, c’est comme si les batteurs jouaient sur trois plans rythmiques différents. Le piano a très fort évolué lui aussi, avec les New-yorkais comme Craig Taborn, Aaron Parks, Gerald Clayton, Vijay Iyer…

«Presque tout ce qu’on entend comme jazz vocal dans les festivals de jazz, c’est de la variété.»

Le jazz vocal évolue ?
D.L. : Quand on voit les programmations vocales, c’est de la programmation pour TF1 ! Il y a beaucoup de variété et de pop dans les festivals pour le vocal. Quand tu parles des très bons, c’est Gregory Porter, Cecil McLorin-Salvant, mais on ne programme pas dans le vocal comme dans l’instrumental. Sur les douze festivals d’été que j’ai faits l’an passé, j’étais pratiquement le seul chanteur de jazz. Presque tout ce qu’on entend comme jazz vocal dans les festivals de jazz, c’est de la variété. Et pour ce disque-ci, il fallait que ce soit vraiment encore plus tranché, plus clair.

David Linx © Robert Hansenne

David Linx © Robert Hansenne

Gregory Porter, plus un chanteur de variétés qu’un chanteur de jazz ?
D.L. : Je ne vais pas me prononcer là-dessus parce que ce que j’ai vraiment appris avec la tradition américaine, c’est que je suis un chanteur de jazz. Mais je peux aussi être un « song stylist » comme Ella Fitzgerald, Nancy Wilson, et il n’y a pas ça en Europe. Gregory je ne pense pas qu’il soit un chanteur de variétés, il est un « song stylist », sa musique est trop intéressante pour le qualifier de chanteur de variétés.

Etre chanteur de jazz, européen…
D.L. : … Et masculin ! T’as touché le gros lot : soit tu es au chômage, soit tu casses la baraque ! Je me suis rendu compte que pendant des années, le fait d’avoir connu et fréquenté Baldwin, m’obligeait à me cacher un peu, parce que pour les noirs, un blanc qui était avec Baldwin c’était un peu suspect…Pour les blancs aussi, mais pour d’autres raisons : les blancs aimaient bien dire que Baldwin détestait les blancs, mais non, j’habitais chez lui et je suis blanc ! Les noirs aimaient bien que Baldwin soit radical… Pour moi ce nouveau disque est dans la ligne de cette libération.

«Etre chanteur de jazz européen et masculin ! Tu as touché le gros lot ! Soit tu es au chômage, soit tu casses la baraque !»

C’est pour cela que tu dédies un de tes morceaux à la nièce de Baldwin ?
D.L. : Oui, je dédie toujours dans tous les disques. « Aisha » est la fille de la sœur de Baldwin. Il y a une espèce de libération. On m’a demandé récemment ce que ça a été pour moi de travailler avec Diederik. Quand on a commencé, on a tellement connu d’adversité. Est-ce que c’est du jazz ? Est-ce qu’il chante bien ?… Et nous, on était tellement sûrs que c’était ça qu’on voulait faire… En habitant chez Kenny Clarke, j’ai vu que quand les gens font quelque chose de nouveau, la perception arrive dix ans plus tard, à peu près. Mais ça m’a aidé à rester debout. Je n’avais pas de chanteur de jazz européen comme exemple, j’ai dû me construire seul. Ça n’existait pas, ou alors des gens qui fonctionnaient dans le sillage de Frank Sinatra ou Chet Baker. C’est un peu arrogant, mais Toni Morrisson disait qu’elle avait commencé à écrire les livres parce qu’elle ne trouvait pas ce qu’elle voulait dans les magasins. Avant moi, il n’y avait pas de chanteur de jazz qui faisait ça…

Et après toi ?
D.L. : Oui, il y a Andreas Schaerer, j’aime beaucoup. Theo Bleckmann, j’ai enregistré avec lui la semaine dernière un duo, c’est un autre projet « Be My Guest », où je chante en duo avec des musiciens qui choisissent ce qu’on joue. Il y a Tigran Hamasyan, Hamilton de Holanda, Ran Blake, Nguyen Lê, Magic Malik, Theo… Theo, c’est quelqu’un ! Mais c’est aussi différent de moi qui viens de la tradition du jazz. Lui est plus dans l’écriture contemporaine, complètement à part. J’adore aussi Gabor Winand… Il y en a de plus en plus, et c’est très bien. »

«Je n’avais pas de chanteur de jazz européen comme exemple, j’ai dû me construire seul.»

Quand tu composes, tu penses d’abord aux paroles, à la musique…
D.L. : A propos du morceau pour Toni Morrisson, « Prophet Birds », j’ai écrit pour « Heartland » avec Paolo Fresu, un morceau qui s’appelle « Sleep ». Les gens adoraient ce morceau, c’est une berceuse, un exercice de style. J’avais envie de refaire un morceau du même style avec un texte sur l’oiseau prophétique qui, pour moi, peut être Morrisson ou Baldwin. Pour la structure du texte, j’ai pris comme métaphore le dysfonctionnement du Sénat américain « Naysayers show when the ovesight’s gone »… « Nay » c’est « non », ceux qui disent non, quand le regard exécutif qui devrait être moral n’est plus là. La plupart des morceaux, je les ai écrits lors de deux semaines libres au milieu d’un programme chargé… Je suis parti dans une transe, je ne me rappelle pas trop…

Ta musique forme un tout.
D.L. : Oui, je suis d’ailleurs très content que le disque soit très bien reçu. Les autres l’étaient aussi, ce n’est pas ça, mais celui-ci particulièrement. Dans « Jazz Magazine », on dit que ça rappelle le meilleur de Steven Sondheim, c’est vraiment ça. C’est extrêmement flatteur.

David Linx © Robert Hansenne

Il y a un morceau composé par le saxophoniste Sylvain Beuf.
D.L. : J’ai fait un concert en Allemagne avec André Ceccarelli, Diego Imbert, Pierre-Alain Goualch et Sylvain Beuf. Il m’a donné ce morceau qui s’appelait «Paradis pour Billie ». « A Fool’s Paradise » c’est sur les gens qui touchent à la drogue, mais je n’ai pas voulu garder le nom de Billie. C’est un très beau morceau. J’ai fait un projet en avril avec lui, je joue aussi avec lui et Thierry Lang avec qui je prépare aussi un projet de duos de chanteurs, avec Norma Winstone, Kurt Elling, Maria Joao, Gabor Winand, Maria Pia de Vito… »

Ce qui marque sur l’album, c’est l’homogénéité de la sonorité, et un phrasé qui peut être très rapide mais aussi très lent…
D.L. : Mon disque favori, c’est le double album avec Betty Carter en 1977, « Live at the Great American Music Hall  à San Francisco – ça s’appelle « The Orchestra with Betty Carter » – et c’était la seule à être capable de chanter une ballade très lente indépendamment du tempo. Je commence mes concerts avec « To The End Of An Idea ». Avec elle, la salle vit. J’ai toujours rêvé de chanter une ballade, de pouvoir être sobre, d’avoir cette palette qui permette d’être libre…

«Le meilleur hommage que tu puisses rendre à la musique, c’est de la perpétuer.»

Tu passes d’une atmosphère dramatique à quelque chose de plus ludique, tu crées plusieurs atmosphères dans ta façon de chanter, avec toujours le même timbre, chanter très haut, très bas, étirer les syllabes…
D.L. : Quand je construis un disque, je cherche tous les paysages possibles. Le meilleur hommage qu’on puisse faire à la tradition est de la perpétuer. J’étais la semaine passée en studio pour les duos avec Tigran. J’ai voulu que l’ingé-son enlève un peu les graves qui étaient dans ma voix, parce que pour tout ce qui fait référence au jazz, je veux être sûr qu’il n’y ait aucune nostalgie dedans, parce que j’en ai marre de cette crème qu’on ajoute dans le jazz.

Le contrebassiste est formidable, l’unisson voix-contrebasse sur « Walkaway Dreams » est terrible. Ça donne une belle énergie.
D.L. : Ils sont bons, ils sont « classe » ! Habiter à Paris, c’est un peu comme à New York . Tu auditionnes les musiciens et tu choisis. Par exemple, le batteur je l’ai choisi sur une ballade. J’ai toujours eu de la chance avec mes musiciens, mais ici le respect m’émeut beaucoup.

Une interview réalisée par Jean-Pierre Goffin, photos © Robert Hansenne & Didier Wagner

Voir aussi la chronique du cédé, signée par Claude Loxhay et publiée par JazzMania ce lundi.

David Linx
Skin in the Game

Cristal Records

Jean-Pierre Goffin