
David Linx : «Les vrais hommes pleurent»
Avec « Skin in the Game », le chanteur avait trouvé une formation idéale pour faire sonner sa musique et ses mots. Avec « Real Men Cry », il étoffe le propos avec un trompettiste et des compositions aussi poignantes que celles du premier volume. Il nous parle de ce projet.
«Ce qui est beau avec le temps qui passe, c’est que la fidélité s’ancre.»
Le premier mot qui vient en tête avec ce nouvel album, c’est fidélité : aux musiciens d’abord.
David Linx : Ce sont des princes ! Nous jouons ensemble depuis sept ans et c’est toujours incroyable.
Aussi la fidélité aux compositeurs Diederik Wissels et Mario Laginha.
D.L. : Il y a pas mal de morceaux composés par Diederik et moi dans nos tiroirs ; je lui ai demandé si je pouvais prendre ce titre pour l’album, on est amis, on se parle quasi tous les jours. Ce qui est beau avec le temps qui passe c’est que la fidélité s’ancre. Mario Laginha c’est aussi un petit signe de fidélité. Le titre de Youcef Boukella est prêt depuis vingt ans mais je n’avais encore jamais eu l’occasion de le mettre sur disque, et je l’ai trouvé parfait pour celui-ci.
Il s’agit de « Stay in the Light » : que signifie ce titre ?
D.L. : C’est la petite phrase que la maman de James Baldwin me sortait chaque fois avant de raccrocher au téléphone : « I love you sweetheart and stay in the light ».
Ça m’amène au troisième versant de la fidélité : celle des gens qui ont fait partie de ta vie : James Baldwin, Toni Morrisson sont toujours présents dans ta vie et dans tes textes.
D.L. : Quand on monte sur scène, on n’est jamais seul, on emmène avec soi les gens qui font partie de ta vie, c’est un peu comme si on emmenait nos ancêtres avec nous. Je les vois sur scène quand je chante.
Il y a un nouveau musicien dans le groupe, le trompettiste Hermon Mehari à la sonorité douce, un peu à la Chet Baker.
D.L. : Je ne fais pas référence au passé. Ce qu’il y a avec ce groupe c’est qu’il n’y a pas de référence au passé, pas de référence au jazz. Ces musiciens font partie de la génération qui transcende leur instrument, comme Ambrose Akinmusire, Avishai Cohen le trompettiste. Le danger pour moi était que, si j’amenais une trompette avec une connotation trop jazz, ça aurait foutu le disque en l’air. Ce sont de vrais musiciens de jazz, mais ils n’ont pas à s’appuyer sur ce à quoi les gens font référence quand on pense au mot jazz. Je dis souvent en masterclass avec des chanteurs de ne pas jouer là où les autres les attendent, tu n’as pas de futur avec cette posture.
«Comment avoir une opinion aujourd’hui si tu passes ton temps à vouloir fonctionner dans le passé ?»
Tu laisses d’ailleurs beaucoup de place aux musiciens sur le disque, ce ne sont pas des chansons dans le sens où on l’entend souvent ; il y a beaucoup d’espace laissé aux musiciens.
D.L. : Oui, toujours ! Particulièrement avec ce groupe-ci : je peux sur scène me mettre de côté et les laisser faire en ayant énormément de plaisir à les regarder et les écouter. Déjà avec « Skin in the Game » mais ici c’est vraiment un disque écrit pour eux. Grégory adore les harmonies que j’ai écrites : j’essaie que la musique soit mélodiquement, harmoniquement et rythmiquement intéressante.

David Linx © Jeff Ludovicus / Cristal Records
Ton expérience de batteur a-t-elle une influence sur ta façon de composer, de chanter ?
D.L. : Non, pas vraiment. Je suis une personne rythmique, je pense que je l’étais plus dans ma tête que derrière une batterie. Dans mes cours, j’utilise des concepts de respiration qui viennent d’exercices de batteurs, ça oui, mais en tant que compositeur ou chanteur, non. Il y a peut-être le côté d’être alerte plus que d’autres vocalistes. Ça m’aide dans le savoir-faire, qu’on retrouve dans le rythme. Ce qui m’importe c’est la façon dont on raconte sa vie dans la musique.
Le choix du titre de l’album va à contresens de ce qui se passe aujourd’hui. Peux-tu l’expliquer ?
D.L. : J’ai toujours été à contresens… (rires) Ainsi, je vois beaucoup de jeunes chanteurs qui retournent vers 1955, je n’y vois aucun intérêt. Comment avoir un rôle politique, une opinion aujourd’hui si tu passes ton temps à vouloir fonctionner dans le passé ? J’insiste sur le fait d’être un chanteur de jazz en 2025. Le titre ? C’était en plein covid. Un neveu à Houston a été tué par un gang et j’ai suivi les funérailles par zoom. A un moment, le prêcheur s’adresse à la mère et aux tantes qui pleurent, puis aux hommes qui ont le droit d’avoir aussi des émotions et il dit « because real men cry »… J’en ai eu les larmes aux yeux. Dans le contexte, ça me paraissait énorme. C’est très bien que les hommes redéfinissent leur rôle dans la société. Comment expliquer, par exemple, que les femmes ne soient toujours pas payées comme les hommes ? Ça parle un peu de ça aussi.
«Je me définis plus comme un songwriter. Compositeur, c’est un peu lourd.»
Tous les textes ont du sens. Jouer à la fois sur le texte et sur la musique n’est-ce pas compliqué ? Norma Winstone me disait que les mots n’ont pas d’importance pour elle, c’est leur musicalité qui compte.
D.L. : Norma ne compose pas, ses textes viennent d’un autre monde un peu ésotérique. Dans ma musique il y a plus de versant politique. Par exemple, sur « Prophet Birds », il y a des gens qui pleurent quand je le chante. Ça parle même du dysfonctionnement au Congrès américain, mais ça peut aussi être entendu autrement. Je me définis plus comme un songwriter, compositeur c’est un peu lourd. Compositeur c’est Ellington ou Rachmaninov. Chaque texte est un travail d’orfèvre. En France, le rapport avec l’anglais est parfois un peu hasardeux, et quand on ne me comprend pas, on dit que le texte est un peu surréaliste mais, dans mes textes, tout veut dire quelque chose. La notion de standards du jazz, j’ai tout appris de ça, et je suis dans la continuation de cette tradition.
C’est ce que tu dis sur « Resolution Chant » : « Ne jamais choisir le mauvais combat », ça a un sens politique, mais aussi artistique.
D.L. : Le combat pour garder la joie, c’était naturel chez moi. J’ai dû composer, écrire pour avoir ma place : un chanteur de jazz blanc et en Europe, ça n’existait pas dans l’imaginaire des gens. J’ai dû batailler, mais dans la joie ! J’existe quand je suis sur scène… On est toujours aujourd’hui dans l’image du chanteur de jazz des années 50, ce qu’on fait est toujours bien fait, mais ça n’apporte rien. Je suis heureux de ce que ma musique soit reconnue alors qu’elle est à contretemps de ce que beaucoup font.
Est-ce qu’une étape ne serait pas de chanter en français ?
D.L. : Mais je le fais ! Avec le WDR Big Band, j’ai fait des disques entièrement en français, je viens de faire un disque en portugais avec le fils de Baden Powell, je chante sur un disque avec Gustavo Beytelmann et Paolo Fresu où je chante en espagnol, en portugais, en néerlandais… Je viens de sortir l’hommage à Nougaro avec André Ceccarelli, en français… Je chante régulièrement dans cinq langues, mais quand je chante en néerlandais, les gens trouvent ça bizarre ! C’est nous qui swinguons. Le problème avec le français, c’est qu’on fait toujours une référence : avec Piaf, avec Greco… Non, c’est toi qui chantes dans la langue, pas besoin de référence. Sur scène avec ce projet-ci, je chante un morceau en français. J’ai l’impression qu’avec cette nostalgie, on a fait un bond en arrière, dans la perception, mais pas dans ce qui se passe… qui reste assez invisible.
Comme par exemple ?
D.L. : Il y a des choses très intéressantes, comme Elsa Martine, comme Stefano Battaglia, comme ce que Diederik fait… Le métier ne met pas en avant ce genre de projets… Aujourd’hui, je pense que le métier ne sortirait pas « Up Close » comme il l’a fait il y a trente ans. On a « nostalgisé » le jazz vocal aujourd’hui parce que le métier va tellement mal qu’on se dit qu’il n’y a que ça qu’on peut vendre. Pour, moi, ça a peut-être une valeur pédagogique, mais pas artistique. Je ne comprends pas l’intérêt pour un artiste de ne pas vivre dans son époque : une chanteuse de jazz disait dans une interview qu’elle aurait voulu vivre dans les années cinquante, je ne comprends pas ça ! J’aime écouter les anciens disques, mais ça me fortifie d’être dans ma démarche d’aujourd’hui ; le vrai hommage que je peux faire à la tradition, c’est dans la musique d’aujourd’hui. C’est rassurant d’avoir quelqu’un comme Cecil McLorin Salvant aujourd’hui, elle aurait pu tomber facilement dans le piège, mais elle représente son époque, comme le faisait Miles ou Wayne Shorter à leur époque.
En concert à la Jazz Station, Bruxelles, le 22 mars.
David Linx
Real Men Cry
Cristal Records / L’autre distribution