David Murray joue Nat King Cole pour les amoureux
Novembre 2010, David Murray présente à Bruxelles son nouveau projet « David Murray Cuban Ensemble Plays Nat King Cole », un disque sorti chez Universal. Un nonet et un ensemble de cordes qui contraste avec son dernier trio chroniqué ici récemment. Voici un entretien inédit, réalisé avant ce concert bruxellois et qui fait écho à la chronique de son dernier album par Claude Loxhay.
Avez-vous connu un environnement musical dans votre jeunesse ?
David Murray : Ma mère était pianiste et j’ai appris très tôt à jouer à l’église. Il y avait un piano à la maison et elle m’a envoyé chez un professeur à quelques pâtés de maison de chez nous. Je jouais du blues et les chansons de Tin Pan Alley. Je n’ai pas appris le piano classique mais directement des chansons.
Quand commencez-vous le saxophone ?
D.M. : J’ai commencé le saxophone à neuf ans, le piano à cinq ans. J’ai choisi le sax parce que je jouais des bongos à l’église. Mes frères jouaient de la clarinette et de la trompette, mon père qui était pasteur, jouait de la guitare. Il y avait donc de tout sauf un sax. A l’école, ils ont distribué des instruments à ceux qui semblaient les plus enclins, c’est ainsi que j’ai reçu un alto que j’ai ramené à la maison. Je l’ai emmené à l’église où je produisais seulement des sons au début. Nous jouions du gospel.
«A onze ans, j’ai vu de grands jazzmen en concert. J’ai vraiment réalisé que je voulais être comme ces musiciens, comme Dexter Gordon.»
Le jazz a suivi.
D.M. : J’ai vraiment commencé le jazz à l’école. Mon premier professeur à l’école a été un de ceux qui ont introduit le jazz à l’école à Berkeley, California. C’est vraiment lui qui m’a mis le saxophone en main et qui m’a initié au jazz. Vers onze ans, j’ai vu Sonny Rollins qui jouait du ténor. C’est alors que je suis passé au sax-ténor, et mon père m’a aidé à en obtenir un. J’ai joué beaucoup de gigs avec des groupes de rhythm and blues et de blues, avec toutes sortes de bands, dans des groupes de gospel aussi. C’est à ce moment aussi que j’ai vu de grands jazzmen au « Keystone Corner », au Festival de Berkeley ou à Monterey. Là, j’ai vraiment réalisé que je voulais être comme ces musiciens, comme Dexter Gordon.
Quand partez-vous pour New York ?
D.M. : Je suis arrivé à New York quand j’avais 20 ans. J’ai rencontré tout le monde là-bas, mais les gens qui faisaient la musique dans les lofts que je fréquentais étaient des musiciens free, ils jouaient dans un certain style. Moi, j’ai joué dans toutes sortes de styles, je connaissais les standards, les ballades, le son R&B, la musique d’église… Si je me suis concentré sur le free quand je suis arrivé à New York, c’est parce que j’ai rencontré ces musiciens. J’ai aimé cela au début, puis je m’en suis fatigué. Je ne comprenais pas pourquoi il fallait jouer tout le temps sans changements d’accords, pourquoi toujours jouer la même chose… Je n’ai jamais compris ça. Même si ces musiciens étaient mes amis, je leur disais : « Dois-je aussi faire ça, jouer comme ça ? » J’ai alors commencé à travailler sur ma propre matière, j’ai composé. Je voulais composer des choses qui sonnent comme des standards, qui sonnent comme du bop…mais aussi comme du rock ! J’aimais toutes les musiques à cette époque !
Pourrait-on vous reprocher de vous être dispersé ?
D.M. : Peut-être, mais je ne suis jamais resté sans travail, je faisais tous les gigs qu’on me demandait, je ne disais jamais non. Je pouvais même travailler dans un show de variétés, surtout si j’étais le directeur musical… Pourquoi pas ? Pour moi, c’était une autre cartouche dans mon revolver ! (rires) J’ai aussi travaillé pour le théâtre et j’y ai appris beaucoup. Lorsque je suis venu vivre en France, on m’a un peu catalogué comme le fils, l’héritier de Albert Ayler. Mais à cette époque, je m’étais déjà écarté de la voie du free.
Comment êtes-vous venu à Nat King Cole ?
D.M. : Nat King Cole est venu comme ça… C’aurait pu être Sly Stone ! La première fois que j’ai joué ce projet autour de la musique de Nat King Cole c’était en Belgique, au Festival de Middelheim à Anvers en 2009. Ce fut un magnifique moment pour moi en tant que musicien. Il y avait environ 4000 personnes dans cette tente et voir 4000 têtes qui devenaient d’un coup 2000 têtes parce que les gens se rapprochaient comme des amoureux… Je n’avais jamais vu cela auparavant, vraiment ! Les gens adoraient parce qu’ils connaissaient les chansons, et cela amène plus de gens à écouter votre musique parce qu’ils se disent : « Oh ! Ce gars sait vraiment jouer ! » Alors que quand je joue mes compos, ils ne reconnaissent rien. Avec la musique populaire, ils se disent que si tu peux faire ça, tu dois être bon (rires). Et pourtant, quand je joue les solos, je reste David Murray. Et ça doit être ainsi, je ne peux être quelqu’un d’autre ! C’est bien de penser que c’est grâce à Nat King Cole que les gens m’aiment aujourd’hui !
«Je me suis assis une demi-heure devant la tombe de Ben Webster pour lui parler. Il est un de mes héros.»
Vous avez choisi dans son répertoire des chansons en espagnol. Beaucoup de musiciens disent que c’est important de comprendre les paroles : comprenez-vous l’espagnol ?
D.M. : Je ne parle pas espagnol, je comprends un peu, mais ma femme parle espagnol et c’était important pour moi d’être conscient du sens des paroles quand j’arrange cette musique. On m’a traduit ces chansons, mais je ne peux les comprendre comme un vrai espagnol. Je suis américain et quand j’entends parler français, je comprends mais je ne peux exprimer les mêmes choses de la même façon. Les Espagnols sont très romantiques, il y a beaucoup de morceaux plein d’émotions que j’essaie d’envisager comme des ballades de jazz.
A propos de ballades, que pensez-vous si on vous dit que vous êtes un interprète de ballades comme Ben Webster ou Coleman Hawkins ?
D.M. : Oh merci beaucoup car ces personnes sont mes professeurs quand il s’agit de ballades, surtout Ben Webster. Un jour, je me baladais à Copenhague et je suis passé devant la tombe de Ben Webster. Je me suis assis une demi-heure devant sa tombe pour lui parler, il est un de mes héros.
Et Duke Ellington ?
D.M. : J’aime beaucoup son sax Paul Gonsalves. Si on parle de compositions et d’arrangements en jazz, Duke Ellington est en tête de liste, puis d’autres aussi comme Tadd Dameron, Jimmy Forest,… Vous savez, l’histoire du jazz est courte, pas comme la musique européenne, on revient souvent aux mêmes compositeurs et arrangeurs…
Propos recueillis par Jean-Pierre Goffin à Bruxelles, dans le salon royal de Bozar, le 30 novembre 2010, en dégustant du chocolat belge dont raffole David Murray.
David Murray
Brave New World Trio
Intakt Records