Denis Charolles, Duke & Monk

Denis Charolles, Duke & Monk

Denis Charolles 

Duke & Thelonious : des Musiques à Ouïr

On avait découvert Denis Charolles et sa “batterie rurale”, en compagnie de Michel Debrulle et Michel Massot, au sein de Tous Dehors, la formation du Rouennais Laurent Dehors. Par la suite, avec son compère saxophoniste Christophe Monniot, il a fondé la Campanie des Musiques à Ouïr, un trio revendiquant haut et fort son ancrage “musique populaire” : un premier album en 1999, puis  “Ouïrons-nous” en 2003. Après avoir reçu différents invités, la formation s’est élargie en octet pour le neuvième album, “L’Ouïe neuf”, et voici que sort un dixième opus : “Duke & Thelonious”, la confrontation de deux monstres. Là où d’autres ont une approche compassée et frileuse de la tradition, Charolles présente un travail inventif et ludique : arranger (Prelude To A Kiss ou Créole Rhapsodie comme Little Rootie Tootie), combiner (Evidence/Hornin’in de Monk, Take The A train et Brilliant Corner) ou réécrire (Ce vide né qui introduit Evidence, Coco 18 et Chaos entourant Koko d’Ellington). Un projet qui rassemble connaisseurs de la tradition et amateurs de la modernité.
Propos recueillis par Claude Loxhay

Le public belge t’a découvert au sein de la formation Tous Dehors : quel souvenir gardes-tu de cette période ?

Tous Dehors, à cette époque-là, était fondé dans un esprit très collectif que ce soit au niveau de sa taille comme de ses aventures musicales dans différentes directions. Depuis très longtemps, j’étais très proche de Christophe Monniot, l’alto de Tous Dehors, parce qu’on a énormément joué ensemble : jeunes, on bossait beaucoup dans la cave de mon père. A un moment, on a eu besoin, fin des années 1990, de se détacher de cet esprit collectif et on s’est dit qu’on allait faire la manche et jouer dans les rues. On l’a fait en petite formation, en trio, avec un autre saxophoniste, Cyrille Sergé, Christophe Gastard, Rémi Sciuto, mais jamais avec Laurent. Avec plein de musiciens rouennais comme Alex Tassel qui a fait une belle carrière et d’autres comme Bertrand Couloume. On a joué dans les rues, on a appris plein de choses. Pour Monniot, qui faisait beaucoup de bal au départ, ça ne posait pas de problème de jouer des valses, de les déformer. A cette époque, on écoutait beaucoup Fire Music d’Archie Shepp (un album Impulse sur lequel figurait le titre Malcolm, semper Malcolm, mais aussi Prelude To A Kiss) et, évidemment, nous aimions beaucoup sa version de The Girl of Ipanema. Nous avons décidé de faire notre propre version qui a vachement bien marché dans la rue : elle attirait les gens. Donc, on s’était engagé dans la voie d’une musique populaire, parfois complètement travestie pour voir les réactions qu’elle pouvait susciter chez les gens. Voilà comment est née la Campanie des Musiques à Ouïr.
Au départ, il s’agissait d’un trio, comment es-tu passé à la grande formation ?
Après les premiers albums, on a invité plein de musiciens, on est descendu à Uzeste, chez Bernard Lubat, on s’est mis à se mélanger à plein de gens. On a invité Michel Portal, Vincent Peirani et même Brigitte Fontaine. Par la suite, Christophe s’est lassé de la formule, il a monté le sextet Monio Mania: une musique plus savante, très pensée et composée. Une superbe musique. On a fait pas mal de choses et puis, au bout d’un moment, on m’a proposé de monter une grande formation. A l’époque, je travaillais beaucoup avec le saxophoniste Fred Gastard, déjà dans son trio Journal intime. Donc on a décidé de mélanger le trio de la Campanie, le trio de Journal intime plus Antonin Rayon (p) et Vincent Peirani (acc). On a fondé la Grande Campanie. Moi, je me suis mis à tenter d’écrire pour grande formation. Cela a donné un premier album en octet L’Ouïe Neuf.
Comment as-tu eu l’idée du projet Duke & Thelonious?
C’est, en parte, une commande. Suite à l’album Les Etrangers familiers, spectacle autour de Brassens qui était lui-même une commande et qui avait beaucoup plu, l’équipe du théâtre m’a demandé de proposer un autre projet. Il y avait le répertoire original de la Grande Campanie, nos compositions: ça ne les a pas intéressés. Ils voulaient une “accroche”. Je leur ai dit que la seule accroche possible était de travailler sur de grands noms du jazz qui ont du sens pour nous. J’ai tout de suite pensé à Monk. Mais Monk, ça ne leur parlait pas. J’ai proposé Duke Ellington et Count Basie, là, ils étaient d’accord.  J’ai alors décidé de couper la poire en deux: Ellington et Monk. J’avais évidemment une idée dans la tête: Monk – Ellington, pour moi, c’est une “évidence”. Le disque de Monk en solo jouant Ellington est absolument fabuleux. Et puis, Ellington, pour moi, a ce côté très mélodique, avec un son de grand ensemble qui m’intéressait à essayer de “bricoler”. Et puis, il y a tellement à dire autour de Monk: c’est une source vitale au niveau artistique. Pour moi, Monk évoque une forme de cubisme. C’est un grand artiste. De son Côté, Ellington, c’est aussi une musique de danse: cela faisait un lien avec notre côté “musique populaire à danser”.
Ce projet a demandé un important travail au niveau de l’arrangement…
Oui, un certain travail et je m’y suis collé. Je me suis amusé à en faire une sorte de kaléidoscope, quelque chose de fractal, en essayant, en quelque sorte, de jouer à cache cache entre compositions connues et d’autres moins. Se retrouver avec des choses qu’on reconnaît et d’autres qui nous perdent, réaliser un mélange de ces deux univers musicaux.
Mais aussi un travail d’écriture, comme pour Coco 18 et Chaos qui entourent Koko d’Ellington…
Oui, là, je me suis laissé aller pour Koko d’Ellington. Il y a avait, dans les versions d’Ellington, un son de grand ensemble de jazz, un mât central qui tient toute la voilure mais je ne cherchais pas à reproduire ce côté mais plutôt à reproduire certains défis, avec la mémoire qu’on peut avoir de cette musique-là. Les gens la connaissent. Qu’est-ce que je peux faire avec ce matériau? Je transforme avec les possibilités dont je dispose dans ma façon d’écrire. Je ne suis pas un compositeur à part entière, je “bricole”. Par ailleurs, on passe beaucoup de temps en répétition à tenter de trouver des solutions. La conception de l’album a été tout un travail: il a fallu choisir entre plein de prises.
Dans certains titres en clin d’œil, il y a un côté ludique, comme pour Le rutilant train B du coin de la rue…
Oui, c’est un mix entre Take the A train de Duke et Brilliant Corner de Thelonious. En plus, “le rutilant train B”, je ne sais pas… Comme je travaille autour de formes de math, autour de la littérature et de l’oulipo (Ouvroir de Littérature Potentiel, concept fondé par un mathématicien et Raymond Queneau), cela m’intéresse de jouer, à la fois, sur les mots et les sons. Il y a un jeu à partir de là. Entre Perec, Dada, toute une forme de poésie sonore et de musique.
La dernière plage, Mélodious Ponk, est un emprunt à Claude Barthélemy…
Il est parti d’une ballade de Monk, Monk’s Mood, et il en a fait autre chose. La démarche est la même. Pour moi, Claude Barthélemy est un grand génie de la musique française. C’est un savant, quelqu’un qui sait travailler sur le temps. Sur Mélodious Ponk, il y a une très belle place pour la trompette d’Aymeric Avice. On peut développer toute une histoire dans un solo, des harmonies qui se développent jusqu’à la fin avec un réel “climax”: un classicisme d’écriture jazz qui fonctionne très bien.
Comment as-tu choisi les musiciens ?
Il y a eu une première phase. Au début, j’ai fait peut-être l’erreur d’avoir voulu travailler sur la musique d’origine avec un ensemble de musiciens qui étaient plutôt préparés à un répertoire plus contemporain. Avec la première équipe, Frad Gastard et toute la bande, j’étais en reste, notamment au niveau des phrasés. Je restais sur ma faim. Il n’y a rien à faire: cette musique-là, si tu ne la joues pas avec  des gens qui sont dans ce discours, dans une forme d’articulation post-bop, cela ne fonctionne pas complètement. Pour moi, Dolphy appartient toujours à cette époque ou même David S Ware: tout ce langage est là, même si on va  très loin dans une musique free. Si on n’a pas des musiciens qui ont ce langage, cette forme d’articulation post-bop, on reste sur sa faim. La première équipe ne me satisfaisait pas totalement: on avait monté le répertoire avec l’équipe de la Grande Campanie, de l’album L’Ouïe neuf, et, puis, au bout d’un moment, j’ai fait appel à d’autres musiciens. Aussi pour des raisons de disponibilité. J’ai ainsi fait appel à Gueorgui Kornazov qui est un tromboniste exceptionnel. Pour cette musique, c’est quelqu’un qui est capable, avec son trombone, de tenir l’orchestre ensemble. Il joue presque le même rôle qu’un batteur de big band et, là, cela me soulage. Plus Aymeric Avice, à la trompette, qui est pareil. Des musiciens comme les saxophonistes/clarinettistes Hugues Mayot, Matthieu Metzger, Raphaël Quenehen ou Julien Eil. Tous ces gens-là possèdent tellement ce langage que cette musique prend de l’épaisseur. On dispose d’une belle palette sonore: flûte, clarinette, clarinette basse, sopranino, soprano, alto, ténor et baryton
A côté de la contrebasse de Thibault Cellier, certains pourraient s’étonner de trouver un accordéon dans un tel répertoire…
Evidemment, ce n’était pas possible de mettre un piano au milieu de tout cela. Il n’était pas question de chercher “le” pianiste qui allait jouer Ellington et Monk. Il fallait un instrument harmonique et l’accordéon est un instrument que je connais très bien, qui évolue beaucoup. On découvre énormément de choses avec Christophe Girard, un accordéoniste qui développe des choses très personnelles, très originales, qui s’harmonisent avec la musique contemporaine. C’est quelqu’un qui possède un très beau langage, un beau phrasé: il est dans le souci permanent de la question. On est toujours surpris quand il joue.
Y a-t-il des engagements prévus ?
Oui, le 2 avril au Théâtre Thénardier de Montreuil. En avril, on joue aussi dans un gros festival à Annecy, le Lac in Blue Festival. Et, le 15 juin, on sera à Paris pour Jazz aux Arènes. On a aussi des options pour l’été et l’automne. J’aimerais beaucoup jouer en Belgique, par exemple au Gaume Jazz où, avec Michel Debrulle et Michel Massot, on s’était produit au sein de Tous Dehors de Laurent: un excellent souvenir puisque, dans la foulée, on avait été engagé pour Jazz à Liège l’année suivante.